CHAPITRE V
 LES CHAMBRES À GAZ

Le sommeil est un état dangereux pour l’imprévoyant. Les loups qui rôdent dans la nuit exploitent l’inconscience du dormeur pour le dépouiller, pour le dépecer. Cependant, si tu en déduis que l’adepte du Tao de la Survie doit dormir d’un seul œil, tu commets une erreur : le manque de repos finirait par le conduire à sa perte, car celui qui ne rêve pas perd peu à peu toute énergie, toute vigilance. L’homme prévoyant aura pris soin d’éloigner le danger avant de s’allonger et de fermer les paupières. Les portes verrouillées, les volets clos, la pièce inspectée de fond en comble, la femme ou le compagnon inconnu renvoyé, il pourra enfin plonger sans remords dans la paix du sommeil.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

Un trait lumineux jaillit des hauteurs du REM et percuta le sol gelé à quatre mètres du pare-chocs. Le tir, le troisième en une poignée de secondes, s’était dangereusement rapproché de sa cible.

« Il faut abandonner le camion ! » cria Lhassa.

Wang hocha la tête et freina tout en donnant un coup de volant sur sa gauche pour éviter le cratère noir et fumant foré par le rayon. Il comprenait maintenant pourquoi les néotriades n’avaient pas lancé les autres camions du barrage à ses trousses : elles avaient probablement été échaudées par la destruction de véhicules qui s’étaient aventurés trop près du rideau.

Wang coupa le moteur, récupéra le PM, se rendit à l’arrière du camion, expliqua aux émigrants qu’ils devraient parcourir les derniers mètres par leurs propres moyens. Ils ne protestèrent pas, conscients d’avoir été favorisés par rapport à ceux qui avaient effectué tout le trajet à pied. Ils descendirent, jetèrent au passage un regard inquiet sur l’arme de leur jeune chauffeur à l’air farouche, se fondirent dans la multitude qui se resserrait de nouveau au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de la porte.

Malgré les nuages bas, malgré la neige qui tombait désormais en abondance, le REM se dressait devant eux dans toute sa majesté. Du ciel il n’avait pas seulement la couleur mais, bien qu’il fût vertical, bien qu’il fût délimité en bas par le tapis neigeux et en haut par le manteau nuageux, il donnait la même impression d’infini, d’insondable. Ses émulsions ressemblaient à des insectes photogènes et fourmillants, et son grésillement se transformait en un bourdonnement grave qui évoquait la rumeur d’un gigantesque essaim. D’une cinquantaine de mètres de hauteur – pourquoi si haute ? se demanda Wang, une ouverture de trois mètres aurait largement suffi… —, la porte ne s’embarrassait d’aucun chambranle, d’aucun fronton, d’aucune fioriture. C’était une sorte de tunnel de vide qui s’ouvrait dans l’activité électromagnétique comme les eaux de la mer Rouge s’étaient écartées devant Moïse et le peuple d’Israël (grand-maman Li avait lu les passages les plus spectaculaires de la Bible à son petit-fils dans le but de le familiariser avec la notion de miracle et de lui fournir une explication tout à fait personnelle sur la supériorité technologique de l’Occident). Ses perspectives fuyantes se perdaient dans une pénombre lointaine, un détail qui surprit Wang car il s’était toujours figuré que le REM n’était guère plus épais qu’une vulgaire muraille en pierre.

Lhassa marchait à ses côtés, les yeux craintivement levés sur cette immense bouche d’où semblait s’exhaler le grondement qui s’amplifiait maintenant de manière inquiétante. La plaie de son front avait cessé de saigner, mais le sang séché avait collé quelques-unes de ses mèches sur ses tempes et ses joues. Elle essuyait d’un revers de manche distrait les flocons qui se déposaient furtivement sur ses cils ou ses lèvres. De temps à autre, elle se tournait vers Wang et lui souriait, mais ses traits restaient imprégnés de tristesse. De même, lorsqu’il la regardait, il se sentait envahi d’une étrange nostalgie et des larmes lui venaient aux yeux. La certitude s’enracinait en lui qu’il serait bientôt séparé d’elle, que l’occasion ne se représenterait pas de sitôt de poser la tête sur sa poitrine, de s’abreuver à la source de sa bouche, de se blottir dans la tiédeur de son ventre.

