CHAPITRE X
L’ÎLE DES PINS
Les JU de 2178 restent dans toutes les mémoires comme les plus acharnés, les plus indécis de tous les temps. Le thème, la guerre des tranchées de 1914-1918, se prêtait en principe à une stratégie attentiste, figée, mais les deux adversaires, Horst Grossmuller, le défendeur allemand, et Ignacio Ferences, le challengeur des Caraïbes, décidèrent de lancer leurs colonnes à l’assaut des tranchées ennemies. Ces tentatives, pleines de fureur, de panache et de bravoure, occasionnèrent de telles pertes au sein des deux armées qu’il fallut, pour la première fois de l’histoire des JU, arrêter la partie afin de reconstituer les troupes. Ferences finit par l’emporter après avoir sacrifié 18472 de ses soldats et tué 19879 soldats ennemis. Les combats durèrent trente-neuf jours, interruption non comprise, un record que le thème choisi par Hal Garbett, les guerres gallo-romaines des années 50 avant J-C ne semble pas mettre en péril.
Jacquin Legrand, rédacteur en chef de Total Sens
Frédric Alexandre ne parvenait pas à se détendre dans l’atmosphère pourtant paisible du Maracaïbo, le palace qui dominait la grande plage de sable blanc de l’île des Pins. Il avait décidé de passer quelques jours avec Delphane dans les Caraïbes avant de mettre en place sa stratégie et de regagner le camp d’entraînement des Landes. Le bureau français des défis ne voulait pas le laisser partir et il avait été obligé d’en appeler à l’arbitrage du conseiller Blachon pour pouvoir prendre un supersonique à destination de La Havane.
« Croyez-vous que le moment soit bien choisi d’aller visiter les Caraïbes ? » s’était étonné le conseiller, un centenaire dont le dynamisme, la voix nasillarde et la faconde lui avaient valu l’étrange surnom de Roger Rabbit. (Roger était bien son prénom mais on se demandait ce que venait faire ici le mot, anglais rabbit – lapin.) « Je vous rappelle que Hal Garbett lancera son défi dans quarante-huit heures…
— Je préférerais justement échapper à la pression des télésens les trois ou quatre jours qui suivront l’annonce du thème. L’isolement me permettra de réfléchir à tête reposée.
— C’est un argument, évidemment… »
Frédric s’était abstenu de lui dévoiler l’autre raison, la principale, de cette escapade aux Antilles : le moment était venu de tenir sa promesse à Delphane. Il se voyait mal annoncer au bras droit du président Freux qu’il désirait expérimenter l’amour physique avec une jeune Toulousaine avant de préparer son combat contre Hal Garbett. Ce genre de pratique, considérée par la majorité comme rétrograde, n’entrait dans aucun programme d’entraînement stratégique.
Blachon s’était enfermé pendant quelques minutes dans le sensor de Matignon. Il avait probablement consulté le président Freux avant de prendre une décision qui engageait la responsabilité du défi français et, par extension, le prestige de la nation.
« Combien de jours ? avait-il demandé d’un air préoccupé.
— Cinq me suffiront… Je prendrai connaissance de la déclaration de Hal Garbett par un sensorama local et j’élaborerai dans le calme une première ébauche stratégique.
— La suite princière vous est déjà réservée au Maracaïbo de l’île des Pins. Vous n’avez rien contre l’île des Pins ? Un endroit très tranquille, peu fréquenté en cette période de l’année. Elle s’appelait l’île de la Jeunesse à l’époque castriste… Vous prendrez le supersonique de vingt heures à l’aéroport Jean-Mallefoy. Revenez-nous dans votre meilleure forme, disons le 3 novembre. La France entière compte sur vous, mon cher Alexandre. »
La France entière comptait donc sur un stratège qui préférait s’ébattre avec une jeune fille plutôt que de filer au camp des Landes et se mettre au travail dès que Hal Garbett aurait publiquement révélé le thème des Jeux. Delphane l’avait rejoint par un subterraneus à l’aéroport Jean-Mallefoy, situé entre Chartres et Orléans, et ils s’étaient envolés tous les deux pour Cuba. Trois heures plus tard, ils avaient pris l’aérotrain de La Havane qui les avait déposés à Cienfuegos, dans la baie des Cochons, où ils avaient sauté dans un glisseur en partance pour l’île des Pins. Des touristes et des Cubains avaient reconnu Frédric, à qui les télésens occidentaux avaient consacré de nombreuses émissions. Ils l’avaient entouré comme une nuée de mouches bourdonnantes et il avait dû répondre à des questions désolantes de stupidité.
L’hôtel était en revanche très calme. Frédric et Delphane étaient pratiquement les seuls résidents de l’immense bâtiment au style néo-moderne, formes sobres, dominance du verre et du métal avec des touches bariolées pour respecter le style local, jardin tropical aux fleurs rares, piscine aussi large qu’un stadorama, armée de serviteurs chargés de devancer les moindres désirs de leurs clients… Frédric en était arrivé à se demander si le conseiller Blachon n’avait pas prié le gérant du Maracaïbo de vider l’hôtel de tous ses occupants et de le réserver au seul usage du challengeur français.
On les avait installés dans la suite princière, un appartement de plus de quatre cents mètres carrés équipé d’un sensor dans chaque pièce, décoré de tentures et de tapis précieux, parsemé de fontaines murales dont les murmures composaient, avec le chant des oiseaux et le bruissement des arbres bercés par la brise, un fond musical enchanteur.
