CHAPITRE
XVI
LE CAPITAINE DE
CHAMP
Le risque est parfois la meilleure manière de préserver ses chances de survie. N’hésite donc pas à te remettre dans les mains des ancêtres qui te guident sur le chemin de la destinée. N’aie aucun scrupule à éliminer les hommes qui se dressent devant toi, qu’ils soient tes pires ennemis ou tes meilleurs amis. N’oublie pas que tous les coups sont permis, surtout les coups bas. Laisse la grandeur d’âme aux imbéciles et surmonte sans faiblesse l’épreuve qui te fera grandir.
Le Tao de la Survie de grand-maman Li
Les trois hommes pénétrèrent dans le camp désert. À l’horizon, la grisaille avait absorbé l’infanterie et la cavalerie de Hal Garbett.
« J’ai faim, gronda Timûr.
— Nous trouverons certainement de quoi nous restaurer là-dedans », souffla Kamtay.
Ils s’étaient cachés dans les rochers qui bordaient la palissade en attendant que l’armée de Hal Garbett quitte le camp. La pluie n’avait pas cessé de tomber et leurs vêtements détrempés pesaient des tonnes.
« Qu’est-ce que nous sommes venus faire dans cette galère ? avait soupiré Timûr à plusieurs reprises.
— Seuls les ancêtres le savent », répondait invariablement Wang.
Les soldats du défendeur américain s’étaient visiblement tenus prêts à reprendre le combat dès la fin du temps mort, puisque moins de dix minutes s’étaient écoulées entre le hurlement de la sirène et le départ des légions. Wang et ses deux compagnons avaient encore patienté un quart d’heure avant de sortir de leur cachette et de s’aventurer dans le camp. Comme la porte n’avait pas été refermée et que le pont-levis, jeté en travers du fossé, n’avait pas été relevé, les trois hommes s’étaient introduits sans difficulté à l’intérieur de l’enceinte, un carré de deux cents mètres de côté. À leur grande surprise, ils n’avaient croisé aucun adversaire entre les tentes dont les couleurs des toiles, blanches, vertes et rouges, indiquaient probablement le rang de leurs occupants.
Des relents d’embrocation flânaient dans l’air humide. Ils parcoururent l’allée centrale sur toute sa longueur, explorèrent quelques-unes des innombrables allées transversales. Ils apercevaient, par l’entrebâillement des tentures d’entrée, les couchettes alignées, les couvertures pliées, les tenues de rechange parfaitement rangées. Hal Garbett ne tolérait visiblement aucun désordre de la part de ses hommes. Le sens de la discipline du défendeur américain ne se limitait pas au champ de bataille, il s’étendait à tous les domaines de l’existence, comme s’il exploitait chaque occasion pour renforcer la cohésion de ses troupes. Des odeurs de crottin montaient des écuries, de longs chapiteaux dressés contre la palissade qui abritaient également le fourrage. Le contraste était frappant avec l’oppidum gaulois, où régnaient l’improvisation, l’approximation, le désordre.
Du camp, on distinguait la barrière électromagnétique qui entourait l’île et dont le grésillement, qu’il décelait sous le crépitement de la pluie, rappelait à Wang le murmure musical du REM sur les bords de la Nysa. Saisi de rage, il dégaina son épée et fendit une tente de haut en bas. Grand-maman Li avait voulu lui éviter de devenir l’exécuteur d’un parrain mongol de Grand-Wroclaw, mais les ancêtres – ou le destin, ou le karma cher à Lhassa – l’avaient condamné à figurer dans un conflit bien plus absurde que les guerres entre les clans sino-russes de Silésie.
« Des vivres ! » s’exclama Timûr.
Par l’incision de la toile apparaissaient en effet des réserves de nourriture, des caisses de bois, des bocaux, des jarres, des sacs posés sur des étagères. Ils discernèrent des silhouettes humaines dont les voyants frontaux brillaient dans la pénombre. L’Iranien brandit sa hache et le Laotien dégaina à son tour son épée.
« Du calme, señores, nous sommes des Indios, fit une voix aigrelette. Nous sommes chargés de préparer la nourriture pour les hombres du señor Garbett… Protégés par l’immunité… »
Ils levèrent les bras en signe de neutralité et sortirent un à un de la tente, dont l’armature de bois, consolidée par des cordes, oscillait dans un concert de grincements. C’étaient des Sudams à la peau cuivrée, aux cheveux lisses et aux yeux bridés qui leur donnaient un air de parenté avec les Asiatiques. Dans leur regard se lisaient à la fois la peur, la colère et la curiosité. Leur voyant frontal tirait sur le jaune orangé et la pluie plaquait sur leur corps leurs vêtements, des toges blanches ornées de liserés pourpres ou dorés.
Timûr reposa sa hache sur son épaule et pénétra d’un pas décidé dans la construction de toile. Il se dirigea vers la rangée de récipients métalliques alignés sur une table, saisit un pain rond qu’il ouvrit en deux et à l’intérieur duquel il glissa des tranches de viande froide. Wang et Kamtay l’imitèrent après avoir inspecté les environs du regard et s’être assurés qu’aucun soldat ennemi ne traînait dans les parages. Ils piochèrent des légumes, des morceaux de poulet, des olives dans les différents bacs, burent de l’eau sucrée à même des cruches de terre, trouvèrent même un thermos de café – appartenant aux administratifs immun, sans doute, car ni le café ni la matière plastique n’étaient contemporains de la période gallo-romaine. Le breuvage bouillant et amer leur soutira des larmes mais il s’associa à la nourriture pour les réchauffer, leur redonner un peu de cette énergie dont ils avaient besoin pour lutter contre le froid, la fatigue, le découragement.