Tout autour d’eux, les visages étaient graves et les échanges se limitaient au strict nécessaire. Les femmes ne prenaient plus le temps de donner le sein aux nourrissons affamés dont les hurlements leur déchiraient les tympans. Les semelles crissaient sur la neige fraîche. L’espoir d’une vie meilleure – ou moins mauvaise – les avait poussés à quitter leur taudis mais l’angoisse leur labourait le ventre au moment de franchir le seuil du paradis promis. Les rumeurs alarmantes, qu’ils avaient oubliées pour braver les mille périls de leur voyage, leur revenaient soudain en mémoire : l’esclavage, les jeux du cirque, les chambres à gaz, les prélèvements biologiques, les zoos humains… Il était certes trop tard pour faire marche arrière mais la peur entravait chacun de leurs mouvements, rendait leurs gestes fébriles, abandonnait dans leur bouche un goùt de fiel. Les familles se regroupaient spontanément, mues par l’instinct grégaire, ce réflexe venu du fond des âges qui resurgissait dès que des êtres humains se trouvaient confrontés à une situation inhabituelle.

Wang et Lhassa avançaient main dans la main, la gorge trop sèche pour prononcer le moindre mot. Leurs doigts s’entrelaçaient avec force, comme si chacun cherchait à imprimer sa marque sur la chair de l’autre. Ils se sentaient de plus en plus minuscules devant cette gueule à la fois effrayante et fascinante. Wang se demanda si cette démesure n’avait pas été voulue par l’Occident pour dissuader les ressortissants de la RPSR de tenter une quelconque action militaire ou terroriste de l’autre côté du REM. La voùte et les parois concaves du tunnel étaient formées d’émulsions électromagnétiques plus denses, comme repoussées et maintenues sur les côtés par un flux d’une densité supérieure.

Comme la plupart de leurs compagnons d’exode, le Chinois et la Tibétaine marquèrent un temps d’hésitation avant de franchir le seuil de la porte. Au pied du rideau, le grondement – ce doux murmure que les habitants de Grand-Wroclaw percevaient au bord de la Nysa les soirs d’été – devenait assourdissant. La chaleur intense qui s’en dégageait faisait fondre la neige sur un rayon de plus de deux cents mètres et révélait une terre boueuse, jonchée de pierres. On s’y enfonçait jusqu’aux chevilles, au point que certains y abandonnèrent une ou deux chaussures.

Sous le REM, le sol, habillé d’un revêtement lisse et souple, restait en revanche parfaitement sec. Une dizaine de mètres à l’intérieur du tunnel, le grondement se transformait en un chuchotement à peine audible, et les myriades de particules en suspension sur les côtés et sur la voùte ressemblaient à des abeilles folles et muettes. Elles diffusaient une lumière bleutée qui maintenait la pénombre à distance.

Wang tourna la tête et embrassa d’un ultime regard le paysage enneigé. Il tenta d’apercevoir l’Erzgebirge, cette barrière montagneuse derrière laquelle s’étendait la Bohême puis, au-delà, la Silésie de son enfance, mais les flocons tiraient sur l’horizon un voile hermétique d’où les émigrants jaillissaient comme des spectres. La tempête ne lui laissait même pas le loisir de se raccrocher à ses souvenirs, de s’apitoyer sur lui-même. Il glissa la main dans sa poche, caressa le petit éléphant, secoua la tête pour chasser la nostalgie qui commençait à le gagner, puis, sur les talons de Lhassa, il s’engagea dans le passage.

Il eut l’impression de pénétrer dans la cathédrale catholique de Grand-Wroclaw, un bâtiment qui avait survécu par miracle le miracle était décidément une spécialité judéo-chrétienne aux différentes guerres qui avaient secoué cette partie du monde entre 1939 et 2089. Même silence feutré, même clair-obscur, même sensation d’oppression, d’écrasement. Le monument gothique et délabré de Grand-Wroclaw était certes moins démesuré que le ventre du REM, mais ils se ressemblaient par le défi qu’ils paraissaient jeter à la face du monde. Ils proclamaient, chacun à leur manière, l’invincibilité du dieu et de la technologie de l’Occident. Les armées d’occupation de l’axe Pékin-Moscou s’étaient brisées sur l’un et l’autre. Ni leurs chars ni leurs avions ni leurs fantassins n’avaient réussi à franchir le rideau, et la cathédrale avait résisté à la volonté des autorités d’éradiquer la religion catholique des provinces de l’Ouest. L’Église clandestine polonaise, très vivace, recrutait même des adeptes dans les communautés asiatiques des bords de la Nysa. Avec le zèle qui caractérise les nouveaux convertis, ces derniers portaient la parole du Christ dans les immenses baraquements bordant les villes historiques. Ils prêchaient l’amour du prochain, un concept incompatible avec les intérêts des néotriades qui, en représailles, les clouaient sur les portes ou les murs des cabanes. Du christianisme, les clans n’avaient retenu que la crucifixion du prophète Jésus, un supplice pratique parce qu’il durait longtemps, qu’il ne coùtait qu’une poignée de clous et que l’agonie des suppliciés décourageait d’autres idéalistes de saper les fondements d’un régime basé sur la terreur et le profit.