Dans l’attente de la déclaration de Hal Garbett, Frédric s’était montré nerveux, irritable, et il n’avait prêté qu’une attention distraite à sa compagne, qui, de son côté, n’avait pas osé lui rappeler l’objet de leur fugue amoureuse dans ces Caraïbes « ensorcelantes et sensuelles », selon les propres termes du gérant du Maracaïbo. Ils s’étaient donc chacun de leur côté enfermés dans un sensor et s’étaient connectés sur des programmes locaux dépourvus d’intérêt, des fictions sensitives qui racontaient les histoires de dieux venus d’Afrique, des promenades touristico-gastronomiques dans les îles environnantes, des reportages sur l’ancien folklore local.
Au bout de quelques heures de plongée dans les couleurs, les odeurs, les saveurs et les sonorités autochtones, ils s’étaient reliés l’un à l’autre par l’intermédiaire des canaux de correspondance et avaient échangé leurs émotions, leurs sensations. Ils auraient été incapables de dire combien de temps ils s’étaient immergés dans cette union cérébrale, mais lorsqu’ils étaient sortis des sensors pour regagner leur chambre à coucher, les premières lueurs du jour éteignaient déjà les étoiles dans le ciel. Ils s’étaient allongés côte à côte sur le lit, terrifiés par cette proximité physique. Chacun avait attendu que l’autre prenne l’initiative, manifeste son désir, accomplisse les gestes nécessaires. Ils avaient fini par s’endormir aussi pétrifiés que des gisants.
Une sonnerie musicale les avait réveillés une heure plus tard et la voix du réceptionniste avait retenti par un haut-parleur intégré dans la cloison de bois parfumé.
« Il sera bientôt huit heures, madame, monsieur. Sept heures à New York. Le défendeur americano, le señor Hal Garbett, va faire sa déclaration dans quelques minutes. »
Frédric s’était levé d’un bond et, sans un regard pour Delphane, s’était rué dans le sensor de la chambre. Hal Garbett lui avait paru encore plus déterminé, plus féroce que dans les innombrables reportages qui lui avaient été consacrés. Les paroles de l’Américain, ce préambule sur le droit de chaque homme à parler sa langue maternelle, avaient confirmé les prédictions du président Freux sur une offensive imminente des anglophones à l’ONO. Le thème, les guerres gallo-romaines des années 50 avant Jésus-Christ, n’avait produit aucun effet immédiat sur Frédric. Des tableaux animés lui avaient effleuré l’esprit, une légion romaine en marche, des cavaliers gaulois, des oppidums, un aigle, des licteurs, des drapeaux, des casques ailés… Des images gravées dans sa mémoire par les sensoramas de ses cours d’histoire antique… Choc des glaives et des lances sur les boucliers… Des corps à corps, très peu d’armes de jet, à moins que le COJU n’autorise les catapultes…
L’expression de Hal Garbett, qui affichait déjà un sourire de vainqueur, l’avait en revanche marqué au fer rouge. Le défendeur avait pris sur lui un avantage psychologique indéniable. La manière qu’il avait eu d’opposer la froideur destructrice de Rome au romantisme guerrier des nations gauloises proclamait sa férocité, sa volonté d’écraser son adversaire. Le commentateur américain – les Caraïbes étant plus proches des Etats-Unis que de la France, la Holysens occupait la totalité des canaux nationaux – avait hurlé son enthousiasme dans un français farci d’argot new-yorkais.
« Bienvenue dans le monde antique, mister Alexandre ! Good luck au coq gaulois contre l’aigle romain… Waouh ! What a crazy world ! De super combats en perspective, du sang, de la sueur et des larmes comme s’il en pleuvait… Yeeaaah, man… Le petit cochon français finira-t-il dans la gueule du grand méchant loup ? »
Incapable de supporter plus longtemps ce verbiage assourdissant, Frédric avait arraché les capteurs de sa peau, était sorti du sensor et s’était rendu sur la terrasse de la suite. Les coudes posés sur la balustrade, il avait contemplé la longue plage de sable blanc, les bungalows des villages de vacances disséminés dans les palmiers, la mer d’un vert émeraude teinté de rose par le soleil levant. L’île des Pins s’étirait avec sa paresse habituelle sous la caresse du jour naissant, indolente, indifférente en apparence à la déclaration de Hal Garbett.
Frédric avait pensé à son père, qui composait certainement le code de son sensor portable pour lui faire part de ses premières réactions – sans aucune chance de le joindre, car il avait laissé son portable à Paris –, à sa mère, probablement persuadée que son fils unique renverserait le cours de l’histoire, au président Freux, à ces hommes et ces femmes qui plaçaient tous leurs espoirs en lui.
Delphane était venue le rejoindre une demi-heure plus tard, alors que le soleil enluminait la surface frissonnante de la mer des Antilles. Elle n’avait pas osé lui parler, elle-même pétrifiée par la détermination du défendeur américain. En cet instant, elle ne regrettait pas d’avoir renoncé à sa carrière de stratège. Elle n’aurait pas aimé se retrouver en face de cet horrible Yankee dont le regard seul aurait suffi à la foudroyer. Elle n’exaucerait jamais le souhait de son père, elle ne serait jamais la première femme vainqueur des Jeux. Une semaine plus tôt, elle avait subi une opération chirurgicale destinée à reboucher définitivement ses canaux temporaux. Son père ne lui en avait pas soufflé mot mais, après lui avoir passé son index sur les tempes, il s’était brusquement détourné, avait quitté la pièce et n’avait plus reparu dans l’appartement pendant trois jours.
