CHAPITRE
XII
FAITS
D’HIVER
L’adepte du Tao de la Survie préfère les dangers du combat à la tranquillité de l’inaction. Car l’inaction engendre une perte d’attention et conduit plus sûrement sur le chemin de l’anéantissement que l’affrontement mortel avec un adversaire. Béni soit l’être qui te convie à croiser le fer, car il est le reflet de ta propre détermination et il t’offre la possibilité de franchir une nouvelle étape sur le chemin de l’évolution.
Le Tao de la Survie de grand-maman Li
Aliz paraissait bouleversée lorsqu’elle s’introduisit dans le réfectoire. Elle s’arrêta au milieu de l’allée principale et, négligeant les quinze autres occupants du bloc X 7, fixa Wang avec une intensité douloureuse.
Cela faisait dix jours que le camp des Landes avait été vidé de la moitié de ses occupants. Les Occidentaux avaient rassemblé les soldats d’Alexandre dans les cent blocs de A à J et plusieurs dizaines d’immigrés, venus de l’extérieur, avaient démonté les autres bâtiments en moins d’une journée. Seuls avaient été épargnés, outre le bloc X 7, les logements des permanents du défi, des techniciens et des instructeurs, un ensemble de constructions situé à plusieurs centaines de mètres de l’enceinte du camp.
Wang et les quinze autres immigrés en attente des résultats de l’analyse cellulaire n’avaient rien d’autre à faire de leurs journées que d’aller sur la plage observer l’entraînement des soldats du défi, entamé depuis une semaine. Les préparateurs physiques, recrutés par le bureau, s’occupaient chacun de cent hommes. Les exercices étaient destinés à les habituer aux dures réalités des combats, très éprouvants sur le plan physique. Ils effectuaient d’abord de longues courses sur le sable de la plage à l’issue desquelles certains s’effondraient comme des masses. Puis ils passaient plus de deux heures à se fortifier les muscles en exécutant d’interminables séries de mouvements gymniques. Ils allaient ensuite se tremper dans l’eau de l’Atlantique avant d’étudier les techniques de combat proprement dites, attaques, esquives, projections, étranglements… Ils s’entraînaient pour le moment à mains nues, car le COJU n’avait pas encore arrêté les modalités définitives du défi – les Français voyaient dans cette tergiversation la volonté manifeste du Comité de favoriser le défendeur américain –, mais ces exercices de simulation dégénéraient souvent en véritables bagarres. Les Sino-Russes et les musulmans sautaient sur la première occasion de régler un conflit qui, même s’ils en avaient oublié l’origine, datait de plusieurs siècles (des guerres du vingtième siècle entre l’Union soviétique et l’Afghanistan plus précisément). Il fallait alors que le préparateur physique les menace d’extinction vitale pour qu’ils consentent à se séparer et à réintégrer les rangs.
Wang les regardait s’entraîner avec envie. Ce n’étaient ni les bains dans l’Océan ni les longues marches qu’il effectuait en solitaire dans la forêt qui parvenaient à tromper son sentiment d’inutilité. L’inaction lui pesait d’autant plus qu’il était suspendu à la divulgation de l’analyse cellulaire et qu’il était privé de tout contact avec Zhao et Kareem J. Abdull. Il les apercevait de temps à autre au milieu de leur centurie, le Gabonais qui dominait ses compagnons d’une demi-tête et supportait la répétition d’efforts avec une grande facilité apparente, le Chinois de Bratislava dont le visage tourmenté trahissait la souffrance.
Wang n’avait pas le droit de pénétrer à l’intérieur du camp, entouré d’une barrière de rayons électromagnétiques et gardé jour et nuit par des hommes des services spéciaux du gouvernement français. Il devait donc se contenter d’adresser de lointains signes amicaux à Zhao et Kareem, qui lui répondaient le plus souvent par un geste du bras, par un sourire, mais qui, parfois, étaient trop exténués pour réagir. Il entretenait des relations polies avec ses quinze compagnons du bloc X 7 mais il évitait de se mêler à leurs histoires, d’autant que les trois Nordiques, les trois Noirs et l’Arabe avaient tendance à se coaliser contre les huit autres Asiatiques et que l’ambiance était parfois détestable dans ce bâtiment trop grand pour eux. Des soupirs étouffés et des grincements de sommier se glissaient entre les ronflements dans le silence nocturne du dortoir, trahissant une activité qui voulait probablement compenser l’inertie diurne.
Wang n’avait pas revu Aliz pendant ces dix jours. Il gardait de son séjour à Bordeaux un souvenir nauséeux. Il avait l’impression tenace de s’être avili en cédant aux exigences de l’Occidentale et, même s’il affectait de croire que son comportement avait été dicté par les impératifs de la survie, il regrettait amèrement cette infidélité faite à Lhassa. Il n’était pas certain que le temps effacerait cette tache sur la trame immaculée de leur amour. Après avoir pris une douche rapide, la morphopsychologue et lui étaient sortis de l’appartement des Mériadec sans attendre que les maîtres de maison et leurs invités aient terminé leur voyage sensoriel. Ils s’étaient promenés jusqu’à l’aube dans la ville endormie, croisant des groupes de noctambules aux visages hagards. Ils avaient attendu les quinze autres immigrés à la station de la Bourse et s’étaient engouffrés dans l’aérotrain sans dire un mot. De même, lorsque le camion les avait ramenés au camp des Landes, ils n’avaient pas eu un geste ou un regard de complicité l’un envers l’autre. Aliz avait paru regretter autant que lui cette étreinte aussi brève que frustrante.
Le rouge vif de sa robe faisait ressortir la blancheur de la peau et le bleu des yeux de la morphopsychologue, statufiée au milieu de l’allée centrale du réfectoire. Le souvenir très net de son odeur revint à la mémoire de Wang. Une odeur masquée par son parfum mais écœurante de fadeur. Une odeur qu’il s’était empressé d’oublier. Les quinze autres hommes avaient repoussé leur assiette et suspendu leurs gestes. Ils fixaient Aliz avec des lueurs interrogatives et craintives dans le regard. Les deux Afghans qui avaient apporté le repas vaquaient à leurs occupations sans tenir compte de la tension soudaine, presque palpable, tombée sur la pièce.
« J’ai reçu le résultat des analyses », déclara Aliz.