Lhassa interrogea du regard Wang qui, d’un geste du bras, lui fit signe de continuer. Ils marchèrent environ trois cents mètres dans un silence de plus en plus pesant, troublé seulement par le claquement des semelles, les froissements des vêtements humidifiés par la neige et les soupirs de fatigue des émigrants. Les parois, distantes d’une cinquantaine de mètres à l’entrée du tunnel, se resserrèrent et le plafond perdit progressivement de la hauteur.

Wang estima qu’ils avaient franchi le REM proprement dit lorsque le passage se transforma en un couloir aux cloisons et à la voùte tapissées d’une matière métallique. Le silence était ici sépulcral, et de nombreux émigrants se retournaient pour jeter un coup d’œil vers le demi-cercle décroissant de l’entrée, d’où fusait un flot de lumière diurne absorbé par la pénombre.

La main de Lhassa s’insinua de nouveau dans celle de Wang. Sans cesser de marcher, il lui entoura les épaules et la pressa contre lui.

Plus loin, des lampes serties dans le métal dispensaient à intervalles réguliers un éclairage brutal, presque aveuglant. Le grondement produit par les pas des émigrants enflait, se répercutait sur les parois du boyau. Quelques-uns, claustrophobes ou incapables de dominer leur épouvante, entreprirent de rebrousser chemin. Comme ils allaient à contre-courant, qu’il leur fallait le double, voire le triple de temps pour parcourir le tunnel en sens inverse, la peur d’arriver trop tard, de se retrouver prisonniers des particules électromagnétiques les rendait nerveux, presque hystériques. Des femmes furent séparées de leur mari, des enfants de leurs parents, et des hurlements se répondirent tout au long de la colonne.

Wang craignit qu’une flambée de panique n’embrase la multitude. Il débloqua le cran de sûreté du PM et se tint prêt à lâcher une rafale à la moindre alerte. Comme ces troupeaux de vaches sauvages que traquaient les chasseurs dans les plaines de Poméranie, les hommes ne s’arrêteraient de courir que lorsqu’ils verraient l’un des leurs rouler sur le sol. Déjà des frémissements agitaient l’immense corps étiré dans le couloir, et les insultes crépitaient comme des braises annonciatrices de l’incendie. Il agrippa Lhassa par la poche de son manteau, la maintint plaquée contre lui. Les hommes et les femmes qui revenaient sur leurs pas les bousculèrent au passage mais ne parvinrent pas à les séparer.

Ils progressèrent ainsi sur une distance que Wang évalua à un kilomètre. Il constata que les intervalles diminuaient entre les lampes, des appliques carrées aux verres opaques, et il en déduisit qu’ils se rapprochaient du but. Ils foulaient maintenant un carrelage blanc qui lui rappela l’hôpital de Grand-Wroclaw, où grand-maman Li avait été admise pour soigner une péritonite. « Hôpital » était d’ailleurs un grand mot pour désigner ce grand bâtiment qui tombait en ruine et n’était guère plus propre que les cabanes des bords de la Nysa. Elle avait dû payer plus de mille yuans, soit la totalité de ses économies, pour s’acquitter des frais occasionnés par l’opération, et, comme les néotriades contrôlaient également la santé publique des provinces de l’Ouest, elle n’avait pas eu d’autre choix que de vider le bas de laine familial patiemment constitué. Aucun chirurgien, aucun médecin en exercice n’omettait de verser sa cotisation aux tontines néo-triadines, qui ne servaient pas à subvenir aux besoins des personnes en difficulté mais à négocier des concessions, des autorisations, des protections. Quant à ceux qui n’avaient pas les moyens de consulter un praticien diplômé d’une quelconque université de la RPSR, ils se soignaient avec les médecines populaires – acupuncture, plantes, minéraux, massages – qui connaissaient un regain de faveur spectaculaire. À la condition d’éviter les charlatans qui pullulaient dans les bas-fonds, ils ne s’en portaient d’ailleurs pas plus mal.

Des hommes s’insultèrent, en vinrent aux mains, mais à aucun moment ces feux larvés ne dégénérèrent en un brasier dévorant.