Depuis l’allocution de Hal Garbett, Frédric tournait dans la suite comme un fauve en cage. Il avait perdu l’appétit, le sommeil, se montrait d’une humeur maussade, refusait d’accompagner Delphane à la plage ou à la piscine. Il passait des heures entières dans les sensors à la recherche d’informations sur les guerres gallo-romaines. Il s’introduisait dans les banques de données historiques, visionnait les sensoramas tirés de la Guerre des Gaules, l’ouvrage de Jules César, consultait livres, vidéos, films et conférences relatifs aux batailles qui avaient opposé les tribus fédérées par Vercingétorix et les légions du grand général romain. Il s’intéressait surtout à la stratégie et à la psychologie de César, persuadé que Hal Garbett s’en inspirerait, consciemment ou non : rigueur, discipline, solidarité, vitesse de déplacement, utilisation rationnelle de la cavalerie, le plus souvent constituée de mercenaires germains. Rome savait également préparer le terrain, intriguer, transformer certains opposants en alliés, couper les irréductibles de tout soutien extérieur (Hal Garbett chercherait peut-être à soudoyer des officiers, des soldats du défi français ; il conviendrait de vérifier l’identité et les relations des hommes et des femmes appelés à fréquenter le camp des Landes, traiteurs, armuriers, costumiers, reporteurs télésens). Reines de l’organisation, les légions se montraient redoutables dans l’établissement d’un siège. Il valait mieux pour l’adversaire éviter de se laisser enfermer dans une enceinte fortifiée, comme Vercingétorix en Alésia.
Frédric ne savait pas encore quel type de terrain, quel type de temps seraient retenus, quelle proportion de cavaliers et de fantassins serait décidée à l’issue des réunions du COJU, mais il se doutait que tout serait mis en œuvre pour favoriser Hal Garbett, d’une part parce qu’il était américain, et donc avantagé par la majorité anglophone du Comité, d’autre part parce qu’il s’était naturellement placé dans le cours de l’histoire en choisissant l’aigle romain et qu’on facilitait la tâche du concurrent, défendeur ou challengeur, qui se proposait de conforter la civilisation occidentale dans ses fondements. Au cours des cent cinq Jeux précédents, seuls six stratèges avaient réussi l’uchronie, avaient triomphé avec des armées autrefois vaincues, avaient modifié rétroactivement le cours de l’histoire. Les Sudistes de la guerre civile américaine du XIXesiècle avaient ainsi pris leur revanche sur les Nordistes par l’entremise d’un challengeur allemand en 2134, une victoire qui avait provoqué de sérieuses perturbations aux Etats-Unis. Des activistes réactionnaires avaient organisé, dans les rues de Washington DC, des manifestations gigantesques au cours desquelles avaient été détruits le mémorial Lincoln et tous les symboles de la politique abolitionniste du Nord. En 2170, sous la conduite éclairée d’un défendeur anglais du nom de Tommy D. Jackson, les Saxons avaient repoussé l’invasion normande de Guillaume le Conquérant et l’Angleterre avait célébré cette victoire comme une revanche, une de plus, sur l’ennemi ancestral d’outre-Manche. Les victoires uchroniques rouvraient des blessures anciennes dans la conscience collective des peuples, comme si les défaites, les rancœurs, les humiliations vieilles parfois de plus de dix siècles ne s’étaient jamais cicatrisées.
Une victoire de Frédric sur Hal Garbett serait la septième uchronie depuis la création des JU. Une uchronie hautement symbolique, puisqu’elle marquerait la débâcle de l’aigle romain, de l’aigle américain, de l’aigle anglophone, et assurerait un répit aux défenseurs de la cause francophone. Le lien filial qui unissait le français à la langue morte latine révélait toute la perversité du choix de Hal Garbett : il conviait son rival à trancher le cordon matriciel, à combattre les valeurs engendrées par une lente fusion de vingt-deux siècles. Le défendeur américain jouait sur les deux tableaux. Qu’il gagne, et l’Occident retiendrait la symbolique de l’aigle triomphant, qu’il perde – probabilité qu’il devait estimer infinitésimale –, et on dirait que les Français avaient rejeté leur propre langue dans les oubliettes de l’histoire.
Vaincre ne serait pas simple. La rapide inspection qu’avait effectuée Frédric dans le camp des Landes ne l’avait pas rassuré sur la qualité des hommes qui lui étaient proposés. Il rencontrerait des difficultés à retenir dix mille éléments fiables parmi les vingt mille ressortissants de la RPSR et de la GNI : les uns étaient de petite taille, rachitiques, d’autres semblaient souffrir de déficiences génétiques qui en faisaient de piètres exécutants, d’autres encore étaient des repris de justice, des opposants politiques, des individus enclins à l’indiscipline. Trouverait-il son capitaine, l’homme de confiance chargé de répercuter ses ordres sur le champ de bataille ? Il ne dirigeait plus des soldats virtuels, des archétypes préprogrammés, mais des humains, des êtres aux réactions parfois imprévisibles. Hal Garbett avait une grande avance sur lui (dix-huit années) car son équipe n’avait pratiquement pas bougé depuis les Jeux de 2194, date de sa première victoire.
