CHAPITRE III
 LHASSA

La femme est la meilleure amie et la pire ennemie de l’homme. Sa meilleure amie lorsqu’elle l’exhorte à développer ce qu’il a de plus noble en lui, sa pire ennemie lorsqu’elle le pousse à se vautrer dans ses bas instincts. Sa meilleure amie lorsqu’elle lui donne des forces, sa pire ennemie lorsqu’elle lui vole son énergie. Sa meilleure amie lorsqu’elle l’aime avec sincérité, sa pire ennemie lorsqu’elle s’aime à travers lui. Demande-toi, ô toi qui t’exerces à l’art difficile de la survie, si la femme que tu tiens dans tes bras est ton amie ou ton ennemie.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

Le vent du nord avait balayé les nuages mais le soleil de l’après-midi ne parvenait pas à réchauffer Wang et Lhassa. Ils avaient marché bon train depuis l’aube, contournant les corps effondrés dans la neige fraîche, emportés par le froid de la nuit ou animés encore par un souffle de vie. Certains gisaient à moitié dévêtus sous les branches basses des sapins, dépouillés de leur manteau, de leur chandail, de leurs vivres, de leur baluchon. Les vivants s’étaient abattus comme des charognards sur les mourants, récupérant leurs vêtements, leur argent, leurs provisions. Wang ne s’en formalisa pas : il ne voyait dans ces pillages qu’une forme de sélection, une illustration de la règle implacable qui poussait les plus résistants à se nourrir des plus faibles, comme les prédateurs, en éliminant les éléments vulnérables des troupeaux, préservaient l’équilibre naturel et assuraient leur propre pérennité. Les détrousseurs ne faisaient qu’appliquer, sans le savoir, les principes de base du Tao de la Survie.

Il avait acheté quatre sandwichs avec ses derniers yuans, composés de pain rassis, de fromage insipide et d’une matière grasse et rance assimilable à du beurre. Il en avait donné un à Lhassa, en avait mangé un et avait gardé les deux autres pour l’après-midi. Son comportement, il s’en rendait compte, allait à l’encontre de l’enseignement de grand-maman Li. En partageant ses médiocres ressources avec la Tibétaine, il aliénait une bonne partie de ses chances. Il n’avait plus les moyens de se payer une chambre ou une couverture au cas où l’attente se prolongerait devant la porte de Most. Tenaillé par la faim, il luttait contre la tentation de plonger la main dans son sac de toile et de dévorer l’un des deux sandwichs restants, conscient qu’il devait à tout prix épargner ses maigres réserves en prévision de la nuit. L’apport calorique de ces bouts de pain durci par le gel ne suffirait probablement pas à combattre la froidure nocturne, mais il lui permettrait peut-être de gagner de précieuses heures de sursis.

Lhassa peinait pour soutenir le rythme. Le voile de pâleur tiré sur ses traits traduisait à la fois son asthénie et son épuisement. Au réveil, elle avait confié à Wang qu’elle ne s’était pas alimentée entre Brno et Most, un voyage qu’elle avait effectué à bord d’un camion bâché et qui avait duré près de quatre jours. Elle n’avait pas raconté de quelle manière elle s’y était prise pour soudoyer le chauffeur slovaque mais il avait décelé dans ses yeux des larmes qui en disaient bien davantage qu’un long discours. Elle n’avait plus prononcé un seul mot depuis qu’ils avaient quitté la chambre sous le regard torve de l’hôtesse bohémienne. De temps à autre, il la distançait sans s’en rendre compte et devait l’attendre au milieu du sentier, exposé aux baisers mordants de la bise. Il éprouvait pour elle des sentiments contradictoires. Les bouffées de colère succédaient aux flambées de désir, le mépris se mêlait à la compassion, sa générosité se teintait de regrets. Elle avait la beauté fallacieuse des démons qui hantaient les récits de grand-maman Li, ces esprits grinçants qui se métamorphosaient en créatures de rêve pour entraîner les humains sur la pente du malheur. Et pourtant, il ne pouvait se résoudre à l’abandonner à son sort, comme lié à elle par un sortilège.

Ils rattrapaient maintenant les retardataires au milieu du massif, des femmes et des hommes qui portaient leurs enfants, des vieillards qui menaçaient de s’effondrer à chaque pas, des silhouettes assises dans la neige qui secouaient lentement la tête en signe de renoncement. Des Jaunes pour la plupart, comme si une force mystérieuse poussait les descendants de l’armée d’occupation à perpétuer le grand rêve de leurs ancêtres. Emmitouflés dans des couvertures trouées, dans des manteaux rapiécés, dans des pelisses élimées, dans des écharpes aux couleurs passées. Coiffés de chapeaux, de passe-montagnes, de bonnets coniques. De pauvres bougres chassés de leurs taudis par la politique de terreur des néotriades et par l’incurie des « roupis de la RPSR », ainsi que les surnommait grand-maman Li (peut-être une allusion à la roupie, la monnaie des Indes réunifiées, ou encore une inversion de « ripou », tiré lui-même de « pourri », le frenchy avait parfois d’étranges détours).