Elle marqua une pause, comme pour ménager ses effets. Wang l’aurait volontiers giflée s’il n’avait pas craint d’être éteint comme une vulgaire ampoule. Il s’était certes préparé au moment où la sentence tomberait comme un couperet et l’exclurait définitivement du jeu, mais il avait prié les ancêtres d’intercéder en sa faveur, et même s’il était devenu trop nerveux pour établir le silence intérieur et ressentir leur présence, il avait conservé un petit espoir au fond de lui.
« Trois d’entre vous ont été jugés aptes à rejoindre l’armée du défi français, reprit Aliz sans quitter Wang des yeux. Preben Thorsten… »
Un Blanc aux cheveux blonds et au teint hâlé se leva de son siège comme un ressort.
« Saïd M. Aziz… »
Les trois Noirs éclatèrent de rire et se frappèrent mutuellement dans les mains. Difficile de savoir si c’étaient les deux laissés pour compte qui congratulaient l’heureux élu ou bien si c’était ce dernier qui félicitait ses deux compatriotes de leur bonne fortune.
« Wang… »
L’énoncé de son nom le frappa comme un coup de poignard. Abasourdi, incrédule, c’est tout juste s’il se rendit compte que les lèvres d’Aliz s’étaient étirées en un sourire complice. La sensation fugitive le traversa que les ancêtres dansaient et riaient au-dessus de sa tête.
« Ces trois-là intégreront immédiatement le camp d’entraînement, ajouta la morphopsychologue. Les treize autres seront dirigés demain vers leur nouvelle destination.
— Quelle destination ? demanda l’Arabe d’un ton agressif.
— Je n’en ai pas pris connaissance.
— La mort ? insista l’Arabe, de plus en plus vindicatif. Vous allez nous saigner comme des moutons et distribuer nos organes à vos vieillards, à vos impotents ? »
Tout en vitupérant, il se leva et se dirigea d’une allure menaçante vers Aliz. Elle ne recula pas ni ne donna aucun autre signe de peur ou de colère.
« L’Occident m’a peut-être condamné à mort mais j’emmènerai quelqu’un avec moi en enfer ! » hurla l’Arabe.
Il lança les bras en direction du cou de la morphopsychologue mais son voyant frontal s’éteignit tout à coup et ses yeux exorbités se tendirent instantanément d’un voile terne. Il parut hésiter, se demander ce qu’il fabriquait dans ce réfectoire, face à cette femme vêtue de sang, puis il s’affaissa sur le parquet comme un pantin désarticulé.
Aliz le couvrit d’un regard mi-compatissant mi-dédaigneux.
« Y a-t-il d’autres candidats à l’extinction ? » demanda-t-elle en relevant la tête.
« Vous allez retirer trois soldats sélectionnés pour nous mettre à leur place ? »
La robe évasée d’Aliz écartait les branches des buissons. Ils avaient coupé par la forêt pour rejoindre le camp d’entraînement. Les deux autres, le Blanc et le Noir, marchaient une dizaine de mètres devant eux. Des senteurs de résine embaumaient l’air chaud et sec de ce début d’après-midi.
« Ils deviendront des réservistes, répondit-elle. Nous avons prévu mille hommes supplémentaires. Ils participent à l’entraînement et se tiennent prêts à remplacer les titulaires qui connaîtraient une défaillance physique ou morale.
— Quel… quel âge m’a donné la machine ?
— Dix-huit ans, trois mois, neuf jours…
— Elle est vraiment fiable ? »
Wang en était arrivé à se demander si grand-maman Li ne s’était pas trompée sur sa date de naissance. Après tout, il avait été mis au monde dans un taudis de Grand-Wroclaw, où les seuls registres étaient les souvenirs des anciens. Mais la vieille femme avait une excellente mémoire (elle ne se serait pas trompée dans de telles proportions) et il préférait croire à une intervention miraculeuse des ancêtres dans le supplément d’âge attribué par l’analyseur cellulaire.
« La « machine », selon ton propre terme, a dissipé tous les doutes, affirma Aliz. Aux yeux de l’Occident, aux yeux du bureau américain des défis, son verdict a valeur de preuve. Je te croyais désireux de participer aux JU…
— Est-ce que j’avais le choix ? Que me serait-il arrivé si je n’avais pas été retenu ? »
Elle écarta du bras une branche qui se dressait devant elle à hauteur de son visage. De temps à autre, les pointes acérées des aiguilles de pin crissaient sur son casque.
« Il y a deux destinations possibles pour le rebut : les laboratoires spécialisés en expérimentation humaine, de très gros consommateurs d’immigrés, et les banques d’organes…
— L’Arabe n’avait pas tort tout à l’heure !
— Je n’ai jamais dit qu’il avait tort. Je n’ai pas dit non plus que j’étais d’accord avec ce genre de pratiques.
— Vous l’êtes forcément, puisque vous travaillez pour le gouvernement. »
Elle le prit par le bras, le contraignit à s’immobiliser et le dévisagea d’un air sévère.
« Ce n’est pas parce que tu as eu des relations naturelles avec moi que tu es autorisé à me juger ! À ma façon, je suis probablement plus efficace que la plupart des opposants à l’ONO, déclarés ou clandestins.
— Vous faites partie du mouvement universaliste ?
— Disons que mes idées rejoignent les leurs…
— Vous voulez abattre le REM ? »
Une moue de réprobation déforma les lèvres rose pâle d’Aliz.
« Je ne suis pas l’une de ces radicales sans cervelle des sections Albertistes : la brusque disparition du rideau instaurerait un chaos dont l’humanité ne se relèverait pas. Je fais partie des modérés, de ceux qui prônent un retour aux échanges progressifs entre l’Occident et ses voisins. »
Le Noir et le Blanc s’étaient à leur tour arrêtés de marcher et les attendaient une cinquantaine de mètres plus loin.
« Qui contrôle le REM ? »
La question de Wang arracha un sourire à son interlocutrice.
« Ne me dis pas que tu es passé en Occident dans le but de neutraliser le rideau ! En un siècle, la GNI nous a envoyé plusieurs millions d’hezbollahs, des soldats-suicide chargés d’ouvrir la voie aux armées du jihad islamique. La plupart d’entre eux ont été éliminés au franchissement de la porte de Saragosse et ceux qui ont échappé aux premiers contrôles n’ont jamais pu approcher de près ou de loin le bunker de commande du REM. Leurs têtes ont été renvoyées à l’expéditeur dans des conteneurs de conservation pour montrer au gouvernement religieux de La Mecque la vanité de ses entreprises.