Frédric n’avait plus de temps à perdre. Il lui fallait sans tarder recenser la population du camp des Landes à l’aide des cellules morphopsycho, chercher son capitaine de champ, trouver ses officiers, sélectionner ses soldats. Il se demanda ce qu’il fabriquait dans ce palace désert des Caraïbes alors que le compte à rebours était commencé depuis plusieurs heures. Le conseiller Blachon lui avait donné jusqu’au 3 novembre pour rentrer en France, mais il prit la décision de regagner Paris par le premier supersonique et de rejoindre immédiatement le camp des Landes.
Il explora tout l’appartement à la recherche de Delphane pour lui faire part de sa résolution. Il ne la vit ni au salon, ni sur la terrasse, ni dans la chambre.
L’ascenseur de verre le déposa au rez-de-chaussée où le réceptionniste lui expliqua que la jeune femme s’était absentée deux heures plus tôt pour une visite de Nueva Gerona, la capitale de l’île. Il l’attendit pendant une heure dans le hall, se levant toutes les deux minutes pour essayer de repérer sa fine silhouette dans le parc environnant. Il renonça à partir à sa recherche, n’ayant aucune idée de l’endroit où elle se trouvait. Le décor tropical de l’hôtel, les sièges en rotin, les plantes aux couleurs vives, la fontaine centrale et son bassin de corail rouge, le regard curieux du réceptionniste et des femmes de service, des émigrées mexicaines, lui furent tout à coup insupportables. Il se rendit dans le parc, où la chaleur crépusculaire, pourtant moins écrasante que dans les régions du Sud de la France, le fit suffoquer. Il prit alors conscience qu’il n’avait pas quitté l’hôtel depuis son arrivée sur l’île et qu’habitué à la fraîcheur diffusée par les régulateurs thermiques, il avait fini par oublier qu’il se trouvait sous les tropiques, en principe réputés pour leur climat chaud et humide. Ses vêtements Renaissance, pourpoint à jupe, haut-de-chausse en coton épais, casaque en soie, n’étaient guère adaptés à la moiteur ambiante.
Ses pas le conduisirent au port de plaisance, qui abritait une vingtaine de voiliers et dont le môle en pierres grises s’avançait comme un sabre dans la mer. Il repéra, immobile contre l’embarcadère, le glisseur qui effectuait la liaison régulière avec Cienfuegos. Sa coque souple battait contre les piliers du ponton. Les hommes d’équipage, vêtus d’uniformes blancs, accoudés au bastingage, discutaient dans un mélange d’espagnol, d’anglais et de français qui aurait dressé les cheveux sur la tête des vénérables membres de l’Académie.
Il lança un regard par-dessus son épaule, ne distingua pas Delphane parmi les palmiers et les bougainvilliers du parc de l’hôtel. Le soleil couchant ensanglantait la mer des Antilles. Cette navette était probablement la dernière de la journée et il ne s’imaginait pas attendre dix heures de plus. Il avait l’impression que le peuple français lui reprocherait sa désinvolture, son inconscience s’il passait une nuit supplémentaire sur cette île du bout du monde. Il apercevait le REM sur la droite, ou plutôt il le devinait au brusque changement de couleur à l’horizon, comme si le crépuscule s’écrasait sur la barrière électromagnétique. Le rideau suivait le tropique du Cancer entre l’Europe et l’Amérique du Nord, mais il quittait sa ligne pour englober les Caraïbes avant de remonter par le détroit de Yucatan et de piquer sur San Antonio, la première grande agglomération américaine. L’inclusion des Antilles avait été imposée par les Français pour renforcer la présence francophone et hispanique – les hispanophones étaient plus faciles à convertir au français que les anglophones – dans cette partie de l’Occident. Les Anglo-Américains avaient dû s’incliner en dépit de la méfiance viscérale que leur inspirait Cuba, la plus grande des îles antillaises.
Frédric se dirigea machinalement vers le glisseur. Il avait déjà arrêté sa décision mais la petite voix intérieure qui lui reprochait de s’éclipser sans prévenir Delphane ralentissait ses mouvements. Il tentait de se disculper en se répétant qu’elle saurait bien se débrouiller sans lui, qu’elle comprendrait ses motivations, mais il ne pouvait s’empêcher de s’accabler de reproches. Il était également conscient qu’il sautait sur ce prétexte pour échapper à une expérience qui exhumait des peurs enfouies dans les profondeurs de son inconscient. Plus tard, après les JU, il aurait l’esprit libre et pourrait se consacrer entièrement à l’aventure de l’amour physique, il surmonterait l’appréhension que suscitait en lui le toucher.
Perdu dans ses pensées, il s’engagea sur la passerelle du glisseur. Les membres de l’équipage le reconnurent, l’apostrophèrent, l’assurèrent bruyamment de leur soutien. Cuba appartenait à l’Occident mais, depuis le vingtième siècle, ses habitants ne perdaient pas une occasion de manifester leur ressentiment à l’encontre des Américains.
« Vous rentrez en France, señor ? » demanda le capitaine.
Frédric acquiesça d’un hochement de tête.
« L’île des Pins ne vous plaît pas, señor ?
— Le défi est lancé. Je n’ai plus de temps à perdre…
— Vous avez raison, señor. Il faut mettre tous les atouts de votre côté pour battre cet Americano estúpido ! Dônde esta la niña… la jeune fille qui vous accompagne ?