Bien que la neige l’eût recouvert en grande partie, les limites du sentier restaient parfaitement visibles. Il serpentait entre les rares sapins, les promontoires rocheux et les formes indistinctes des épaves abandonnées là depuis deux siècles. Wang ne prêta aucune attention aux regards implorants ou désespérés qui le prenaient pour cible. Il saisit Lhassa par le bras et, à coups d’épaules ou de coudes, se fraya un passage parmi le flot de plus en plus dense des marcheurs. Il glissa sa main libre dans la poche de son manteau de cuir et agrippa le manche de son couteau à cran d’arrêt. Il avait vu, lors de son excursion en Poméranie, à quelles extrémités le désespoir poussait les foules. Le chauffeur slave lui avait même assuré, après avoir craché sur le plancher de la cabine, que les populations déportées de certaines provinces en étaient réduites à pratiquer le cannibalisme. Le Tao lui recommandait de se méfier comme du sida-viris des réactions imprévisibles de ces hommes et de ces femmes éparpillés sur les pentes verglacées de l’Erzgebirge.

Avant d’entamer la descente sur l’autre versant du massif, le sentier traversait une large étendue plane jonchée de grosses pierres et délimitée de deux côtés par des haies ajourées de sapins. La neige y avait été tellement piétinée qu’elle avait la consistance de la glace et qu’elle se parsemait par endroits de bandes de terre ou de roche nues. Wang et Lhassa se mêlèrent aux émigrants massés le long d’un bord dégagé pour contempler le panorama.

Une exclamation de stupeur émerveillée s’échappa des lèvres entrouvertes de Wang. Sur les bords de la Nysa, il n’avait jamais appréhendé la réalité des fragments furtifs, bleutés, grésillants, qui trouaient les nuages, la brume, la pluie ou les fumées toxiques, mais ici, sur le toit de la sous-province de Bohême, le REM lui apparaissait dans toute sa majesté, proclamant la puissance de l’Occident et l’emplissant de vertige. La bise colportait son murmure délicat, aussi envoùtant et menaçant que le chant des sirènes de l’Odyssée, une histoire de l’antiquité grecque rapportée par grand-maman Li. Il se confondait sur les côtés avec les paysages enneigés, d’autant que le soleil miroitait sur les étendues immaculées qui bordaient l’Erzgebirge, blessait le regard et empêchait de discerner les détails. Fasciné, Wang leva les yeux et tenta de distinguer le faîte de la muraille électromagnétique, mais il perdit rapidement ses points de repère et, comme elle était d’une indéfinissable teinte gris-bleu, de surcroît parcourue de frémissements scintillants qui ressemblaient à des éclairs prolongés, il en retira l’impression que la moitié du ciel s’était effondrée sur la terre.

« On ne voit pas de porte… » murmura Lhassa.

Wang s’arracha de sa contemplation pendant quelques secondes et la dévisagea d’un air réprobateur.

« Une porte de bois ou de fer ne résisterait pas plus de quelques secondes à la densité des particules électromagnétiques… »

Elle l’irritait en cet instant précis, et il regrettait d’avoir déboursé quarante yuans pour lui offrir quelques heures de chaleur. Elle ne lui avait pas seulement coùté de l’argent d’ailleurs, elle lui avait volé du temps, de l’énergie. Il se raisonna toutefois pour ne pas la planter sur cette plate-forme rocheuse et poursuivre sa route seul. Peut-être parce qu’elle incarnait une autre forme d’adaptation, plus habile et plus efficace que les démonstrations intempestives de méfiance ou de force, qu’elle dissimulait une détermination peu commune sous sa douceur et sa faiblesse apparentes.

Peut-être parce qu’elle lui rappelait grand-maman Li.

Il observa, au pied du REM, les essaims de minuscules points noirs agglutinés dans les ruelles d’une agglomération. La bise dispersait les panaches de fumée qui s’échappaient des constructions. La ville de Most s’était reconstituée en partie de l’autre côté du massif. Des camions équipés d’éperons d’acier traçaient des lignes sombres et parallèles au rempart occidental. Quelques véhicules les suivaient au ralenti, à demi noyés sous les gerbes de poudreuse soulevées par ces licornes obstinées. Entre septembre et avril, les intempéries rendaient impraticables les routes qui traversaient l’Erzgebirge et contraignaient les chauffeurs à effectuer d’importants détours par les vallées ou par les gorges artificielles qu’avaient creusées les armées de la RPSR et du Pacte de Prague.