— Ce bunker, il se trouve où ?
— À Paris puisque le rideau a vu le jour en France. Mais le poste de commande est gardé et entretenu par les soldats et les techniciens de l’Organisation des nations occidentales.
— Est-ce que je pourrai le visiter un jour ? »
Elle éclata de rire.
« Bien que directement rattachée au cabinet du conseiller Blachon, on ne m’a jamais conviée à pénétrer dans le bunker ! C’est un honneur rarissime, réservé aux grands de ce monde. En tant qu’immigré, tu n’as même pas le droit de t’introduire dans un sensor…
— Et dans une femme occidentale ? »
La crudité de la question la laissa pendant quelques secondes sans réaction.
« Les relations naturelles sont simplement déconseillées entre Occidentaux, mais strictement prohibées entre les Occidentaux et les ressortissants du deuxième monde. Nous avons pris des risques, Wang : quelqu’un aurait pu nous surprendre, alerter les autorités, et ton voyant frontal se serait éteint…
— Et vous ?
— On m’aurait éloignée pendant quelque temps du camp des Landes et de Matignon. Allons-y maintenant, je t’en ai déjà trop dit… »
Un homme des services spéciaux conduisit Wang jusqu’au bloc D 3. Les hommes s’y reposaient en attendant de reprendre l’entraînement. Il chercha fébrilement des yeux Zhao ou Kareem mais il ne les repéra pas parmi les Jaunes, les Blancs et les Noirs allongés ou assis sur les lits superposés. Ils lui jetèrent des regards mornes, dépourvus d’expression. L’odeur de transpiration, lourde, âpre, le fit suffoquer.
« Je te reverrai peut-être à la fin des Jeux, avait murmuré Aliz à l’entrée du camp.
— À condition que je sois encore vivant…
— Ton instinct de survie est très développé, Wang.
— Comment le savez-vous ?
— N’oublie pas que je suis une morphopsychologue, une spécialiste du comportement humain. Ma mission est terminée : je rentre à Paris ce soir. »
Elle lui avait ébouriffé les cheveux dans un geste empreint d’une tendresse dont il ne l’aurait pas crue capable, puis elle s’était éloignée de sa démarche aérienne jusqu’à ce que les effluves de chaleur absorbent la tache rouge de sa robe.
Un Jaune, un Birman peut-être, se dirigea vers lui et lui désigna un lit superposé dont la partie basse était occupée par un Noir.
« Installe-toi là. Je suis Ne Yu, le chef de ce bloc. Tu remplaces un Turc du nom d’Ilgtir et ça ne plaît pas forcément à ses amis. Mais si tu te tiens à carreau et si tu exécutes les ordres sans rechigner, tu n’auras pas de problème… »
Wang acquiesça d’un mouvement de tête, se défit de ses chaussures et se hissa sur le lit où il s’allongea après avoir éprouvé la consistance du sommier. Quelques minutes plus tard, il vit apparaître la tête de son voisin du dessous, dont les cheveux crépus s’ornaient de quelques mèches blanches teintées de rose par l’éclat de son voyant frontal.
« Ne te laisse pas impressionner par ce crétin de Ne Yu, dit le Noir à voix basse après s’être accoudé au montant du lit. Depuis que les Ox l’ont nommé chef de bloc, il se prend pour un empereur birman !
— Les Ox ?
— Les Occidentaux. Je m’appelle Belkacem L. Abdallah. Belka pour les intimes… »
Il accentuait exagérément les dernières syllabes, particularité qui transformait son phrasé en staccato de pistolet-mitrailleur. Wang tenta de sonder les intentions cachées dans ses yeux noirs et globuleux mais il n’y décela rien d’autre qu’un intérêt spontané porté à un compagnon de hasard.
« Wang…
— De quel coin de Sino-Russie ?
— De Pologne. De Silésie plus exactement.
— Wroclaw ? »
Leurs voix éclataient comme des bombes sonores dans le silence paisible du dortoir. Les hommes étaient tellement exténués qu’ils n’avaient même plus le courage de parler.
« Tu es déjà allé en Silésie ? » s’étonna Wang, redressé sur un coude.
Il n’avait jamais vu d’hommes noirs dans les ruelles de Grand-Wroclaw (ni d’Arabes ou de Turcs d’ailleurs, mais on pouvait confondre ces derniers avec les Balkaniques). Belkacem L. Abdallah éclata d’un rire tonitruant qui déclencha quelques protestations alentour.
« J’étais professeur d’histoire-géographie dans une école coranique de Khartoum, au Soudan. Ma pédagogie ne plaisait pas à tous les parents d’élèves et certains d’entre eux m’ont poursuivi devant un tribunal religieux. Voilà pourquoi je me retrouve à faire l’idiot sur une plage de l’Atlantique au lieu de jouir de la fraîcheur de ma maison de Khartoum, de l’amour de mon épouse et de mes six enfants… »
Ses yeux s’étaient embués lorsqu’il avait prononcé cette dernière phrase.
« Tu es d’origine américaine ? demanda Wang.
— Le L de mon nom signifie Lewis, mais mes ancêtres viennent du Canada et de la Jamaïque. Ils se sont joints aux Afams pour la grande migration de 2049. Le grand rêve de la négritude, du retour en Ethiopie, le pays du négus… Ils n’avaient pas prévu qu’on leur supprimerait la liberté de culte. Ils n’avaient pas prévu non plus qu’un de leurs descendants finirait son existence dans l’enfer occidental.
— L’enfer est partout en ce monde, avança Wang.
— On peut se battre quand le combat est équitable.
— Le combat sera équitable contre l’armée de Hal Garbett…
— Est-ce que nous avons la possibilité de refuser de participer à leurs maudits Jeux ?
— Tu n’avais pas davantage de liberté au Soudan.
— J’étais libre dans ma tête, mais avec cette saloperie dans le front, j’ai l’impression d’avoir vendu mon âme à Satan ! »
Ils avaient haussé le ton sans s’en rendre compte et des paroles menaçantes s’élevèrent de différents points du dortoir. Belkacem L. Abdallah secoua la tête comme pour chasser sa morosité et adressa un sourire chaleureux à l’attention de Wang avant de retourner s’allonger sur son lit.