Ils atteignirent une immense salle nue, carrelée du sol au plafond. Wang comprit d’où venaient les pleurs et les gémissements qu’il avait perçus quelques minutes plus tôt. Les bouches d’entrée de deux couloirs se découpaient sur le mur du fond. Au-dessus de celle de droite, un panneau lumineux portait la mention : « Femmes et enfants mâles de moins de treize ans seulement. » Au-dessus de celle de gauche, un panneau symétrique indiquait : « Hommes de plus de treize ans seulement ».

Des hommes avaient essayé de suivre leur épouse et leurs enfants dans le passage réservé aux femmes, des femmes avaient tenté de s’engager dans le couloir des hommes pour rejoindre leur mari, mais une voix avait aussitôt retenti, annonçant la neutralisation imminente des éléments indisciplinés. Certains avaient passé outre l’avertissement : mal leur en avait pris puisqu’un rayon lumineux avait jailli du plafond et leur avait frappé la gorge ou la poitrine. Troués comme de vulgaires feuilles de papier, ils s’étaient effondrés sur le sol et la vision de leurs cadavres, d’où s’exhalait une suffocante odeur de viande grillée, était désormais la meilleure des dissuasions pour d’autres émigrants tentés par l’insoumission.

Des scènes déchirantes se jouaient dans la salle. D’aucuns retardaient jusqu’à l’extrême limite le moment de la séparation, formaient de petits groupes épars, compacts, sur lesquels venaient s’agglutiner les nouveaux arrivants, d’autres créaient des courants antagonistes au sein de la foule parce qu’ils voulaient une dernière fois contempler les leurs avant qu’un couloir ne les avale, d’autres enfin perdaient patience, se frayaient un chemin à coups d’épaules ou de poings, renversaient des valises, des sacs, des baluchons qui éclataient et répandaient leur contenu par terre, fripes, objets de décoration, conques, boîtes de nourriture, livres anciens, photos jaunies des ancêtres, cartouches de cigarettes…

La tête de Lhassa se nicha avec légèreté sur l’épaule de Wang. Ils demeurèrent un long moment enlacés sans dire un mot, les yeux clos, étreints par l’émotion, isolés de la multitude braillarde par la chaleur qui se dégageait de leurs deux corps. Il sentit couler sur son cou les larmes brûlantes de la Tibétaine et il ne chercha pas à contenir ses propres larmes. Il n’était plus dans Grand-Wroclaw, où toute manifestation de tendresse était considérée comme un aveu de faiblesse, mais au seuil de l’Occident, et il devait se dépouiller de ses vieux réflexes comme de vêtements trop longtemps portés.

Il respira l’odeur et l’haleine de Lhassa. Il se souvint avec une acuité douloureuse de la douceur et de la saveur de sa bouche, de son ventre, de sa peau, et il eut le sentiment déchirant d’être chassé d’un paradis à peine entrevu. Des vagues de sanglots lui soulevaient la poitrine, mais il lui restait encore trop de fierté pour donner le spectacle de sa détresse à ses compagnons d’exil. Lhassa, qui craignait comme lui que ces couloirs ne les séparent à jamais, tremblait de tous ses membres. Il lui saisit le menton entre le pouce et l’index, lui releva doucement la tête, se plongea dans ses yeux noyés de larmes. Il lui adressa un sourire tellement crispé qu’il eut la sensation de grimacer, puis il extirpa le petit éléphant de la poche de son manteau.

« Je te le confie… » murmura-t-il dans un souffle.

Elle manifesta sa réprobation d’un froncement de sourcils.

« Tu n’en as pas le droit ! protesta-t-elle d’une voix vibrante. Ta grand-mère te l’a donné pour le remettre à tes enfants et nous ne sommes pas certains de nous revoir…

— Je n’aurai pas d’enfant avec une autre femme que toi ! »

Après s’être détournée pendant quelques secondes pour masquer son désarroi, elle puisa au plus profond d’elle-même la force de continuer.

« On dit que les Occidentales sont les plus belles femmes du monde, bredouilla-t-elle. Tu en trouveras sûrement une à ton goùt…

— Oû que tu sois je te retrouverai, Lhassa. Je te remets cet éléphant parce que tu fais déjà partie de ma famille. Il te donnera sa force, il te protégera jusqu’à ce que nous soyons réunis. Un jour, tu le poseras sur l’autel de notre maison. Grand-maman Li approuverait mon choix. Prends-le. S’il te plaît. »

Lhassa acquiesça d’un hochement de tête, se haussa sur la pointe des pieds, déposa un baiser furtif sur les lèvres de Wang. Elle referma les doigts sur la statuette, l’enfouit dans la poche de son vêtement, se détacha à regret de lui et, réprimant ses sanglots, recula lentement vers la bouche d’entrée du couloir réservé aux femmes et aux enfants. En lui confiant le symbole de sa lignée, ce jeune Chinois, qu’elle ne connaissait que depuis quatre jours et qu’elle ne reverrait peut-être jamais, lui avait offert le plus merveilleux des cadeaux : l’espérance.