— Elle… elle reste jusqu’à la fin du séjour. Pensez-vous que nous avons une chance d’attraper le dernier supersonique pour Paris ?»
L’officier consulta le terminal horaire enroulé autour de son poignet.
« Difficile si nous passons par la baie des Cochons. Possible si nous coupons par San Antonio de los Banos. Embarquez, señor, nous allons pousser le San José au maximum de ses possibilités.
— Je ne voudrais pas vous attirer des ennuis… »
Le capitaine éclata d’un rire tonitruant.
« Nous vous sommes entièrement dévoués, señor. Nous sommes trop heureux de rendre service au futur adversaire de ce puerco de Hal Garbett… »
Le glisseur s’ébranla deux minutes à peine après que son unique passager se fut installé dans le compartiment, comme s’il n’avait attendu que ce moment pour quitter son mouillage. Par la baie vitrée, Frédric vit s’éloigner le Maracaïbo, palais de verre et de métal enfoui dans son somptueux écrin de verdure. Il flotta un long moment entre deux sentiments, le remords de trahir la jeune femme avec laquelle il avait prévu de passer quelques jours d’intimité, la ferveur que soulevait en lui la perspective des JU. Il était enfin entré en Jeux, selon l’expression de Michaül Trondelier, le dernier vainqueur français (2148, thème : conquête de l’Ouest américain, guerres indiennes, uchronie réussie). La nuit tombait rapidement sur les tropiques.
Quelques étoiles s’allumaient déjà dans le ciel assombri.
♦
Delphane ressentait nettement une présence derrière elle. Elle n’avait pas repris la navette routière après avoir visité Nueva Gerona – aucun intérêt, une ville conçue pour le tourisme, dépourvue de personnalité –, elle s’était aventurée sur un chemin de randonnée qui traversait la forêt tropicale – dépouillée, selon un écran d’affichage mobile, de sa faune la plus dangereuse, serpents, araignées, crapauds venimeux… Elle avait pensé déboucher tôt ou tard sur la plage et regagner l’hôtel à pied mais, comme le sentier n’aboutissait nulle part, elle avait décidé de revenir sur ses pas. Elle n’avait pas choisi les bons embranchements sans doute, puisqu’elle s’était définitivement perdue. Elle s’était retrouvée devant une cascade féerique qui tombait d’un épais rideau de végétation. Couverte de sueur, elle s’était baignée dans l’eau fraîche du bassin qu’avait creusé la chute. Elle avait ensuite passé son jupon cerclé et sa robe directement sur sa peau mouillée. Elle trouvait inconfortables les vêtements Renaissance et elle attendait avec impatience le prochain changement de mode. Après les Jeux, elle porterait une tunique longue et simple ou une palla drapée autour du corps, plus légères l’une et l’autre que cette vertugade et cette robe empesées. Elle avait exploré les archives de l’histoire du costume dans les sensors de l’hôtel – comme beaucoup de femmes, sans doute, depuis la déclaration de Hal Garbett – et s’était familiarisée avec les habitudes vestimentaires, les coiffures et les parures de l’antiquité gallo-romaine, elle s’était davantage intéressée à la mode romaine qu’à la mode gauloise, marquant une nette prédilection pour la palla et la stola, les deux pièces principales de l’habillement des Romaines, en comparaison desquelles les tuniques, les robes frangées et les manteaux à capuche des Gauloises paraissaient grossiers, inélégants. Elle avait combattu énergiquement cette préférence, qu’elle assimilait à une trahison envers Frédric. La pensée l’avait effleurée que Hal Garbett avait choisi d’incarner Rome pour mettre toutes les femmes de son côté et créer une opposition inconsciente au challengeur français. Certains physiciens affirmaient que les pensées avaient un impact réel sur l’environnement, a fortiori lorsqu’elles étaient collectives.
Elle n’avait pas retrouvé sa route après sa baignade dans l’eau de la cascade. Elle avait eu l’impression d’errer dans le cœur d’un dédale inextricable, d’affronter un univers hostile. Elle n’avait certes rencontré que des animaux inoffensifs, des oiseaux chamarrés, des papillons aux couleurs éclatantes, de minuscules rongeurs au pelage gris, mais une sombre inquiétude l’avait peu à peu envahie, qui s’était transformée en panique lorsque le soleil avait amorcé son déclin.
Les formes s’estompaient dans la nuit naissante. Les arbres prenaient des allures fantomatiques et les innombrables soupirs végétaux se muaient en bruits alarmants. Delphane suivait un sentier dont les bords se resserraient, dont la terre disparaissait sous les herbes folles. Bien que l’île fût en principe délivrée du fléau des moustiques, il lui semblait que des dizaines de dards se plantaient dans sa peau au travers des étoffes. Elle transpirait en abondance. Elle regrettait d’avoir quitté son univers familier et rassurant de Toulouse, elle exécrait la mode Renaissance, elle en voulait à Frédric de se désintéresser d’elle, elle maudissait l’Occident et ses stupides Jeux uchroniques.
Elle eut une sensation de présence dans son dos, se retourna, ne distingua rien d’autre que les formes frémissantes des arbres et des buissons. Elle resta un moment figée, glacée d’effroi, incapable de remettre de l’ordre dans ses pensées. Elle mourrait probablement de peur si la nuit tombait avant qu’elle n’ait eu le temps de regagner l’hôtel. Que fabriquait donc Frédric en cet instant ? S’était-il lancé à sa recherche ? Était-il toujours enfermé dans un sensor ? Ils s’étaient isolés sur cette île pour se découvrir mutuellement, mais cette intimité avait obtenu le résultat inverse de l’effet escompté, puisqu’elle les avait effrayés, éloignés l’un de l’autre. Elle doutait maintenant de revêtir une quelconque importance à ses yeux, une idée qui l’emplissait de tristesse et de colère.