Wang et Lhassa eurent besoin d’une bonne partie de l’après-midi pour atteindre le bas du versant et franchir les quelques kilomètres de plaine qui les séparaient de l’agglomération. La nuit tombait lorsqu’ils s’engagèrent dans la rue principale, éclairée par des lampes à pétrole, des lanternes ou de simples torchères. Les hommes avaient visiblement renoncé à tirer les fils électriques de ce côté-ci de l’Erzgebirge, d’une part parce que l’implantation et l’entretien d’un réseau de câbles et de poteaux auraient représenté un investissement colossal dans une nature aussi hostile, d’autre part – c’était sans doute la raison principale de leur renonciation – des rumeurs tenaces prétendaient que l’Occident détruisait toute installation électrique qui s’approchait de trop près du REM.

L’effervescence qui régnait dans ces rues grouillantes rappela à Wang l’animation de la place Jiang-Guang-Mai de Most ou des marchés bihebdomadaires des quartiers vietnamiens de Grand-Wroclaw. Toutes sortes de marchandises s’étalaient dans les devantures des magasins, de simples cabanes de planches qui se transformaient la nuit en hôtels, en tripots, en bordels.

Les légumes enrobés de neige – une forme primaire de congélation – et les pains aussi durs que du bois y côtoyaient les vêtements, les couvertures, les tentes, les réchauds, les lampes, les couteaux, les pistolets coréens – plus dangereux pour celui qui pressait la détente que pour celui qui se tenait devant le canon –, les allumettes, les bûches de sapin ou encore les sacs de charbon. Des femmes mendiaient des restes de nourriture sur le pas des portes ; des hommes offraient aux passants quelques heures de plaisir avec leur fille ou leur femme en échange d’un repas ou d’une nuit dans une chambre chauffée ; des enfants faméliques maraudaient autour des étalages dans l’espoir d’y chaparder des morceaux de sucre ou des fruits confits ; des adolescents abrutis d’opka erraient comme des fauves au milieu de la cohue, déclenchant des bagarres aux moindres bousculades.

Wang reconnut la patte des néotriades à la manière dont étaient agencées les boutiques, à la manière, également, dont était orchestrée la surveillance, discrète mais omniprésente. Les néo-triadins, reconnaissables à leurs longs manteaux de cuir, à l’impassibilité de leurs traits et à leur allure féline, déambulaient par groupes de trois ou quatre entre les éventaires. Il ne s’agissait pas pour eux d’établir un semblant d’ordre dans ces ruelles fourmillantes mais de veiller aux intérêts de leur clan. L’argent des immigrants ne devait tomber dans aucune autre escarcelle que celle des parrains, et les petits malins qui tentaient d’exploiter à leur profit le désespoir des candidats à l’exode étaient éliminés sans pitié.

À l’angle formé par l’artère principale et une ruelle transversale, Wang et Lhassa découvrirent le corps d’un homme crucifié sur les planches d’un chalet. Les flammes d’une torchère proche et tourmentée par le vent l’éclairaient par intermittence.

Il vivait encore comme en attestaient ses mouvements de tête et ses râles prolongés. Son sang gelé avait cessé de couler des plaies de ses chevilles et de ses poignets, et les têtes plates des clous disparaissaient sous des dentelles de givre empourprées. Ses bourreaux lui avaient laissé ses vêtements, non par compassion mais dans le but moins noble de prolonger son agonie. Les passants filaient sans accorder un regard au supplicié, comme s’ils craignaient que ce simple contact visuel n’attirât sur eux le malheur.

Un grésillement permanent, caractéristique, sous-tendait le brouhaha. Le REM disparaissait dans les ténèbres, mais des frémissements lumineux trahissaient de temps à autre sa présence.

Lhassa se serra instinctivement contre Wang. Il lui entoura les épaules de son bras et la maintint contre lui pendant quelques secondes. Il perçut très nettement ses tremblements sous la double épaisseur de leurs manteaux. S’il ne lui procurait pas rapidement de la nourriture et un abri, elle ne passerait pas la nuit. L’idée ne l’effleura même pas de l’abandonner, comme sur le toit de l’Erzgebirge. Peut-être les ancêtres lui avaient-ils envoyé cette fille pour accomplir sa destinée ? Peut-être leurs vies s’entrelaçaient-elles comme des guirlandes de lierre autour d’une grille ?

Il se rendit compte qu’il commençait à employer les mêmes tournures de pensée que grand-maman Li. La vieille femme s’était débrouillée pour l’habiter maintenant qu’elle ne pouvait plus l’héberger.