Un grondement domina le crépitement de la pluie sur les toiles et enfla rapidement. Les immuns poussèrent des cris qui s’apparentaient aux clameurs du public dans les salles enfumées de sumo-no des quartiers nord de Grand-Wroclaw. Wang empoigna sa lance et se précipita dans l’allée. Il aperçut les silhouettes de quatre cavaliers qui franchissaient le pont-levis au grand galop. Leurs capes bleues flottaient au-dessus de leurs casques comme des oriflammes. Leurs dalmatiques métalliques, les ornements de bronze de leur bouclier, les pointes de leurs lances accrochaient de fugaces éclats de lumière. Les sabots de leurs montures soulevaient des gerbes de terre et d’eau.
Les immuns se reculèrent tout en battant des mains et en exhortant les cavaliers. Il leur était formellement interdit de participer aux combats mais aucun règlement ne leur interdisait de soutenir leurs compatriotes de la voix et du geste.
Timûr et Kamtay rejoignirent Wang au centre de l’allée. L’Iranien continuait de mâcher le morceau de viande qu’il avait enfourné dans sa bouche. Des lueurs colériques embrasaient ses yeux noirs. Il tapotait d’un geste impatient le manche de sa hache. L’heure était venue de libérer la frustration accumulée au long des heures qui avaient précédé le temps mort.
Les cavaliers se déployèrent sur toute la largeur de l’allée centrale et fondirent sur les trois hommes. Kamtay voulut se jeter dans un passage transversal, mais Wang le retint par la manche de sa tunique.
«Pas encore, dit-il rapidement. Restons groupés. Les chevaux se gêneront mutuellement. »
Le Laotien acquiesça d’un hochement de tête puis, imitant le Chinois et l’Iranien, pointa sa lance vers l’avant. Comme l’avait prévu Wang, les chevaux durent ralentir l’allure lorsqu’ils approchèrent de leurs cibles. D’une part, leurs cavaliers ne pouvaient pas frapper de front, d’autre part, les hasts tendus des intrus formaient une barrière intimidante. L’un continua de progresser droit devant lui, les trois autres changèrent de direction, s’engouffrèrent dans les allées transversales, disparurent derrière les rangées de tentes. Les roulements des sabots provinrent de plusieurs endroits à la fois, comme répercutés par un écho multiple.
« Dos à dos ! » cria Wang.
Il se retourna et resta collé contre Kamtay. Timûr effectua un quart de tour sur lui-même et s’adossa aux deux autres. Surveillant ainsi toutes les directions à la fois, ils repérèrent les ombres furtives des chevaux qui filaient entre les tentes.
Le cavalier qui était resté dans l’allée centrale opéra la jonction le premier. Désaxé, en équilibre précaire sur le flanc de sa monture, il tendit sa lance et visa le petit groupe.
« Maintenant ! » hurla Kamtay.
Les trois hommes se séparèrent tout à coup, plongèrent vers l’avant, roulèrent sur la terre gorgée d’eau de l’allée. Le fer effilé siffla à quelques centimètres de la tête de Wang. Il entrevit, pendant son roulé-boulé, l’abdomen et les cuisses puissantes du cheval, les sandales à lanières du cavalier, le fourreau doré du glaive qui battait le flanc rebondi de l’animal. Il se rétablit sur ses jambes un peu plus loin, pivota sur lui-même, évalua la situation en une fraction de seconde. Kamtay, déjà relevé, faisait face à un autre adversaire qui avait surgi de l’intérieur d’une tente. Plus lourd, encore allongé sur le sol, Timûr fixait l’ombre menaçante qui se profilait une dizaine de mètres plus loin dans une allée transversale.
Une sensation aiguë de danger alerta Wang, qui tourna la tête et vit un cavalier s’approcher dans son dos, le glaive levé. Un homme à la peau aussi noire que les Africains de la GNI, mais dont les cheveux, dépassant du casque, étaient d’une couleur rousse insolite. Des flocons de bave s’échappaient de la bouche entrouverte du cheval à la robe baie parsemée de taches blanches.
Wang le laissa approcher, puis, au dernier moment, alors que l’autre abattait son glaive, il se recula d’un bond tout en plaçant son bouclier au-dessus de sa tête. La lame heurta le bronze dans un crissement prolongé. Le choc lui endolorit le bras jusqu’à l’épaule et le déséquilibra. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Il tomba à la renverse mais la toile d’une tente proche amortit sa chute. Sa lance lui échappa des mains, glissa sur l’herbe mouillée. Le cheval s’arrêta quelques mètres plus loin. Le cavalier lui laboura les flancs à coups de talon pour le contraindre à exécuter une demi-volte.