Après que Lhassa eut disparu dans le couloir, Wang demeura pendant plusieurs minutes incapable de penser, d’esquisser le moindre geste. Figé, ballotté d’un côté sur l’autre par les courants contradictoires, il ne dut de sortir de sa torpeur qu’à l’irascibilité d’un Vietnamien qu’une brusque poussée de la foule l’envoya percuter de plein fouet. L’homme commença à l’agonir d’injures et à montrer les poings avant d’apercevoir le canon du PM et de recouvrer instantanément son calme.

Wang secoua la tête pour se ressaisir puis, sans accorder un regard au Vietnamien pétrifié, il se dirigea d’un pas décidé vers l’entrée de son couloir. C’est alors seulement qu’il se rendit compte que Lhassa avait oublié de lui rendre son couteau à cran d’arrêt. Quelle importance ? Là où il allait, les armes blanches, des alliées très précieuses dans les ruelles mal fréquentées de Grand-Wroclaw, n’étaient probablement d’aucune utilité.

« Entrez dans les cabines après vous être entièrement dévêtus. Ne gardez rien sur vous, ni arme, ni argent, ni objet de quelque nature que ce soit. »

La voix métallique semblait tomber du plafond de la pièce dans laquelle Wang venait d’entrer. Plus petite que la salle précédente, elle était également moins haute. Une indéfinissable et tenace odeur flânait dans l’air confiné, masquant les effluves nauséabonds qui montaient des vêtements, des chaussures et des objets entassés pêle-mêle contre les murs. Entièrement nus, les mains posées sur le bas-ventre, les épaules voùtées, les hommes se répartissaient en files devant une rangée de portes qui s’ouvraient toutes les trois ou quatre minutes et avalaient un groupe de dix personnes avant de se refermer dans un chuintement prolongé. Les émigrants n’étaient plus en cet instant que des individus anonymes, seulement différenciés par leurs caractéristiques morphologiques ou raciales. Quelques Blancs parmi les Jaunes, des Slaves, des Polaks ou des Baltes à la peau claire, presque translucide, dont les poils blonds contrastaient avec l’épiderme olivâtre et la toison sombre des ressortissants des Balkans, Albanais, Bulgares ou Yougoslaves. Ceux-là, les Méditerranéens, baissaient piteusement la tête, peut-être parce que, noyés dans la masse des Asiatiques à la peau glabre et aux cheveux lisses, et dans l’impossibilité de revêtir leurs habituelles parures, ils se sentaient atteints dans leur intégrité. Tous avaient en commun d’éprouver un sentiment d’infériorité, cette humiliation particulière des hommes qu’on dénude pour les dépouiller de leur individualité.

Wang n’échappa pas à cette détestable sensation de vulnérabilité lorsqu’il retira ses vêtements. Lui qui ne s’estimait pas particulièrement pudique, il eut besoin de temps pour se retourner et s’insérer dans l’une des files. Personne ne songea à ramasser le PM Tokaru dont il avait enclenché le cran de sûreté. Il se demanda si Lhassa réussirait à passer le petit éléphant familial en Occident. Elle pouvait toujours le cacher dans ses cheveux ou dans… dans… L’image de sa cannelure intime lui revint en mémoire et un frisson lui parcourut tout le corps. Il se pinça le scrotum pour enrayer la montée de son désir. Puis, comme les autres, il plaça ses mains en paravent devant son bas-ventre et riva ses yeux sur le carrelage, les levant de temps à autre sur le dos maigre et les fesses tombantes de l’homme qui le précédait.

Il se rapprocha avec une lenteur exaspérante de la porte, qui continuait de s’ouvrir et de se refermer à un rythme régulier. On se jetait des regards à la dérobée de part et d’autre, non pas pour se jauger ou pour s’étalonner, mais pour se réconforter aux lueurs de bienveillance qui traversaient parfois les yeux de ses compagnons d’exil. Dans cet état d’extrême dénuement, ils se raccrochaient aux moindres signes extérieurs d’encouragement. Certains étaient couverts de plaies scrofuleuses qui menaçaient de nécroser et de dégénérer en gangrène, d’autres souffraient d’une maladie de peau appelée l’angiomite Tchernobyl, une tumeur qui se déclarait subitement sous les aisselles ou sur les aines, qui se développait à une vitesse foudroyante et entraînait la mort en quelques mois, d’autres enfin présentaient tous les symptômes de la malnutrition, côtes et hanches saillantes, ventre creux, jambes squelettiques, absence de fesses. C’étaient de bien piètres représentants de l’humanité qui se présentaient à la porte de l’Occident.