♦
Les premiers jours d’entraînement furent éprouvants pour Wang. Bien qu’il fût de robuste constitution et qu’il eût pour lui la vigueur de la jeunesse, il avait pris du retard sur les autres et il devait en appeler à toute sa volonté pour ne pas s’écrouler après les exercices du matin. Les points de côté s’associaient aux douleurs tendineuses pour transformer les longues courses sur le sable en de véritables calvaires. Il n’avait jamais aimé la course à pied, même si elle lui avait sauvé la mise à plusieurs reprises dans les rues de Grand-Wroclaw. Il serrait les dents cependant pour ne pas se laisser distancer par des hommes plus vieux ou plus gros que lui.
Le préparateur physique, assis à l’ombre d’un parasol, engoncé dans ses vêtements Renaissance, aboyait ses ordres dans un petit appareil amplificateur. Chaque centurie observait un intervalle de cent mètres avec le groupe voisin pour éviter que les voix des préparateurs ne se confondent. Wang essayait de reprendre son souffle pendant les étirements, les assouplissements et les exercices spécifiques de musculation, tractions, abdominaux, reptations… Puis, à l’issue de cette première série, il se débarrassait de sa combinaison, de ses sous-vêtements détrempés, et se plongeait avec délectation dans l’eau revigorante de l’océan. Comme le préparateur ne leur laissait pas le temps de se sécher, ils n’avaient pas d’autre choix que de remettre leurs vêtements imprégnés de sueur sur leur peau mouillée.
Belkacem L. Abdallah se baignait avec ses sous-vêtements, non par pudeur, avait-il expliqué, mais parce que son épiderme était allergique aux rayons du soleil. La jovialité du Soudanais en faisait un compagnon agréable. Il avait un tel talent de conteur que les hommes étaient de plus en plus nombreux à se rassembler autour de son lit après le repas du soir. Il relatait, de sa voix grave, des légendes où se mêlaient étroitement la tradition africaine, la religion musulmane et la mythologie américaine. Ses roulements d’yeux, ses rires fracassants et ses cris ponctuaient les moments les plus forts, les plus angoissants ou les plus drôles de ses récits, déclenchant l’hilarité ou l’effroi dans son auditoire. Il préférait visiblement la compagnie de Wang à celle de ses compatriotes ou des autres musulmans du bloc. Non seulement ils étaient voisins de dortoir – le Soudanais avait ce défaut de ronfler comme un moteur de camion sino-russe – mais ils prenaient leurs repas à la même table au réfectoire et allaient se promener ensemble durant leurs rares heures de répit.
Wang revoyait de temps à autre Zhao et Kareem J. Abdull. Les deux hommes l’avaient étreint chaleureusement lorsqu’il les avait rencontrés au détour d’une allée. Zhao, nommé chef du bloc B 1, s’était encore émacié et la peau parcheminée de son visage s’incrustait sur ses os. Le Gabonais faisait partie des dix hommes qui subissaient un entraînement spécial sous les ordres d’un expert en transmissions militaires.
« Leur satané ordinateur m’a classé premier des dix mille, avait déclaré Kareem d’une voix gonflée d’orgueil. Alexandre m’a donc choisi pour être son capitaine de champ titulaire. Ce n’est pas que ça m’amuse, mais ça me permettra peut-être d’en apprendre un peu plus sur le REM.
— À quoi sert un capitaine de champ ?
— Je serai en contact permanent avec Frédric Alexandre et je transmettrai ses ordres aux officiers. En plus de l’entraînement physique, nous suivons des cours de stratégie, de psychologie et de communication.
— Pourquoi êtes-vous dix alors qu’il n’y a qu’un capitaine de champ ?
— Mes trois remplaçants, mes trois assistants et leurs propres remplaçants. Les chefs des blocs deviendront les officiers des centuries. Alexandre m’a parlé également d’un groupe d’électrons libres, chargés de semer la pagaille dans les rangs ennemis. Tout se mettra en place quand le Comité d’organisation aura annoncé les modalités définitives.
— Notre avenir repose en grande partie sur les épaules de notre ami, était intervenu Zhao. Nombreux sont les Jaunes de ce camp qui enragent de dépendre d’un nègre…
— Ça n’a rien à voir avec la survie ! s’était exclamé Wang.
— Ta grand-mère était sage, mais la plupart des Sino-Russes ont de la merde dans la tête. Ils trouvent plus commode de s’en prendre à une race qu’ils ne connaissent pas plutôt que de se révolter contre leurs véritables bourreaux. Le principal atout d’une armée, c’est sa cohésion. Nous devons jouer le jeu et vaincre Hal Garbett si nous voulons avancer dans nos projets.
— Mais Frédric Alexandre…
— … n’est qu’un type qui joue avec ses hommes comme avec des pièces d’échecs, avait coupé Zhao. Ce sont les soldats qui font l’essentiel du travail. Fût-il le stratège le plus brillant de l’histoire qu’il ne pourrait pas vaincre avec des troupes divisées. Hal Garbett n’a pas choisi d’incarner Rome par hasard : les légions étaient des modèles d’unité, de cohérence. Elles s’engouffreront dans nos failles comme le fer d’un glaive dans une gorge… »
Ils s’étaient tus pendant un long moment, les yeux baissés.
« Oû se déroulent les Jeux ? avait fini par demander Wang, brisant un silence qui commençait à l’oppresser.
— Sur une île artificielle du milieu de l’Atlantique, avait répondu Kareem. L’île des Jeux… Alexandre m’a expliqué qu’elle a été créée en 2150 à la requête des grands télésens. Avant cette date, les défis étaient organisés dans le pays du défendeur. Les installations de l’île permettent de modifier à volonté la topographie et le climat. Nous pouvons nous retrouver en plein hiver ou sous un soleil de plomb, en plaine ou en terrain montagneux, sur un sol aussi dur que la pierre ou dans la boue… »
Ils s’étaient séparés en se promettant de se revoir aussi souvent que possible. Quelques centaines de mètres seulement séparaient leurs blocs respectifs, mais Kareem n’avait plus guère de temps à leur consacrer et Zhao avait déclaré d’un ton provocant qu’il filait le parfait amour avec un Marocain du nom de Khalid. Toutefois, le regard sombre qu’avait décoché le Chinois de Bratislava à son compatriote avant de prendre congé avait démenti ses propos.