Wang se dépêtra comme il le put des cordes qui rivaient le bas de la toile aux piquets de sol. Le cheval fut sur lui avant qu’il n’ait eu le temps de dégainer son épée. De nouveau, le glaive du Noir s’abattit comme un éclair scintillant. Acculé contre la tente, Wang plongea délibérément dans les membres de l’animal, qui eut le réflexe de ruer pour l’esquiver. Le cavalier évita la chute en s’arc-boutant sur les étriers. À l’évidence, les hommes du défendeur américain maîtrisaient beaucoup mieux l’équitation que les Sino-Russes de Frédric Alexandre, d’autant qu’ils avaient l’usage de la selle et de l’étrivière.
Wang dégaina son épée mais attendit avant de se relever. Du coin de l’œil, il surveillait les évolutions du cheval. Il s’efforça de rester immobile, bien que son instinct de survie lui criât de prendre ses jambes à son cou. Comme dans les ruelles de Grand-Wroclaw, la patience était la meilleure des alliées. Il lui fallait impérativement rompre l’ordre invisible qui faisait de l’autre le chasseur et de lui le gibier. Le roulement des sabots sur la terre résonnait avec une force effrayante dans sa poitrine. Il prit conscience de la précipitation de son souffle. Une respiration de chien assoiffé, aurait ironisé grand-maman Li. Il inspira profondément, bloqua l’air dans son bas-ventre. Un grand calme l’envahit, dissipa les vestiges de sa peur. Il aperçut le poitrail luisant du cheval, la silhouette du cavalier presque couché sur son flanc rebondi. La suite des opérations se déroula à une vitesse telle qu’il s’en remit entièrement à son instinct. Il se retourna comme un chat, leva son épée et, avant que son adversaire n’ait eu le temps d’abaisser son bras, lui enfonça la pointe de la lame au travers de la poitrine, dans la région du cœur. Le Romain hoqueta, lâcha son glaive qui se ficha dans la terre meuble. Les mailles pourtant serrées de sa dalmatique se brisèrent comme des brindilles et le fer aiguisé plongea avec avidité dans la chair offerte. Wang agrippa fermement la poignée de son arme pour la retirer du corps du cavalier avant d’être lui-même emporté par l’élan du cheval. Vidé de sa selle, le Sudam resta accroché par un étrier et fut traîné sur une dizaine de mètres avant de percuter de plein fouet un mât de soutènement.
Wang se releva, encore étourdi par l’extrême tension de l’affrontement. Il perçut derrière lui des ahanements, des vociférations, des cliquetis. Il traversa une tente, renversa au passage une couchette, déboucha sur l’allée centrale où Timûr maintenait deux cavaliers à distance en effectuant de grands moulinets de sa hache. Un peu en retrait, Kamtay était aux prises avec le quatrième adversaire, qui tournait autour de lui comme une vache sauvage de Poméranie autour de la cape d’un dresseur.
Les immuns, regroupés sur la gauche, tentèrent d’avertir les Romains qu’un Gaulois venait prêter main-forte aux siens, mais le tumulte empêchait leurs compatriotes de les entendre. Ils concentraient toute leur attention sur ce colosse dont la hache, prise de démence, frôlait dangereusement les naseaux de leurs montures. Plusieurs tentes avaient été renversées, comme soufflées par un ouragan. Le vent s’acharnait sur les toiles empêtrées dans les cordes. Wang mit à profit le peu d’attention que lui accordaient les deux Sudams pour les contourner et se rapprocher dans leur dos. Lorsque l’un d’eux, saisi d’une brusque prémonition, se retourna, ce fut pour voir un démon jaune déguisé en Gaulois se ruer sur lui avec la rapidité d’un félin et lui entailler la cuisse du tranchant de son épée. Le coup fut assené avec une telle puissance que la lame se ficha dans le fémur. L’homme tenta de riposter mais la douleur l’empêcha de lever sa lance. Affolé, il lâcha son arme, son bouclier, et para au plus pressé en jugulant l’hémorragie de ses deux mains. Éclaboussé de sang, Wang mit immédiatement à profit ce réflexe pour lui abattre de toutes ses forces le plat de l’épée sur le crâne. Le casque du Sudam vola en éclats et un craquement sinistre monta de son pariétal. Il resta un petit moment en équilibre sur sa selle avant de basculer sur le côté et de tomber comme une masse sur le sol, où il continua de se vider de son sang dans un borborygme prolongé.
Timûr pouvait dorénavant se concentrer sur son dernier adversaire. Esquivant les coups de lance avec une souplesse et une promptitude étonnantes pour un homme de son gabarit, il acculait peu à peu le cavalier contre une tente pour l’empêcher de manœuvrer. L’homme avait la peau foncée, presque noire, mais des cheveux lisses et des traits semblables à ceux des Blancs. Il utilisait une partie de son énergie à maîtriser sa monture qui renâclait, se cabrait, poussait des hennissements effrayés. Timûr exploita l’équilibre approximatif de son adversaire pour agripper le manche de sa lance et le tirer vers lui. Le cheval partit au triple galop mais la hache de l’Iranien fondit comme un oiseau de proie sur le Sudam. Fendu du front jusqu’au menton, il fut arraché de la selle et projeté sur une toile qui s’effondra sous son poids et le recouvrit comme un linceul.