Wang se remémora les paroles de Penev, affirmant que certains émigrants étaient retrouvés morts le lendemain de l’ouverture de la porte avec un petit trou au milieu du front, et il se demanda lesquels de ceux-là seraient éliminés. Pour quelle raison les Occidentaux accueillaient-ils ces misérables contingents en provenance de la RPSR ? Avaient-ils un besoin urgent de serviteurs ou d’esclaves comme le prétendaient certains ? d’organes de remplacement comme l’affirmaient d’autres ? de reproducteurs, de ventres ? Peut-être Wang finirait-il sur une table d’opération et lui prélèverait-on le cœur, le foie, les poumons, les reins, les testicules ? Peut-être survivrait-il en morceaux dans plusieurs corps occidentaux ? Un aspect du Tao de la Survie que n’avait sûrement pas envisagé grand-maman Li.

De temps à autre, l’homme qui le précédait se retournait et le fixait d’un regard où se mêlaient l’intérêt et l’effroi. Un Chinois sans âge, au visage aussi ridé qu’une pomme blette. Ses lèvres s’étiraient en un sourire qui dévoilait des dents jaunes et déchaussées. Il ne parlait pas, comme s’il craignait de déclencher les foudres des invisibles dieux qui tenaient son sort dans le creux de leur main. Personne ne se risquait à parler d’ailleurs, et seuls des sanglots étouffés et les ordres débités en boucle par la voix métallique troublaient le silence mortuaire qui ensevelissait la pièce. Chacun prenait conscience qu’il jouait dorénavant sa vie sur le bon vouloir d’une minorité retranchée depuis deux siècles de l’autre côté d’un infranchissable rempart. Des prières enfantines venaient mourir sur les lèvres des Slaves et des Balkaniques, qui se signaient furtivement et se figeaient dans une attitude de recueillement. Les Asiatiques en appelaient à la protection des ancêtres, récitaient des mantras ou des formules destinées à éloigner les mauvais esprits.

Wang, lui, pensait à grand-maman Li et à Lhassa. Curieusement, il confondait parfois l’une et l’autre, comme si elles étaient les faces d’une même pièce. Il s’imaginait dans les bras de grand-maman Li et se retrouvait allongé sur le ventre de Lhassa ; il respirait l’odeur de Lhassa et humait les senteurs de musc, de santal et de savon de grand-maman Li ; il serrait délicatement la vieille femme contre lui et les seins de la Tibétaine s’écrasaient sur son torse. L’éléphant familial était passé de l’une à l’autre comme un témoin. Lhassa avait pris le relais de grand-maman Li, épuisée par la vie, pour devenir la gardienne de son foyer, la gardienne de son existence. Il n’avait jamais cru aux ancêtres jusqu’à présent, mais l’intrusion de la Tibétaine dans sa vie constituait peut-être, sinon une preuve formelle, du moins une présomption de leur présence et de leur bienveillance.

La porte s’ouvrit en libérant un grondement sourd. Wang tenta d’apercevoir quelque chose par l’entrebâillement mais il ne distingua rien d’autre qu’un pan de mur gris. Il fut le dernier du groupe à pénétrer dans un corridor étroit et sombre. La porte se referma automatiquement derrière lui comme si, doué d’intelligence, son mécanisme se mettait en branle dès qu’une dizaine d’hommes en avaient franchi le seuil.

Ils marchèrent à la file indienne pendant quelques minutes, foulant un sol lisse, inhalant un air chargé d’humidité. Ils arrivèrent bientôt dans une sorte de vestibule éclairé où flottaient des écharpes de vapeur et une forte odeur de chlore.

« Veuillez écarter les jambes, lever les bras et rester sur place jusqu’à l’interruption des jets. »

La voix, féminine, était aussi impersonnelle que celle qui leur avait ordonné de se déshabiller. Wang distingua les minuscules aspersoirs qui criblaient le plafond bas et le haut des murs. Des orifices d’évacuation recouverts de grilles parsemaient le sol carrelé et légèrement déclive où s’écoulaient des rigoles fumantes.