Ils ne se voyaient que tous les trois ou quatre jours depuis leurs retrouvailles, toujours à la même place, au carrefour de deux allées de sable qui desservaient les rangées des blocs C. Wang avait la nette impression qu’ils s’éloignaient inexorablement les uns des autres comme des billes de bois dérivant sur des courants contraires. Kareem se pénétrait de plus en plus de l’importance de son rôle de capitaine et un changement progressif apparaissait dans ses paroles et dans son attitude. Il n’évoquait plus la neutralisation du REM, ni son retour en Afrique, ni sa chère femme que les fanatiques religieux avaient mariée de force à son dénonciateur. Il parsemait son discours de considérations stratégiques qui révélaient l’influence de Frédric Alexandre, auquel il vouait une admiration grandissante. Zhao avait perdu cette faconde à la fois frivole et percutante qui en faisait un interlocuteur inégalable. Il semblait absent, retiré en lui-même, indifférent à son environnement. Il ne participait à la conversation que pour se plaindre de son rôle de chef de bloc ou des traitements inhumains que leur faisaient subir les préparateurs physiques. Il avait mauvaise mine malgré la salubrité du climat. Des braises s’allumaient de temps à autre dans les fentes étroites de ses yeux, comme avivées par un souffle intérieur. Il lui arrivait de plus en plus souvent de venir en retard au rendez-vous, voire de ne pas se présenter. Comme il ne donnait aucune explication sur ses absences, les deux autres en étaient réduits à supposer qu’il vivait une période difficile sur le plan amoureux.
Les performances physiques de Wang s’améliorèrent rapidement lors des semaines qui suivirent son admission au camp. Il finit bientôt parmi les hommes de tête lors des courses de six ou sept kilomètres du petit matin. Les points de côté et les douleurs aux tendons s’estompèrent au fur et à mesure qu’augmenta sa maîtrise du souffle. Il éprouvait même une certaine jouissance à fouler le sable tantôt dur tantôt mou de la plage, à inspirer l’air saturé de sel, à soulever des gerbes d’eau dans les vagues mourantes de l’océan.
Le préparateur restait assis sous son parasol pour leur enseigner les techniques de combat. Il se contentait d’expliquer les différentes parades et esquives, puis il demandait au chef du bloc d’illustrer ses propos avec l’un de ses hommes. Ne Yu choisissait régulièrement Wang comme partenaire parce que, dépourvu de cette volonté imbécile de démontrer sa force à la moindre occasion, le jeune Chinois maîtrisait rapidement les mouvements et acceptait volontiers son rôle de faire-valoir. Cette préférence, ajoutée à l’acrimonie générée par le remplacement de leur coreligionnaire, lui valait de nombreuses inimitiés parmi les musulmans du bloc. Les Turcs, les Arabes et quelques Africains proféraient à son encontre des paroles menaçantes lorsqu’ils venaient à le croiser seul dans une allée, dans la forêt ou sur la plage. Ils juraient également d’arracher les couilles de cette face de citron de Ne Yu et de tous les Jaunes en général, cette engeance maudite qui se débrouillait toujours pour occuper les meilleures places.
Belkacem L. Abdallah, exaspéré par la conduite de ses coreligionnaires, le défendait avec énergie lorsqu’il se trouvait à ses côtés.
« Vous jouez les fiers-à-bras devant un homme seul, mais que restera-t-il de votre courage lorsque vous affronterez des adversaires aussi nombreux et aussi bien armés que vous ? »
Ils lui répondaient en arabe, comme pour lui rappeler qu’il était dans le même camp qu’eux, qu’il avait tort de prendre fait et cause pour un Jaune.
« Cervelles de mouches ! répliquait-il en frenchy. C’est l’Occident qui a fabriqué l’antagonisme entre la GNI et la RPSR. Il continue de vous manipuler comme des pantins. »
Son intervention suffisait en général à calmer les plus excités mais ils revenaient à la charge quelques jours plus tard, encore plus vindicatifs, impatients de régler à leur manière une situation qu’ils ressentaient comme une atteinte à leur honneur.
Le temps s’égrena, généra une atmosphère de plus en plus tendue dans le bloc D3 (Wang avait entendu dire que des bagarres avaient éclaté dans d’autres blocs). Un Turc voulut assassiner Ne Yu avec un couteau de cuisine qu’il avait dérobé aux Afghans de service, mais son voyant frontal s’éteignit avant qu’il n’ait eu le temps d’aller au bout de ses intentions et il s’effondra sur la table où s’était installé le Birman. Les extinctions soudaines de deux autres musulmans au cours de la même journée agirent comme un électrochoc et, à partir de cet instant, on se contenta de part et d’autre d’afficher son mépris en silence.
Le soir du 30 novembre, deux Occidentaux passèrent dans les dortoirs pour annoncer aux soldats d’Alexandre que l’hiver commençait le lendemain, qu’on allait donc leur distribuer de nouvelles tenues appropriées à une température qui allait avoisiner zéro degré pendant les mois de décembre, janvier et février. Ils furent priés de rendre leurs trois jeux de sous-vêtements, de chaussures et de combinaisons d’été. « Un des jeux est au lavage, intervint Ne Yu. Il n’en reste donc que deux, celui que nous avons sur nous et celui de rechange, plié dans l’armoire du vestiaire… »
La notion même d’hiver semblait totalement incompatible avec la chaleur moite qui régnait dans les bâtiments. Sur un signe d’un Occidental, des Afghans s’introduisirent dans le dortoir et passèrent dans les allées en poussant des chariots vides où les hommes furent conviés à jeter leurs vêtements. On leur distribua ensuite les tenues d’hiver, des combinaisons épaisses, des sous-vêtements de laine, des chaussures montantes, une capote et une couverture supplémentaire.
Wang préféra rester nu plutôt que de s’emmitoufler dans des étoffes qui lui donnaient chaud rien qu’à les regarder. Au cœur de la nuit, il sentit le froid se glisser sournoisement sous les draps. Il étala la couverture sur lui mais se rendit rapidement compte qu’elle ne suffisait pas à le réchauffer. Il enfila alors le caleçon, les chaussettes et le maillot de corps aux manches longues qu’il avait posés au pied du lit. Les souvenirs des hivers glaciaux de Silésie affluèrent à la surface de son esprit et des larmes brûlantes s’écoulèrent de ses yeux.