Essoufflé, Timûr prit le temps de lancer un regard reconnaissant à Wang avant de se préoccuper du sort de Kamtay Phoumapang. Mais il n’y avait pas de souci à se faire pour le Laotien qui revenait vers eux avec un large sourire. Le quatrième cavalier gisait dans une mare de sang, cloué au sol par la pointe métallique qui lui avait transpercé la gorge. Son cheval broutait l’herbe détrempée quelques mètres en retrait.
Comme la pluie persistante les empêchait de l’incendier, les trois hommes décidèrent de raser les mille tentes et les écuries du camp romain. Les hommes de Hal Garbett n’auraient ainsi aucun endroit où se restaurer, où se reposer. À la question de Kamtay qui s’était demandé si le Comité des jeux tolérait ce genre de pratique, Wang avait répondu qu’à sa connaissance, la destruction des bases n’entrait pas dans la liste des pratiques interdites. Ils relièrent donc les selles des quatre chevaux, par des cordes tressées et, bien qu’ils n’eussent aucune expérience de l’équitation – seul Timûr se vanta d’avoir participé à des courses de chameaux dans son Iran natal – se juchèrent sur les selles. Ils lancèrent leurs montures au trot puis, lorsqu’ils estimèrent suffisantes leurs compétences hippiques, au galop. Les cordes tendues fauchèrent les tentes comme des épis de blé. Les chevaux ruèrent, les désarçonnèrent à maintes reprises, mais ils remontèrent en selle et les contraignirent à piétiner les toiles, les cordes, les couchettes, les couvertures, les vêtements de rechange, les réserves de nourriture – non sans avoir pris la précaution de mettre de côté une quantité de vivres correspondant à deux ou trois jours d’autonomie. Cette tâche leur prit plusieurs heures, sous les regards atterrés des immuns massés près de la porte d’entrée. Lorsqu’ils en eurent terminé, il ne restait du cantonnement qu’un terrain vague, un champ de labour jonché d’objets à demi enfouis dans la boue.
Un sifflement prolongé tombant des nues les informa qu’un PC volant traversait le ciel. Ils levèrent la tête, aperçurent la forme ronde et grise d’un appareil stabilisé au-dessus du camp.
Hal Garbett venait-il se rendre compte des dégâts ? Était-il à ce point persuadé de sa victoire qu’il n’avait pas cru nécessaire de protéger son camp ? Était-ce Alexandre qui s’assurait que les quartiers de son rival américain étaient désormais inutilisables ?
« Fichons le camp ! cria Kamtay. Nous avons été repérés. »
Ils tranchèrent les cordes attachées aux selles et se dirigèrent au trot vers la porte de la palissade.
« Le problème est que nous serons repérés où que nous allions », lança Wang.
Couverts de boue et de sang, ils s’étaient réfugiés dans la forêt, autant pour se mettre à l’abri de la pluie que pour éviter les mauvaises rencontres. Les chevaux broutaient paisiblement l’herbe grasse et les feuillages des arbres. Les gouttes tombaient sous le couvert avec parcimonie, frappaient comme des balles les larges feuilles des plantes. Assis sur un rocher, Timûr grignotait un morceau de pain. Le sagum de Kamtay s’ornait d’une déchirure qui s’agrandissait à chaque rafale. Les ailes du casque de Wang, gorgées d’eau, s’étaient affaissées de chaque côté de sa tête. Des douleurs vives montaient de ses cuisses et de ses fesses irritées par le cuir rigide de la selle.
« Ce putain de voyant frontal ! renchérit Timûr. Il permet aux stratèges de nous suivre à la trace.
— Nous ne pouvons pas lutter contre la technologie des Occidentaux, soupira Kamtay.
— Les Jeux ont été créés pour les Occidentaux, pas pour les immigrés, intervint Wang. Ils contrôlent chaque… »
Il s’interrompit, traversé par l’étrange sensation qu’une voix s’élevait à l’intérieur de lui. Un imperceptible chuchotement, qui ressemblait à une pensée étrangère. Il crut d’abord qu’il était victime d’une illusion mentale, d’un accès de fatigue, ou qu’il souffrait d’un trouble sensoriel. Il secoua la tête pour reprendre empire sur lui-même. Cette impression de dédoublement avait peut-être un rapport avec le voyant frontal, avec l’appareil qu’on lui avait greffé dans le cerveau.
Kamtay lui jeta un regard interrogateur.
« Tu ne te sens pas bien ? »
Wang s’assit sur un rocher et lui fit signe qu’il avait besoin d’un peu de temps pour se ressaisir. Il ne parvenait pas à faire cesser le murmure qui résonnait en continu à l’intérieur de son crâne. C’était comme si un démon farceur des légendes chinoises de grand-maman Li avait pris possession de son âme. Il était peut-être en train de perdre définitivement la raison. Plus étrange encore, il lui semblait que la voix lui parlait du voyant frontal, de la manière de rompre l’invisible lien qui le reliait aux PC des stratèges…
« Tu es tout pâle… » lança Timûr qui avait interrompu sa mastication pour le fixer d’un air inquiet.