L’eau se déversa soudain dans un vacarme de cataracte. Brûlante, cinglante. Le crâne, les épaules et le dos lardés de milliers de piqûres, Wang dut en appeler à toute sa volonté pour respecter les consignes édictées par la voix. Les jets étaient de toute façon si nombreux et si denses qu’il n’y avait aucun endroit où se réfugier dans la pièce, que la seule solution pour leur échapper était de rebrousser chemin. Or, malgré la douleur, aucun membre du groupe ne songeait à faire demi-tour, d’une part parce qu’ils étaient allés trop loin pour envisager de renoncer, d’autre part parce que l’image des corps transpercés dans les couloirs de séparation des sexes les en aurait de toute façon dissuadés. Les bras levés, les jambes écartées, ils se résignèrent à endurer la violence de ces projections dont certaines, horizontales, leur fouettaient douloureusement les parties génitales.

Au travers de la buée, Wang s’aperçut que son voisin, le Chinois sans âge, tremblait de tous ses membres. Probablement avait-il dilapidé ses forces dans sa longue marche entre l’agglomération et le REM. Peut-être aussi couvait-il l’une de ces maladies invisibles mais incurables qui proliféraient dans les provinces de la RPSR contaminées par le dragon nucléaire. Wang fut tenté un moment de le soutenir, mais la crainte d’être frappé par un rayon lumineux le retint de baisser son bras.

La douche se prolongea pendant un moment qui leur parut interminable. L’odeur de chlore se fit omniprésente, écœurante, et les plaies en voie de cicatrisation se rouvrirent, se remirent à saigner, devinrent cuisantes sous l’action des produits antiseptiques. Réveillées, les égratignures de Wang se transformèrent en morsures vivaces. Il avait l’impression que ses bourses avaient éclaté sous les chocs répétés et qu’elles s’étaient vidées de leur contenu. Il n’osait pas baisser les yeux sur son bas-ventre, de peur de découvrir un spectacle hideux. Les paupières closes, les dents serrées, il s’efforçait de maintenir ses bras levés malgré les échardes vives qui lui transperçaient les épaules et la nuque. Pour se donner du courage, il se raccrochait à la pensée que l’Occident n’aurait pas nettoyé les émigrants avec une telle méticulosité pour les découper en petits morceaux. Grand-maman Li lui avait toujours affirmé qu’on lavait les gens qu’on aimait et qu’on laissait moisir dans leur crasse ceux qu’on détestait. Mais elle avait sûrement inventé ce dicton pour inciter son petit-fils à prendre le bain hebdomadaire auquel il tentait par tous les moyens de se soustraire. L’image de la vieille femme lui revint en mémoire, ses cheveux gris, ses paupières fripées, ses yeux à la fois chargés de malice et de bonté, son allure silencieuse, aérienne, ses sempiternels veste rouge et pantalon noir. Il se souvint de ses mains enchanteresses qui se promenaient sur son corps d’enfant, de sa voix douce qui lui racontait les légendes de la Chine ancienne et les histoires de la Bible des chrétiens. À nouveau, il regretta de l’avoir laissée seule face au clan d’Assôl le Mongol.

Les jets s’interrompirent enfin. Ils eurent besoin de deux ou trois minutes pour reprendre leurs esprits. La peau du seul Blanc du groupe, un homme dont les cheveux d’un blond cendré dénotaient les origines baltes ou nordiques, avait viré franchement au rouge, alors que les épidermes cuivrés des Asiatiques s’ornaient de stries et de plaques rosâtres. Du sang dilué continuait de se répandre sur les cuisses ou le torse de quelques-uns. Les bruits d’écoulement décrurent progressivement dans le silence restauré.

Étourdi, Wang avait la sensation d’avoir effectué un séjour prolongé dans l’une des bétonnières rouillées qui peuplaient les chantiers fantômes de la RPSR. Il observa son voisin, le Chinois sans âge qui ne tenait sur ses jambes que par un miracle sans cesse renouvelé de volonté. Il ressentit un respect infini pour cet homme qui se battait jusqu’à l’extrême limite de ses forces, qui repoussait jusqu’à l’inéluctable le moment de son agonie. Il lui adressa un sourire, une marque de sympathie qui n’infléchirait certes pas le cours des choses mais qui lui apporterait un peu de chaleur dans ce labyrinthe de cauchemar. Lorsque son vis-à-vis eut surmonté sa souffrance pour lui rendre son sourire, Wang fut étreint par une telle émotion qu’il dut se détourner pour dissimuler son trouble. De même il préféra mettre sur le compte du froid les frissons qui le parcoururent de la tête aux pieds.

Le mur du fond commença à s’escamoter dans un grincement, s’ouvrant sur un large passage entièrement capitonné d’une matière brillante semblable à du métal souple. Des plafonniers dispensaient un éclairage tamisé aux dominantes rouges.