« Vous vous êtes perdue, señorita ? »
La voix avait surgi dans son dos. Elle sursauta, se retourna, découvrit une silhouette claire à quelques pas d’elle. Un homme vêtu d’une chemise et d’un pantalon blancs. Mince, presque maigre. Visage osseux encadré d’une barbe noire rétrograde, chevelure brune et ondulée, yeux fendus où luisaient des braises vives. Il ressemblait à un Américain du Sud, Mexicain ou Péruvien, mais il ne portait pas le voyant frontal, le signe distinctif des immigrés. Un large sourire dévoilait ses dents fortes et blanches, des dents de carnassier. Elle recula instinctivement de trois pas lorsqu’il s’avança vers elle.
« N’ayez crainte, señorita, je ne vous ferai aucun mal… »
En elle s’ancra la certitude qu’il ne se dressait pas sur son chemin par hasard.
« Je vous ai suivie depuis votre départ du Maracaïbo, poursuivit-il. Nueva Gerona ne présente aucun intérêt, n’est-ce pas ? Elle a perdu son âme lorsque les promoteurs européens ont décidé de transformer cette île en réserve touristique.
— Que me voulez-vous ? » demanda-t-elle d’une voix vibrante de frayeur contenue.
Il la détailla un long moment avec une expression égrillarde qui la fit rougir jusqu’à la racine des cheveux.
« Frédric Alexandre ne mesure pas sa chance… » murmurat-il avec une pointe de regret dans la voix.
Elle crut pendant quelques secondes qu’il allait se jeter sur elle, lui arracher ses vêtements, la violer sur l’herbe de ce sentier. Elle aurait aimé que Frédric prenne ce genre d’initiative dans la chambre de la suite princière mais là, dans le cœur de cette forêt du bout du monde cernée par l’obscurité naissante, elle n’était plus qu’une petite fille paralysée par la terreur.
« Je suis Perico Suarez Axcotal, responsable du mouvement universaliste pour les Grandes Antilles. Pardonnez-moi de vous aborder de façon aussi cavalière, señorita, mais je voulais m’assurer de notre tranquillité pour tenir notre petite conversation. »
Elle se détendit légèrement, prit une profonde inspiration.
« Quelqu’un… quelqu’un pourrait se cacher dans ces buissons », bredouilla-t-elle.
Il extirpa de la poche de son pantalon un petit appareil noir équipé d’un écran à cristaux liquides. Une carte lumineuse s’y affichait, criblée de points rouges.
« Mon mouchard de poche me préviendrait si le moindre curieux s’approchait à moins de cent mètres. Des techniciens dévoués à notre cause ont détourné un œil-d’Abel de ses fonctions originelles.
— Un œil-d’Abel ?
— Un satellite de surveillance… Vous ne connaissez pas ce vers de Victor Hugo : L’œil était dans la tombe et regardait Cain ! Un de vos grands hommes de lettres pourtant… Vous avez semé vos anges gardiens sans le vouloir.
— Mes anges gardiens ? »
Il éclata de rire. Bien que d’une extrême maigreur, il semblait plus dense, plus présent que Frédric.
« Alexandre se figurait donc que le gouvernement français avait avalé ses mensonges ? Blachon et ses sbires savaient qu’il vous avait donné rendez-vous à l’aéroport Jean-Mallefoy et que ce séjour sur l’île des Pins était une escapade amoureuse.
— Nous avons pourtant utilisé nos codes confidentiels…
— La surveillance satellite… Ce qui est vrai pour le mouvement universaliste l’est également pour les États membres de l’ONO. Les œils-d’Abel leur permettent de visiter n’importe quelle maison. Ils sont équipés de lentilles transmatérielles avec lesquelles ils pourraient même pénétrer à l’intérieur de votre corps.
— Ils sont peut-être en train de nous épier en ce moment… »
Perico Suarez Axcotal hocha la tête avec un petit sourire.
« Je vois que vous n’avez pas perdu tous vos réflexes de stratège, señorita. Mon mouchard de poche se met à sonner dès que les objectifs des satellites sont tournés dans sa direction. Il était hors de question pour le gouvernement français de perdre de vue son challengeur durant ces quelques jours de… repos dans les Antilles. Les agents de Blachon ont investi l’île avant votre arrivée pour faire le vide autour de vous. Mais maintenant qu’Alexandre a pris le chemin du retour…
— Il est… parti ? » bredouilla Delphane.
Ses jambes flageolèrent mais elle trouva en elle les ressources pour ne pas s’effondrer dans l’herbe.
« À l’heure où je vous parle, il s’est embarqué dans le supersonique à destination de Paris. Je ne suis pas devin, je dispose seulement d’un excellent réseau d’informateurs. Vous avez mis fin à votre carrière stratégique pour découvrir d’autres aspects de la vie, mais les priorités d’Alexandre sont différentes des vôtres. L’annonce de Hal Garbett a produit sur lui le même effet que l’odeur du sang sur un grand requin blanc. C’est un véritable stratège, un homme qui se lève, qui se couche, qui mange, qui… qui aime en pensant tactique, plans, mouvements militaires.