Le lendemain matin, une épaisse couche de neige recouvrait les toits des blocs, les branches des pins, les allées, la plage. Ce spectacle stupéfia les occupants du bloc D 3, non parce qu’ils n’avaient jamais vu de neige (très rares étaient ceux qui vivaient dans des contrées totalement épargnées par l’hiver) mais parce que le changement de climat s’était effectué exactement de la manière dont l’avaient annoncé les Occidentaux, comme si ces derniers avaient la maîtrise totale des phénomènes atmosphériques. Chacun se félicitait à présent que les responsables du défi français aient anticipé de quelques heures l’arrivée du froid en procédant à la distribution des vêtements d’hiver, précaution que beaucoup avaient pris la veille pour une incompréhensible lubie.
Le brusque abaissement de la température – on était passé de vingt-huit à zéro degré centigrade du jour au lendemain – ne modifia ni la durée ni l’intensité de l’entraînement. On courut dans la neige comme on avait couru dans le sable, on cracha des panaches de buée par les narines ou la bouche entrouverte, on étala les capotes sur le sol pour réaliser les mouvements gymniques et les simulations de combat. Le froid piquait les visages et un vent vif, venu du large, s’infiltrait dans les moindres interstices des combinaisons. Les rafales emportaient les instructions du préparateur, enveloppé dans une ample cape et coiffé d’un immense chapeau à panache. Bien que le soleil eût déserté le ciel d’un gris uniforme, il restait assis sous le parasol, probablement pour se protéger d’éventuelles chutes de neige. Wang n’avait pas encore réussi à lui donner un âge, car le temps n’avait laissé aucune trace sur son visage impassible, et cependant un parfum particulier de vieillesse émanait de lui, ce parfum que le jeune Chinois avait maintes fois humé dans les bras de grand-maman Li. On entendait au loin, colportées par le vent, les voix des autres préparateurs couvertes par le fracas des vagues et les piaillements des mouettes.
Le passage soudain de l’été à l’hiver eut pour effet d’écarter les éléments les plus faibles de l’armée d’Alexandre. Victimes de pleurésies, de bronchites, d’angines, de fortes fièvres, ils furent soignés sur place, dans le bâtiment médical du défi, ou bien, pour ceux qui souffraient de maladies contagieuses, expédiés vers le centre de soins de Bordeaux. Ceux-là ne revinrent jamais au camp et furent remplacés par les réservistes.
Habitué aux rudes hivers silésiens, Wang ne contracta qu’un rhume bénin qu’il élimina en deux jours. En revanche, Zhao fut pris de quintes de toux de plus en plus violentes qui le pliaient en deux et l’obligeaient à s’asseoir sur le seuil de la porte du bloc C 7, le plus proche de leur lieu de rendez-vous. Alarmé par sa pâleur et sa maigreur maladives, Kareem lui proposa de l’accompagner au centre de soins du camp, mais le Chinois de Bratislava déclina l’offre avec la plus grande fermeté.
« Si j’entre dans ce bâtiment, je ne remettrai plus jamais les pieds au camp ! »
Adossé au panneau de la porte, la tête renversée en arrière, il tentait de reprendre son souffle, d’apaiser le feu qui se répandait dans sa gorge et sa poitrine. Des filets de salive rosie de sang dégouttaient des commissures de ses lèvres. Il disparaissait dans sa capote, dont il avait relevé le large col. Kareem s’accroupit en face de lui et le dévisagea d’un air soupçonneux.
« Tu étais malade avant de passer en Occident, n’est-ce pas ? »
Zhao acquiesça d’un mouvement de menton.
« Une variété de sida ?
— Une mutation tuberculeuse, répondit-il d’une voix enrouée. Les moindres refroidissements entraînent des infections pulmonaires à répétition qui dégénèrent en phtisie. Je n’ai pratiquement plus de défenses immunitaires. J’ai survécu jusqu’alors par la grâce d’un acupuncteur de Bratislava, un vieil homme qui stimulait mes organes de défense, en particulier le foie, mais je sais qu’ici l’aveu de ma maladie serait sanctionné par l’extinction immédiate de mon voyant frontal. J’ai encore quelques jours, peut-être quelques semaines à vivre, et je ne tiens pas à en faire cadeau aux Occidentaux. »
Il se releva en prenant appui sur le chambranle et les regarda tour à tour en grimaçant.
« Ne vous inquiétez pas pour moi, reprit-il après une nouvelle quinte de toux. J’ai la vie solidement chevillée au corps, la mort attendra…
— Tu sais que les sida-mutatis sont transmissibles par le sperme et le sang, protesta Kareem. Tu infectes tous ceux avec lesquels tu couches ! »
Zhao releva la tête et soutint sans ciller le regard du Gabonais.
« Ça, c’est ce que tu crois ! répliqua-t-il en s’efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix. Tu reprends à ton compte la version officielle des Églises et des gouvernements religieux pour contrôler la sexualité de leurs ouailles. Les moralistes soutiennent que la fornication est synonyme de dégénérescence, de mort. Je pense quant à moi qu’un homme sain de corps ne risque rien à coucher avec moi. Si ses défenses sont intactes, il neutralisera sans problème les virus contenus dans ma semence et dans mon sang. Les sida-mutatis se sont développés principalement en Ukraine, en Biélorussie et dans les pays baltes, là où les populations avaient déjà été affaiblies par le fléau nucléaire. À partir du moment où on laisse un être humain établir et fortifier ses propres défenses immunitaires, il n’y a aucune raison pour qu’elles soient démantelées par les virus…
— C’est de l’inconscience pure et simple ! gronda Kareem. Tu n’as pas le droit de jouer avec la vie de ceux qui te font confiance. Et ton vieil acupuncteur est un apprenti sorcier s’il soutient ce genre de théorie… »
Zhao fit quelques pas dans la neige épaisse accumulée au bord du bloc et dans laquelle il s’enfonça jusqu’à mi-mollet. Le soleil perçait entre les nuages effilochés par le vent.
« Il dit que la maîtrise des énergies fondamentales est le secret d’une longue vie et d’une bonne santé. L’union du ciel et de la terre, des éléments… Une médecine vieille de plus de cinq mille ans. Les Occidentaux ont poussé nos dirigeants à l’éradiquer de notre conscience collective, mais elle s’est perpétuée malgré ce Tchernobyl culturel.