«Nouer deux épaisseurs de tissu sur le front… L’étoffe doublée atténuera le rayonnement du voyant frontal… Les capteurs des PC ne pourront plus le localiser… »
Wang observa la forêt alentour mais ne distingua aucune silhouette entre les troncs droits des hêtres et des chênes. Qui donc lui parlait de la sorte ? Grand-maman Li avait-elle trouvé le moyen de lui dispenser ses conseils depuis la maison familiale de Grand-Wroclaw ? Les ancêtres étaient-ils descendus du monde des âmes pour hanter son esprit ? N’était-il pas la proie d’un délire fiévreux provoqué par la froidure humide de cette île maudite ?
«Deux épaisseurs de tissu sur le front… L’étoffe doublée atténue le rayonnement du voyant frontal… Les capteurs des PC ne pourront plus le localiser… »
Il avait beau tenter d’oublier cette pensée étrangère, de la chasser hors de son crâne comme un insecte parasite, elle s’imposait peu à peu avec la force de l’évidence.
« Deux bouts de tissu pour neutraliser une technologie aussi sophistiquée ? »
Il avait prononcé ces mots sans même s’en
rendre compte, répondant oralement aux suggestions du chuchotement
intérieur comme il l’eût fait avec un interlocuteur de
chair.
« Quels bouts de tissu ? » s’enquit
Kamtay.
Le Laotien et l’Iranien commençaient à douter de la santé mentale de leur jeune compagnon dont les traits hâves, les yeux exorbités, la bouche crispée semblaient être les signes avant-coureurs d’un accès de démence.
Wang résista encore pendant quelques minutes aux conseils de cette voix surgie de nulle part puis, dans l’espoir qu’elle s’interromprait lorsqu’il aurait obtempéré, il se releva, retira son casque, dégaina son glaive, incisa son sagum, préleva deux bandes de tissu qu’il entoura l’une sur l’autre autour de sa tête et qu’il noua sur son occiput.
« Ça va comme ça ? » hurla-t-il avec une telle force que les chevaux, inquiets, suspendirent leur broutement.
Timûr et Kamtay se levèrent à leur tour et s’approchèrent de leur compagnon avec circonspection. Ses gestes saccadés, son turban sommaire, cet accès de colère, cette manière de s’adresser aux arbres comme à des êtres humains, tout dénotait en lui la folie, jusqu’aux cheveux dressés sur sa tête et aux filets de salive qui s’écoulaient des commissures de ses lèvres.
Le chuchotement s’estompa et Wang se sentit en accord avec son mystérieux correspondant, en accord avec grand-maman Li, en accord avec les ancêtres, en accord avec l’âme de Zhao, en accord avec lui-même. Il eut alors la certitude que ce bandeau grossier, dérisoire, l’isolait des capteurs des PC, qu’il était désormais une ombre indétectable, insaisissable, sur le champ de bataille, qu’il pouvait renverser le cours d’une guerre bien mal engagée. Il échappait à la vigilance des deux stratèges, il devenait le germe de chaos voulu par Frédric Alexandre, la part d’inconnu dans un monde contrôlé. Il avait enfin trouvé un petit coin d’intimité, un refuge secret. Jamais il n’avait éprouvé un tel sentiment de liberté, une telle exaltation. Il se tourna vers Timûr et Kamtay, le visage éclairé d’un large sourire.
« Faites comme moi ! »
Les deux hommes se consultèrent du regard.
« Tu veux que nous parlions aux arbres, que nous roulions des yeux de caméléon, que nous nous battions contre notre manteau ? » siffla Kamtay.
Wang éclata de rire.
« Seulement que vous couvriez votre voyant frontal d’un double bandeau de tissu.
— Pourquoi ? Ça l’empêchera de briller ?
— Le bandeau diminuera son rayonnement et empêchera les capteurs des PC de nous repérer. »
Kamtay s’approcha du Chinois et le dévisagea d’un air inquisiteur.
« Comment est-ce que tu sais ça ?
— Je le sais, c’est tout, répondit Wang.
— Je pense, moi, que tu es devenu dingue ! » fit le Laotien.
Des rigoles dégoulinaient des cheveux noirs et raides qui dépassaient de son casque.
« Rien ne vous oblige à me croire, rétorqua calmement Wang. Et même si nous nous sommes promis de rester groupés quoi qu’il arrive, rien ne vous oblige à me suivre…
— Même hystérique, nous ne te lâcherons pas… Oû comptes-tu aller ? »
Wang tendit le bras vers l’étendue verte et plane qui se devinait entre les troncs et les frondaisons.
« Rendre une petite visite à nos amis romains sur le champ de bataille… »
Delphane perdit subitement le contact avec le jeune Sino-Russe dont elle avait suivi les évolutions dans le camp de Hal Garbett, le combat contre les cavaliers revenus sur leurs pas, la démolition des tentes romaines, la fuite dans la forêt proche… Elle se demandait si cette péripétie avait été voulue par Frédric ou bien, hypothèse plus vraisemblable, si c’étaient les trois soldats eux-mêmes qui avaient pris l’initiative de saccager la base adverse. Elle avait battu le rappel de ses souvenirs mais n’avait trouvé aucun autre exemple de destruction systématique d’un cantonnement dans l’histoire des Jeux uchroniques. Le règlement du COJU n’interdisait pas aux stratèges de raser les quartiers, mais les concurrents répugnaient en général à recourir à un procédé qui passait, à tort ou à raison, pour dégradant (et qui se différenciait de la conquête d’une place forte, considérée comme un acte stratégique noble). Bien qu’il privilégiât l’efficacité au détriment de l’esthétique, Hal Garbett lui-même n’avait jamais utilisé ce genre de méthode pour triompher de ses neuf adversaires successifs. Il n’avait pas jugé nécessaire de laisser des gardes à l’intérieur du camp parce qu’il n’avait pas cru son rival, ce jeune Frenchy timide et respectueux de l’éthique, capable d’une telle bassesse. Il n’avait probablement pas eu tort, mais les trois soldats de Frédric livrés à eux-mêmes – les officiers du challengeur n’avaient-ils donc aucun contrôle sur leurs hommes ? — en avaient décidé autrement.