Wang perçut d’abord une odeur indéfinissable, qui évoquait les relents froids des poêles à bois de Grand-Wroclaw. Une vague senteur d’oxyde de carbone, de combustion. Puis il remarqua que le sol, traversé de reflets changeants, roulait sur lui-même dans un ronronnement assourdi. Ce mouvement perpétuel évoqua dans son esprit les trottoirs roulants que décrivait grand-maman Li dans ses chroniques de l’ancien temps.

« Veuillez avancer sur le pont anesthésique », ordonna la voix féminine.

Après quelques secondes d’indécision et bien qu’ils n’eussent aucune idée de ce qu’était un pont anesthésique, ils s’engagèrent dans ce nouveau passage. Même s’il progressait à vitesse réduite, le revêtement mobile faillit déséquilibrer Wang, qui dut transférer le poids de son corps vers l’avant pour accompagner le déplacement et rester debout. Le Chinois sans âge marqua un instant d’hésitation, pendant lequel il posa un pied sur le couloir en mouvement et laissa l’autre sur le carrelage humide de la douche. Trop épuisé ou trop malade pour réagir, il n’eut pas le réflexe de ramener sa jambe restée en arrière.

« Veuillez avancer sur le pont anesthésique. »

La répétition de l’ordre ne suffit pas à le tirer de sa torpeur, et ses jambes continuèrent de s’écarter dans une succession de craquements.

« Veuillez avancer sur le pont anesthésique. »

Le ton de la voix surgie de nulle part était devenu nettement comminatoire. Wang repoussa de l’épaule les hommes qui l’encadraient et qui contemplaient leur compagnon écartelé sans qu’un semblant d’intérêt ne s’éveille dans leurs yeux, regagna en deux bonds l’entrée du passage, agrippa le bras du Chinois sans âge et le hissa sur le tapis roulant d’une traction à la fois puissante et soutenue. Lorsqu’il l’eut relevé, il le maintint contre lui pour l’empêcher de s’affaisser. Il se rendit alors compte que sa chair était étrangement froide, que ses yeux s’étaient tendus d’un voile fixe et terne. Epouvanté, il ne le laissa pas retomber, il le garda contre lui pour accompagner son âme dans les premiers instants de son ultime voyage.

Les plafonniers cessèrent peu à peu de briller et une obscurité opaque les enveloppa, accentua la sensation de vitesse, amplifia leur frayeur. Le fardeau de Wang se fit de plus en plus lourd, comme si le corps de son compatriote s’installait progressivement dans l’inertie de la mort. L’odeur de carbone se précisait, désagréable, obsédante, comparable aux effluves qui empestaient les couloirs de l’hôpital de Grand-Wroclaw.

Wang rencontra des difficultés grandissantes à ordonner ses pensées.

Anesthésie… N’était-ce pas le mot qu’avaient employé les médecins de la RPSR lorsqu’ils avaient opéré grand-maman Li ? N’était-ce pas le mot scientifique pour désigner le sommeil artificiel ?

L’Occident était en train de les endormir. De les empoisonner.

Des millions d’hommes étaient morts dans des chambres à gaz lors d’un conflit qui avait embrasé le monde au XXe siècle. Moins que les cent ou deux cents millions de Sino-Russes contaminés par le dragon nucléaire et brûlés dans les gigantesques fours de purification génétique, mais les victimes des persécutions nazies ne présentaient pas d’autres tares que celles d’appartenir à un même peuple, à une même religion.

Grand-maman Li disait que le traitement réservé aux Juifs par les nazis était le triste résumé de toutes les horreurs qu’un être humain était capable de faire à un autre être humain. Les purges nucléaires avaient, selon elle, davantage relevé de la peur et de l’ignorance que de la nécessité absolue de débarrasser la terre de ses éléments infectés.

Le cadavre du Chinois échappa aux mains de Wang. Ses muscles ne lui obéissaient plus. Il eut la vague impression que ses jambes se dérobaient sous lui, qu’il s’allongeait sur une surface froide et mouvante. Il discerna encore la tache blonde de la chevelure du Blanc étendu devant lui. Une fumée amère lui irritait la gorge.

Grand-maman Li se penchait sur lui, le visage éclairé d’un merveilleux sourire. Il tendit le bras pour le toucher, mais il ne parvint pas à l’atteindre. Elle décrut rapidement dans son champ de vision, lui tendit un objet qu’il identifia comme le petit éléphant doré de l’autel familial.

Il vit encore l’œil, la main et l’aréole brune d’un sein de Lhassa avant de couler à pic dans une eau froide et noire où il perdit toute notion d’espace et de temps.