— Elle n’est pas si efficace que ça puisqu’elle n’a pas su te délivrer de ta maladie », remarqua Kareem.
Zhao se retourna avec vivacité et posa sur le Noir des yeux brillants presque entièrement occultés par ses paupières.
« Je n’ai malheureusement pas toujours suivi les consignes de mon acupuncteur, lâcha-t-il entre ses lèvres serrées. L’homme qui veut renforcer ses défenses ne commence pas par les ébrécher. J’ai… abusé de pilules miracle en provenance de l’Asie du Sud-Est qui décuplent les performances sexuelles. De redoutables bombes chimiques au doux surnom d’Érosine. Elles multiplient les rapports mais laminent le foie, bousillent les leucocytes. Tant que mon vieux sorcier récupérait mes excès, je ne limitais pas ma consommation. Jusqu’au jour où mon système immunitaire a rendu l’âme… »
Un silence aussi glacial que l’air ambiant ponctua la déclaration de Zhao. Ce fut Wang qui, oppressé, prit l’initiative de le rompre.
« Les Occidentaux n’ont pas détecté ta maladie au passage de la porte ?
— Leurs analyses ne sont pas infaillibles : la preuve, ils se sont trompés sur ton âge. À leur décharge, les sida-mutatis sont extrêmement difficiles à déceler lorsqu’ils sont inactifs.
— Tu ne peux pas te battre dans ces conditions, intervint Kareem.
— Qui me parle en cet instant ? rétorqua Zhao avec agressivité. L’ami ou le capitaine de champ de Frédric Alexandre ? Tu te soucies de ma santé ou bien tu veux éliminer un soldat déficient ? »
Les traits du Gabonais se figèrent, comme subitement gelés par les morsures de la bise. Il avait avoué à Wang qu’il avait mis plus d’une semaine à s’adapter au froid, un climat inconnu à Port-Gentil, mais sa robuste constitution lui avait permis de traverser sans dommage cette période difficile. Il parlait avec ferveur des préparatifs des JU, des réunions avec Alexandre qui avait plus de cent idées à la minute, de la déclaration imminente du COJU, qui déclencherait la phase finale de la préparation.
« Mon père m’a toujours enseigné de laisser parler mon cœur devant un homme qui souffre, fit-il d’une voix imprégnée de tristesse.
— Oublie ma souffrance et considère-moi comme un homme ordinaire, maugréa Zhao. Ce sera le meilleur service à me rendre. Et n’aie aucune crainte sur mon aptitude au combat : je ne serai pas le maillon faible de la chaîne d’Alexandre. Tant qu’un souffle de vie m’animera, je tiendrai ma place comme n’importe lequel d’entre vous. »
Le COJU choisit la date du 15 décembre pour effectuer sa déclaration. Elle ne fut pas diffusée en direct comme la proclamation d’Hal Garbett, mais le bureau français dépêcha dans les blocs des rapporteurs qui relatèrent les grandes lignes des modalités décidées par le Comité.
Les fantassins du défendeur américain seraient équipés de l’armement romain traditionnel, à savoir d’un casque de fer, d’une lorica – deux plaques métalliques destinées à protéger la poitrine –, d’une armure d’acier composée d’une épaulière et d’une bande autour de la taille, d’un bouclier droit en bronze, d’un glaive court, d’une lance, d’une subarmale – le vêtement du dessous, une tunique en laine à manches larges et courtes – et de caligæ, des sandales en cuir. La cavalerie se composerait de deux mille hommes, armés d’une épée longue et d’une lance, protégés par un casque de bronze, une dalmatique en cuir et un bouclier en bois peint appelé parme. Les officiers recevraient un casque orné d’un cimier d’argent et d’un plumet, un fourreau incrusté de têtes de clous, et ils tiendraient le cep de vigne comme marque distinctive de leur rang. Quant au capitaine de champ, il ne serait pas tenu d’arborer une tenue révélatrice de sa fonction. Étant donné qu’il était la pièce principale du jeu, le stratège le vêtirait et l’armerait à sa convenance.
Les fantassins gaulois porteraient une longue tunique de tissu, un manteau militaire appelé le sagum, des braies, un casque métallique décoré de clous, de cornes ou d’ailes, des chaussures à semelles épaisses, des cnémides de bronze protégeant la jambe de la cheville jusqu’au genou, un bouclier celte rond, une épée, un hast court ou une hache. Pour pallier l’absence de cuirasse chez les fantassins, le COJU attribuait quatre mille cavaliers à l’armée de Frédric Alexandre, munis de deux lances à large pointe et d’un bouclier ovale en cuir épais. Les chevaux seraient en revanche dépourvus de selle et d’étriers, car les Gaulois, réputés excellents cavaliers, pouvaient fort bien se passer de harnachement. Une décision partiale, discutable, car très rares étaient les ressortissants de la RPSR et de la GNI qui avaient pratiqué l’équitation. De nombreux soldats de l’armée d’Alexandre perdraient une énergie précieuse à essayer de tenir en équilibre sur l’échiné de leur monture et cette gaucherie se traduirait par une perte d’attention qui favoriserait l’adversaire. Les chefs gaulois seraient autorisés à passer des cuirasses dorées ou des manteaux en mailles de fer et d’amples capes brodées de motifs. Leurs casques en bronze seraient ornés d’ailes d’oiseaux de proie et, outre le bouclier, l’épée et la lance, ils se verraient attribuer une hache. Quant au capitaine de champ, il reviendrait à Frédric Alexandre de l’équiper selon ses options stratégiques.
Wang prit conscience de l’importance du rôle du capitaine de champ, élément primordial de l’armée, à la fois vizir – ou reine pour certains joueurs des provinces de l’Ouest – et roi du jeu d’échecs. La pièce qui concentrait les plus grands pouvoirs, qui était, par conséquent, la cible prioritaire de l’adversaire. Kareem J. Abdull serait l’homme à abattre pour les Romains de Hal Garbett car le tuer reviendrait à désorganiser complètement l’armée du concurrent français. Le Gabonais, investi d’un rôle difficile, dangereux, devrait être protégé ou dissimulé à chaque instant durant la bataille. Inversement, si les soldats d’Alexandre parvenaient à localiser et éliminer le capitaine de champ du défendeur américain, ils prendraient un avantage décisif.