Delphane pressentait que cet épisode, pourtant mineur en regard de l’avantage considérable obtenu par le défendeur au cours de ces premières heures de combat, marquait un tournant décisif dans le déroulement des Jeux.
Elle plongeait à chaque instant dans des vertiges sensoriels dont elle revenait haletante, hébétée, trempée de sueur. Le duel entre le jeune Chinois et le cavalier romain lui avait procuré des sensations inouïes. Allongée sur la terre humide et froide, elle avait sensoré la puissance du cheval au galop, la silhouette du cavalier couché sur le flanc palpitant, le glaive qui se levait… Un liquide chaud avait coulé entre ses cuisses. La perception avait été si forte qu’elle avait libéré quelques gouttes d’urine. Elle s’était retournée en même temps que le soldat de Frédric, elle avait levé son épée… Le choc du fer crissant sur les côtes l’avait couverte de frissons, l’odeur du sang lui avait fouetté les narines…
C’est avec ce jeune Sino-Russe qu’elle avait connu les émotions les plus fortes. De lui émanait une énergie animale qui agissait comme un pôle d’attraction, comme un aimant. Pourtant, elle devinait en lui des blessures qui trahissaient une grande vulnérabilité et le rendaient attachant. Bien qu’il se tînt à l’écart de la bataille en ligne qui opposait les Romains et les Gaulois devant l’oppidum, elle avait l’intuition que le combat s’articulait autour de lui.
Perico Suarez Axcotal s’effaçait de sa mémoire.
Elle s’était aventurée sur d’autres canaux, mais elle était bien vite revenue au canal 5367 – la SF 1 proposait six mille combinaisons aux télésensoreurs, un record dans l’histoire des télésens – sur lequel elle était arrivée par hasard et dont elle avait aussitôt mémorisé le code. Ce jeune Chinois faisait-il partie de ces immigrés susceptibles de servir la cause sensolibertaire ? Elle ne savait pas si elle pensait elle-même ou si elle continuait de recevoir des suggestions subliminales de la ruche.
Elle était sortie du sensor pendant le premier temps mort demandé par Frédric. Elle s’était dirigée vers la salle de bains afin de prendre une douche. Elle avait croisé son père dans le couloir. Au regard trouble dont il l’avait enveloppée, elle s’était rendu compte qu’elle avait oublié de se rhabiller. Elle s’était effacée pour lui laisser le passage mais, planté devant la porte, il avait engagé la conversation, s’était plaint de cette chiffe molle de Frédric Alexandre qui allait lui faire perdre une petite fortune s’il continuait à s’exposer sans réagir aux coups de Hal Garbett.
« Ton petit chéri n’a rien dans le… À propos, est-ce que tu as eu des… relations naturelles avec lui ? »
Le regard était devenu insistant, brûlant.
« Ça ne te regarde pas ! avait-elle répliqué d’un ton sec.
— S’il reste indifférent devant un corps comme le tien, c’est qu’il est sexuellement mort, comme la plupart des Occidentaux… »
Ses mains s’étaient égarées sur les épaules et la poitrine de sa fille, qui s’était débattue, lui avait échappé et s’était enfermée, tremblante, dans la salle de bains. La douche ne l’avait pas seulement rafraîchie, elle l’avait lavée de ce contact odieux. Enveloppée dans un peignoir, elle s’était rendue dans la cuisine, où Martale préparait des en-cas.
« Nous allons suivre la fin des Jeux au Stadium, s’était rengorgée sa belle-mère. Ton père a eu deux invitations de la part de sa banque. Une chance ! »
Delphane s’était plantée devant la baie vitrée et avait contemplé le ciel où régnait un soleil radieux. Le 1er mars n’avait pas seulement marqué le coup d’envoi des JU, mais également le retour de l’été. Les rues et les places de Toulouse, habituellement animées en fin d’après-midi, étaient désertes. La France entière s’était enfermée dans les sensors, dans les gymnases, dans les stadoramas, dans tous ces endroits où on pouvait se nourrir de sensations fortes. La présence d’un challengeur français avait ranimé le chauvinisme d’un peuple qui se désintéressait habituellement de l’art stratégique. Quelques heures avant l’ouverture officielle des cent sixièmes Jeux uchroniques, un reportage SF 1 avait montré les membres du gouvernement, le président Freux, le conseiller principal Blachon et les conseillers d’Etat rassemblés devant les sensors du palais de l’Élysée ornés de drapeaux tricolores. Le président Freux avait prononcé une allocution vibrante où il avait lié le destin de Frédric Alexandre à la gloire de la France, cette grande nation qui avait sauvé la civilisation occidentale des périls sino-russe et islamique.