— D’où tenez-vous tous ces renseignements sur nous ? Vous utilisez les mêmes méthodes que ceux que vous combattez ? »
Le regard brûlant de Perico Suarez Axcotal l’enveloppa de trouble. L’encre nocturne estompait les reliefs autour d’eux.
« Vous avez eu des contacts avec l’universalisme et…
— J’ai rencontré le responsable de Toulouse à deux reprises, mais je ne me suis jamais engagée de façon formelle dans le mouvement ! coupa Delphane.
— Cette prise de contact témoigne de votre ouverture au monde, de votre potentiel d’empathie. Et si nous sommes parfois obligés de recourir aux mêmes méthodes que l’ONO, c’est parce que nous sommes à l’affût de tout élément susceptible de faire progresser notre cause.
— Vous vous intéressez à moi à cause de mes relations privilégiées avec Frédric, n’est-ce pas ? »
Perico resta silencieux pendant deux bonnes minutes, les yeux fixes, les sourcils froncés. Il se frotta machinalement les lèvres, comme s’il les nettoyait avant de prononcer des paroles importantes.
« Je vais vous poser une question, reprit-il. Selon votre réponse, nous poursuivrons ou nous suspendrons cette entrevue. Je vous demande seulement d’être sincère.
— Posez donc votre question ! fit-elle d’un ton impatient.
— Considérez-vous les habitants de l’AmSud, de la GNI et de la RPSR comme des êtres humains ? »
Prise au dépourvu, elle contempla le ciel criblé d’étoiles, les spectres noirs et agités des arbres, l’échancrure de la chemise de son interlocuteur.
« Évidemment ! lâcha-t-elle entre ses lèvres serrées. Seul le voyant frontal nous différencie des immigrés.
— Trouvez-vous normal qu’ils soient tenus à l’écart de l’Occident par un rideau électromagnétique ? »
Incapable de soutenir le regard de feu du Cubain, elle se détourna et esquissa quelques pas sur le sentier.
« Le REM assure notre protection, avança-t-elle sans conviction, consciente d’employer un argument officiel.
— Le danger représenté par le deuxième monde n’est qu’une pure invention des fondateurs de l’ONO, déclara Perico avec force. Les gouvernements de souveraineté chrétienne ont joué avec cette peur pour expulser les immigrés des pays occidentaux et alimenter le fantasme de la race pure. Rien ne justifie le REM.
— Des guerres se sont pourtant déclarées au XXIesiècle ! objecta Delphane en se retournant avec vivacité. Les blindés sino-russes ont déferlé sur la ligne Oder-Neisse II, les musulmans de la GNI sont montés jusqu’à Saragosse, les pays nordiques ont été détruits par les bombes nucléaires d’Igor Vladeski… Ce sont des réalités historiques et non des fantasmes !
— L’Occident a toujours contrôlé ces guerres, hormis peut-être l’invasion de l’Espagne par les hezbollahs et les Afams. Les satellites lui permettaient de devancer les moindres intentions de ses adversaires ou, mieux encore, de les attirer dans des pièges.
— Les Chinois, les Russes, les musulmans, les Sudams avaient leurs propres satellites…
— En 2050, les Occidentaux ont mis au point un programme spatial baptisé le « Pieu d’Ulysse » et destiné à aveugler les satellites de la RPSR et de la GNI. L’érection du REM n’était pas un réflexe de défense, il relevait d’une volonté délibérée de couper tous les ponts avec le deuxième monde. L’Occident ne s’est pas protégé de cette partie de l’humanité, il a constitué d’inépuisables réserves de main-d’œuvre, de soldats pour ses Jeux, des banques d’organes, d’hormones, de cellules fraîches. Il lui suffit de rouvrir de temps en temps ses portes pour attirer les immigrants dont il a besoin et qu’il contrôle en leur greffant un traceur dans le cerveau.
— Les vagues islamistes et sino-russes nous submergeraient si le REM disparaissait.
— Le mouvement universaliste n’est pas irresponsable, señorita. Il ne propose pas une neutralisation abrupte du rideau, mais une négociation avec les gouvernements du deuxième monde, une réunification progressive. La première étape serait de rétablir les liaisons satellite et de préparer les populations de la RPSR, de la GNI et de l’AmSud à la réconciliation universelle.
— Ils n’ont pas de récepteurs, pas de sensors… Ils n’ont même plus de téléviseurs. »
Perico se rapprocha d’elle. Elle perçut son odeur corporelle, un mélange entêtant de senteurs sucrées, poivrées. Elle se demanda si le mouvement universaliste prônait également le retour au naturalisme, aux pratiques rétrogrades, à la conception biologique.
« Ce sont les services secrets occidentaux qui les ont poussés à se débarrasser de leurs téléphones, de leurs ordinateurs, de leurs téléviseurs. Cela s’est traduit par le jihad musulman contre le diable occidental, par la Nouvelle Révolution culturelle sino-russe, par le Retour au Paradis originel en AmSud. L’Occident s’assurait du contrôle intégral de la communication à l’extérieur de ses frontières. Il lui suffisait ensuite de promulguer les lois de limitation créatrice et d’organiser la chasse aux sensolibertaires pour maîtriser l’ensemble de la cybernétique.