Le COJU avait opté pour un climat pluvieux, brumeux, et pour une température n’excédant pas les cinq degrés. Ces conditions météorologiques avantageaient également Hal Garbett dans la mesure où le terrain glissant et la boue rendaient aléatoire l’utilisation de la cavalerie et où ses soldats, mieux couverts, souffriraient moins du froid. Le champ de bataille se présenterait sous la forme d’une grande plaine à l’herbe rase de deux mille hectares, d’une forêt d’un millier d’hectares, d’un ensemble de collines et d’un marécage de cinq cents hectares chacun. Enfin, les Romains seraient basés dans un camp de tentes militaires entouré d’une haute palissade de bois et d’un fossé, et les Gaulois résideraient dans un oppidum constitué de mille maisons aux toits de chaume, aux murs de torchis, et ceint d’une muraille de pierre. Dernière particularité du défi, les combats seraient ininterrompus. Ils pourraient se dérouler indifféremment le jour et la nuit et ne cesseraient que lorsqu’un stratège demanderait l’un de ses cinq temps morts (durée du temps mort : trois heures). Une sirène retentirait alors et les belligérants devraient immédiatement suspendre les hostilités sous peine d’être éliminés du jeu par extinction de leur voyant frontal.
« Je crois bien qu’on a vécu le meilleur de notre séjour en Occident, soupira Belkacem L. Abdallah après que les rapporteurs furent sortis de la salle. Finir dans la peau d’un guerrier blond ou roux, c’est un cauchemar pour un nègre de mon espèce !
— Blond ou roux ? s’étonna Wang.
— J’ai un vieux livre d’histoire française à Khartoum : on y décrit les Gaulois comme de féroces guerriers à tresses blondes ou rousses. C’étaient des Celtes, des peuples qui vivaient dans les forêts. La logique historique aurait voulu que les Noirs servent dans les légions romaines : on y trouvait des fantassins des provinces orientales, des esclaves africains… Déjà esclaves : à croire que la servitude est le destin des nègres…
— Ils n’étaient pas esclaves en Amérique…
— Détrompe-toi ! Ce sont les Blancs, les Français, les Portugais, les Anglais, les Espagnols, qui nous ont déportés d’Afrique pour nous vendre en Amérique. L’abolition de l’esclavage n’a été proclamée qu’à l’issue de la guerre de Sécession, à la fin du XIXesiècle… Je ne sais pas si je trouverai la force de me battre contre les soldats de Hal Garbett. J’aurais l’impression de me porter des coups à moi-même.
— C’est la loi de la survie, affirma Wang.
— Ça ne m’intéresse pas de survivre à n’importe quel prix.
— Tu peux toujours faire en sorte d’obtenir l’extinction de ton voyant… »
Le Soudanais lança un regard furibond au jeune Chinois, puis ses traits se détendirent et un large sourire éclaira son visage.
« Tu as raison, Wang : j’y tiens encore, à cette chienne de vie… »
Cinq mille chevaux arrivèrent au camp une semaine plus tard, le jour du 22 décembre. Transportés par camions spéciaux, ils furent installés dans des écuries montées en un temps record par une multitude d’immigrés espagnols, portugais et nord-africains.
« Des selle français, expliqua Kareem à Wang et Zhao lors d’une rapide entrevue entre deux entraînements. Plus grands et plus calmes que les apaloosas ou les mustangs américains.
— Le COJU a glissé une belle peau de banane sous les pieds d’Alexandre en lui imposant quatre mille cavaliers, grommela Zhao. Combien savent monter à cheval ici ? Cent ? Deux cents ? »
Le Noir posa sur son vis-à-vis des yeux dénués d’aménité.
« La guerre ne se gagne pas avec des pensées pessimistes ! » cracha-t-il d’un ton coléreux.
La neige avait cessé de tomber depuis deux nuits – les montagnes étaient maintenant suffisamment enneigées pour permettre aux Occidentaux de goùter les joies des sports d’hiver – et le manteau blanc commençait à se parsemer de taches sombres. Le soleil régnait de nouveau dans un ciel bleu pâle mais ses rayons ne suffisaient pas à réchauffer l’atmosphère. Zhao toussait un peu moins. Il s’était également engagé provisoirement, assurait-il, dans une période d’abstinence dont son vieil acupuncteur des faubourgs de Bratislava aurait sûrement été très fier.
« Je suis la preuve vivante d’un optimisme à toute épreuve, répliqua-t-il avec vivacité. Je devrais être mort depuis trois ou quatre ans ! Et le réalisme n’est pas nécessairement synonyme de défaitisme. Nous augmenterons nos chances de nous en sortir si nous sommes conscients de nos faiblesses. »
Kareem le toisa d’un regard dédaigneux, puis se drapa dans sa capote, tourna les talons, s’éloigna sans dire un mot et disparut à l’angle d’un bloc.
« L’adaptation permanente est la base de la survie, murmura Zhao après quelques instants de silence. Or notre ami s’emplit des dogmes d’Alexandre et devient aussi rigide qu’une lame de fer.
— Et nous devons rester aussi fluides que l’eau ou l’air », ajouta Wang.
Zhao fixa son compatriote d’un air à la fois ému et triste.
« Tu continues de hanter mon cœur, petit Jaune. Est-ce que tu sais que Wang n’est pas ton prénom mais ton nom de famille ?
— Ma grand-mère m’a toujours appelé Wang…
— Deux cents ans de déportation dans les provinces de l’Ouest ont suffi à nous transformer en ersatz de Blancs. Tu n’as pas décliné ton nom complet lorsque nous nous sommes rencontrés dans le subterraneus. Tu ne le connais pas ?
— Wang Zangkun…
— Un beau prénom, Zangkun, mais difficile à retenir pour les non-Asiatiques. »
Zhao s’approcha de lui et lui posa la main sur l’épaule. Wang ne chercha pas à se défendre de ce geste qui était la manifestation d’une tendresse sincère.
« Ne te coupe jamais de tes racines, Wang Zangkun. N’oublie pas que tu es un fils du Ciel. »
Le Chinois de Bratislava tremblait de tous ses membres. Il contint une quinte de toux et se dirigea d’une allure mal assurée vers la plage où l’entraînement au corps à corps allait bientôt reprendre.