Delphane pianota sur son clavier pour tenter de se connecter au jeune Chinois, mais ce dernier demeura introuvable. Elle se demanda si le télésens national n’avait pas eu les canaux plus gros que le ventre, si la multiplication des circuits ne provoquait pas des interférences et des interruptions partielles. À moins encore que les trois soldats de Frédric ne soient tombés dans une embuscade et n’aient été tués avec une telle soudaineté que leur mort avait échappé aux capteurs de la SF 1. Cette perspective l’emplit d’une grande déception, non parce qu’elle avait manqué leur agonie mais parce qu’à ses yeux les Jeux perdraient une grande partie de leur intérêt sans la présence de ce Sino-Russe auquel elle s’était attachée comme à un complice de destin.
Surmontant son dépit, elle pressa la touche 1 du clavier et fut projetée dans la cabine du PC volant de Frédric. Elle ressentit instantanément le désespoir du challengeur qui contemplait les témoins lumineux jaunes et bleus agglutinés en un point de la carte de l’île. Elle vit les chiffres scintillants du compteur de vies défiler à une vitesse alarmante sur un écran de contrôle du tableau de bord. Cinq mille cinq cents, cinq mille trois cents, cinq mille cent, quatre mille neuf cent cinquante…
Les lèvres de Frédric restaient closes. Qu’attendait-il pour donner des ordres à son capitaine de champ et tenter de redresser la situation ? Les points bleus formaient une ligne continue qui se refermait peu à peu sur les points jaunes dispersés. Un grand espace sombre s’étendait derrière le front, semblable à une friche cyber des tournois préliminaires. L’oppidum sans doute. Elle distinguait à l’intérieur du cantonnement gaulois des lumières jaunes, des soldats qui s’étaient réfugiés dans leurs quartiers, des déserteurs, des lâches. Elle comprit tout à coup les raisons de l’inertie de Frédric : il ne pouvait plus communiquer avec son armée parce que les hommes de Hal Garbett avaient localisé et éliminé son capitaine de champ.
Fébrile, elle pressa la touche 2.
Les télésens avaient attendu que les stratèges fussent complètement isolés du monde extérieur pour ouvrir les canaux des capitaines de champ. Cette précaution, rendue obligatoire par un point de règlement du COJU, visait à empêcher les télésensoreurs de fournir des indications à leur favori sur l’identité du capitaine adverse.
Un grand froid envahit Delphane. Le canal 2 n’était qu’un tunnel sombre et glacial. Le couloir de la mort. Le grand Noir qu’avait choisi Frédric pour recevoir et diffuser ses instructions avait cessé de vivre. Elle partagea probablement son effroi avec quarante millions de télésensoreurs français. L’armée du challengeur français était désormais livrée à elle-même, comme un navire sans gouvernail. Hal Garbett était sur le point de remporter sa dixième victoire consécutive. Frédric Alexandre n’aurait tenu qu’un seul jour face au défendeur américain. La mode romaine envahirait bientôt l’Occident.
Une voix soufflait à Delphane que ce résultat n’arrangeait pas les affaires du réseau sensolibertaire. Elle aurait été incapable d’expliquer les raisons de ce pressentiment, mais elle persistait à penser que les ruches souhaitaient la victoire du challengeur. Elle chercha des motifs d’espérer en passant d’un canal à l’autre. Elle sensora diverses scènes qui allaient toutes dans le sens d’une défaite de Frédric Alexandre : partout les Gaulois, fantassins ou cavaliers, cédaient du terrain, rompaient sous les assauts méthodiques des légionnaires. Les hommes pataugeaient dans la boue et le sang. La nuit tombait peu à peu sur l’île noyée de pluie.
Wang, Timûr et Kamtay s’approchèrent du petit groupe qui se tenait légèrement en retrait des légions. Des fantassins formaient une muraille autour d’un homme vêtu d’un uniforme de simple légionnaire et qui, de temps à autre, faisait des signes très brefs et très précis de la main à l’attention de cavaliers disséminés de part et d’autre du front. La nuit tombante n’empêchait pas ces derniers de distinguer ses mouvements et de les reproduire à l’adresse des centurions ou des officiers de cavalerie. Les Romains de Hal Garbett communiquaient par gestes, un système beaucoup plus rapide et discret que celui des messagers. Il ne leur fallait pas une minute pour transmettre à l’ensemble de l’armée les ordres venus du PC de leur stratège.