— Mon père prétend que les sensolibs n’ont pas totalement disparu…
— Ce n’est probablement qu’un fantasme, señorita. Le fantasme de la mutation cyber, d’une nouvelle humanité. »
Les lèvres de Delphane s’étirèrent en un sourire ironique.
« Le fantasme de la race pure, le fantasme de la mutation cyber…
— La contradiction n’est qu’apparente ! objecta Perico. L’Occident a été fondé sur la notion de supériorité raciale mais il étouffe à l’intérieur du REM, il éprouve le besoin de s’évader, de se forger de nouveaux mythes.
— Vous n’avez toujours pas répondu à ma première question. Que me voulez-vous exactement ?
— Exploiter vos relations privilégiées avec Alexandre », affirma le Cubain sans hésitation.
Delphane recula d’un pas, comme frappée par la voix de son interlocuteur.
« Comment ? demanda-t-elle dans un souffle.
— En nous servant d’intermédiaire…
— D’espionne ? »
Elle avait expulsé ce mot comme un crachat.
« En vous glissant dans l’entourage d’Alexandre, en nous transmettant les informations que vous y glanerez », poursuivit-il d’un ton équanime.
Elle releva la tête et le fixa d’un air où l’intérêt prenait le pas sur la réprobation.
« Pourquoi trahirais-je Frédric ?
— Qui vous parle de trahison ? Vous n’entraverez pas sa carrière de stratège.
— Il pourrait pâtir de mon appartenance à un mouvement clandestin… »
Il désigna son mouchard de poche d’un mouvement de menton.
« Nous savons prendre nos précautions…
— Et si Frédric perd ?
Nous nous adapterons. Vous pourrez bien sûr rester dans le mouvement universaliste, señorita, mais votre rôle s’en trouvera modifié… »
Les frissons qui parcouraient le corps de Delphane n’étaient plus liés à la peur mais, bien qu’elle refusât encore de l’admettre, à l’excitation, à la fièvre que suscitaient en elle les propositions de Perico. Sa vie tout à coup lui paraissait moins absurde, moins creuse. Elle avait toujours voué une admiration secrète aux missionnaires charismatiques du XXIesiècle, ces hommes et ces femmes qui avaient choisi de partager la vie misérable des peuples du deuxième monde et qui avaient été crucifiés par ceux-là mêmes qu’ils avaient pris en pitié. Néanmoins, elle ressentait encore le besoin d’être convaincue, d’être ensorcelée par la voix grave et musicale de cet homme dont la nuit profonde des tropiques accentuait le mystère.
« Donnez-moi une bonne raison, une seule, d’accepter votre offre… »
Perico la prit par les épaules et la dévisagea avec une gravité, une intensité telles qu’elle chancela.
« Vous trouverez vous-même les motifs de votre engagement, señorita. Il vous suffira de vous enfermer dans un sensor pendant quelques minutes et de vous connecter aux programmes de surveillance satellite du deuxième monde. Lorsque vous aurez visité les taudis de la RPSR et de l’AmSud, lorsque vous aurez assisté à une exécution ou une lapidation dans un village de la GNI, lorsque vous aurez vu dans quelle misère morale, physique et matérielle croupissent quinze ou seize milliards d’hommes, alors vous ne vous poserez plus de questions. »
Une chaleur vive se dégageait des paumes du Cubain, qui se diffusait dans les épaules et la poitrine de Delphane. Elle aurait aimé maintenant qu’il prolongeât son étreinte, qu’il la couvrît de caresses et de baisers, qu’il la couchât sur l’herbe de ce sentier.
Elle ressentit un horrible déchirement lorsqu’il se détacha d’elle et se recula dans les ténèbres, comme effrayé par sa propre audace. Les points lumineux de l’écran de son mouchard de poche éclairaient sa main, la manche ouverte de sa chemise, effleuraient son cou et sa barbe.
« Il faut que je vous quitte, señorita : les objectifs des satellites et les anges gardiens du gouvernement français se rapprochent de nous… Le sentier débouche sur la plage dans trois cents mètres. Il vous faudra ensuite une dizaine de minutes pour regagner l’hôtel. J’espère avoir la chance de vous revoir.
— Une dernière question… Vous… vous m’avez vue me baigner dans l’eau de la cascade ? »
Il glissa le mouchard dans la poche de son pantalon et ne fut plus qu’un spectre gris absorbé par l’obscurité.
« J’ai pris beaucoup de plaisir à contempler votre corps, Delphane. Frédric Alexandre ne connaît pas sa chance…
— Comment vous contacterai-je ?
— Notre responsable de Toulouse vous fixera rendez-vous à votre retour en France. Il vous indiquera la démarche à suivre, les précautions à prendre… »
Delphane interrompit d’un geste de la main les explications embrouillées du gérant de l’hôtel. Des clients américains se pressaient dans le hall et les bagagistes effectuaient d’incessants allers et retours entre l’entrée principale et l’ascenseur de verre.
« Vous garderez la suite princière jusqu’à la fin de votre séjour, señorita, et…
— Qu’on ne me dérange pas jusqu’à demain midi ! »
Elle n’eut pas la patience d’attendre que l’ascenseur se libère. Elle monta au quatrième étage par l’escalier de marbre, entra dans la suite, verrouilla soigneusement la porte, prit une douche rapide puis, sans même prendre le temps de s’essuyer ni de commander un repas, s’enferma dans le grand sensor du salon. Là, elle posa les capteurs sur son ventre et pressa les touches des programmes satellite sur le clavier du tableau de bord.