Hurlements, ahanements, gémissements, hennissements, cliquetis, roulements de sabots…
On se battait sur toute la largeur de la plaine qui s’étendait devant le rempart de l’oppidum. Aux positions respectives des deux armées, Wang devinait que la promptitude des Romains avait pris de court les Gaulois à l’issue du premier temps mort. Désorganisés, les soldats de Frédric Alexandre se battaient avec l’énergie du désespoir mais, inférieurs en nombre, cernés par les troupes ennemies qui déferlaient en vagues alternées d’infanterie et de cavalerie, ils refluaient inexorablement vers l’oppidum. Wang déduisit de leur incohérence que Kareem J. Abdull n’était plus là pour leur transmettre les ordres. Le feu de la colère l’embrasa mais il se contint pour ne pas enfoncer son glaive dans la première gorge sudam à sa portée. Il ne devait commettre aucun acte qui révélerait son stratagème. L’uniforme qu’il avait récupéré sur un cadavre dans le camp romain donnait parfaitement le change, malgré la bande de tissu qui lui enserrait la tête et l’empêchait de nouer les lacets de sa mentonnière. Ses deux compagnons de la section spéciale n’avaient pas non plus été découverts, bien que Timûr n’eût pas trouvé d’uniforme à sa taille et qu’il se fût contenté de s’enrouler dans une cape bleue. Ils avaient profité de la confusion pour intégrer l’armée romaine et avaient mis deux heures pour repérer le petit groupe qui protégeait le capitaine de champ de Hal Garbett.
Des cohortes romaines s’étaient déployées sur les collines environnantes où elles se servaient de troncs d’arbres abattus pour se jucher sur le faîte du rempart. Si les défenseurs parvenaient à se réfugier à l’intérieur de l’enceinte fortifiée, ils se heurteraient aux légionnaires qui investissaient la place et qui exploiteraient leur fatigue et leur découragement pour les achever.
La volonté animait Hal Garbett d’en finir avant la nuit, d’écraser son rival en moins d’une journée. Une détermination qui n’était peut-être pas seulement le fait d’une rivalité exacerbée par les querelles linguistiques et nationales, mais qui était dictée par les circonstances, par la perte irrémédiable de son cantonnement et de ses vivres. Wang descendit de cheval et se rapprocha des fantassins qui protégeaient le capitaine de champ. Timûr et Kamtay l’imitèrent. Ils avaient finalement décidé de faire confiance à ce Chinois qui semblait habité par les dieux (ou par les démons, mais cela, ils le sauraient après, lorsqu’ils auraient survécu à ce coup de folie ou qu’ils auraient rejoint le monde des esprits). Résolus à calquer tous leurs mouvements sur les siens, ils avaient noué les deux bandes de tissu superposées autour de leur tête.
Wang se plaça derrière le dernier soldat de la garde rapprochée. La pluie persistante et la semi-obscurité du crépuscule gommaient les différences entre son uniforme de cavalier et les uniformes des fantassins. Il suivit pendant quelques instants les déplacements du petit groupe. Il distinguait nettement les mouvements des lèvres du capitaine de champ, un homme à la peau claire, aux yeux d’un bleu délavé et dont le voyant brillait juste en dessous de la bande frontale de son casque. Il lançait d’incessants regards autour de lui, levait la main à hauteur du visage, tournait la paume vers le haut ou vers son visage, écartait les doigts, fermait le poing, pointait l’index… Les cavaliers postés à une dizaine de mètres dressaient à leur tour le bras et reproduisaient les mêmes signes à l’intention des centurions, qui se tournaient régulièrement vers cette ligne de sémaphores, ordonnaient à leurs hommes de serrer leurs rangs, de se reculer vers la gauche, de se replier, de s’écarter brusquement pour laisser le passage à un groupe de cavaliers venus de l’arrière…
Les lumières de leur cabine, se répandant par les hublots, par les planchers transparents, nimbaient d’un halo diffus les deux PC qui survolaient le front.
Le moment propice s’offrit à Wang lorsqu’un cheval, échappant au contrôle de son cavalier, se dirigea au grand galop vers le petit groupe et provoqua un début d’affolement. Il dégaina son glaive, se rapprocha du fantassin qu’il suivait, lui passa le fer entre les omoplates. Il repoussa de l’épaule le corps inerte qui s’effondrait sur lui, glissa adroitement son arme dans son fourreau, attendit que le groupe se reforme pour prendre la place de l’homme qu’il avait éliminé. La substitution s’était effectuée en moins de dix secondes. Nul ne prêta attention au cadavre qui gisait dans l’herbe détrempée de la plaine. Wang vit que Kamtay avait également réussi à s’intégrer aux gardes du corps. Les étranges bandeaux et les uniformes des deux intrus n’éveillèrent aucune suspicion. Timûr, resté en arrière, surveillait les environs.
Il suffisait désormais à Wang de tendre le bras pour toucher le capitaine de champ. Il l’entendait marmonner des phrases dans un langage qu’il ne connaissait pas, un mélange d’espagnol et d’américain sans doute. De près, ses rides profondes et sa peau parcheminée trahissaient un âge avancé, que Wang estima entre cinquante et soixante ans.
Kamtay lui lança un regard interrogateur. Ils n’auraient qu’une poignée de secondes pour prendre la fuite, mais la pluie persistante, la nuit tombante et la confusion qui régnait sur la plaine leur offraient une petite chance de se sortir indemnes de ce guêpier.
Le Chinois empoigna le manche de son arme. À cet instant, le capitaine de champ de Hal Garbett se tourna vers lui et le dévisagea d’un air soupçonneux. Des lueurs de compréhension s’allumèrent dans ses yeux bleus. Il poussa un glapissement et se recula d’un pas. Les légionnaires pivotèrent sur eux-mêmes, comprirent qu’un importun sino-russe s’était glissé dans leurs rangs et tirèrent leur glaive.