« Combien pour la fille ? »

Wang leva les yeux sur l’homme qui se tenait devant eux, titubant, les jambes légèrement écartées, une bouteille d’opka à la main. Le col fourré et remonté de son manteau de laine dissimulait en partie son visage, mais ses cheveux noirs et frisés, ses sourcils fournis, ses joues bleuies par la barbe et ses yeux renfoncés dénotaient ses origines albanaises, roumaines ou bulgares. Ses vêtements et ses bottes au luxe ostentatoire n’étaient pas ceux d’un immigrant, mais d’un trafiquant, d’un joueur, d’un commerçant peut-être.

« Deux heures avec cette fille ! grogna l’homme d’une voix pâteuse. J’ai du fric… »

Il but au goulot de sa bouteille, renversa la moitié de la rasade sur ses manches et son col, tapota l’une de ses poches.

«Tous ces connards ne demandent qu’à être plumés… Combien pour cette fille ?… Combien ? »

Le ton était devenu agressif. Il avait visiblement l’habitude de considérer ses désirs comme des ordres. Tout en se plaçant devant Lhassa pétrifiée, Wang se demanda comment aurait réagi grand-maman Li dans une telle circonstance. Autour d’eux, des ombres furtives traversaient les halos dansants des torchères. Aucune étoile ne luisait dans la voùte céleste d’un noir profond, indéchiffrable. Le vent répandait une humidité annonciatrice de nouvelles chutes de neige. « Deux cents yuans… » dit soudain Wang. Lhassa lui lança un regard incrédule, ouvrit la bouche pour protester, mais, d’une pression soutenue des doigts sur l’avant-bras, il lui intima l’ordre de se taire. La douleur la fit grimacer. Il entrevit une stupeur résignée dans ses yeux en forme d’amande qui restèrent un long moment rivés sur lui avant de se poser sur une congère boueuse.

«Je suppose que tu n’as pas de piaule à ta disposition, maugréa l’homme. Je te donne cent yuans pour la fille, je garde cent yuans pour la piaule.

— A condition que tu me laisses la piaule après… » rétorqua Wang.

L’homme remonta son manteau, déboutonna sa braguette, extirpa son sexe du fouillis de ses vêtements et urina au beau milieu de la ruelle.

« C’est un plaisir de discuter affaires avec toi, le bridé ! » s’exclama-t-il avec un rire étranglé.

La longueur de sa miction montrait qu’il n’avait pas éclusé qu’une seule bouteille d’opka. Lhassa fixait d’un air absent ce jet fumant qui creusait un trou dans la neige et éclaboussait ses bottes. Elle semblait s’être retirée d’elle-même, comme incapable de supporter le marchandage sordide dont elle faisait l’objet.

« Je préfère te prévenir qu’elle sera dans un sale état lorsque je te la rendrai, ajouta l’homme en secouant vigoureusement sa virgule de chair. Et tu devras attendre dans le couloir que j’en aie fini avec elle.

— Ça me va. Du moment que je la récupère vivante… »

L’homme, un Bulgare du nom de Penev, les entraîna vers le Kyoto, un bâtiment de quatre étages situé à l’écart de l’agglomération. Tout en cheminant, il expliqua à Wang que la porte du REM était restée fermée depuis plus de sept mois et qu’au lendemain de chaque ouverture de nombreux émigrants étaient retrouvés morts de ce côté-ci du rempart avec un orifice bien rond et bien net au milieu du front.

« Je serais un petit débrouillard de ton espèce, je préférerais faire fortune dans ces taudis plutôt que de tenter ma chance en Occident, poursuivit le Bulgare. Mon dernier associé, un fils de pute de Thaï, a été coupé en petits morceaux par deux exécuteurs venus de Slovénie. Je cherche quelqu’un d’autre, un Jaune de préférence pour endormir la méfiance de cette maudite engeance asiatique… Qu’est-ce que t’en dis ?

— Faut voir… » répondit évasivement Wang.

Il surveillait du coin de l’œil les réactions de Lhassa, craignant qu’elle ne profite du moindre relâchement de sa part pour prendre la fuite. Elle paraissait éteinte toutefois, dépouillée de toute volonté. Il s’en voulait de lui imposer cette épreuve, d’autant qu’elle réveillait probablement des scènes pénibles dans son esprit, mais la proposition de Penev leur permettrait, si tout se déroulait conformément à ses prévisions, de gagner de l’argent et une chambre pour la nuit. Grand-maman Li bénissait souvent les maladies, les rhumatismes et les multiples travers de ses semblables : ils lui donnaient l’occasion d’exercer ses talents et d’obtenir des faveurs.

La foule se clairsemait au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient du Kyoto. Crachés par les ténèbres, des flocons surgissaient comme des papillons dans les lueurs des torchères et absorbaient peu à peu le vacarme des rues animées. Des silhouettes s’agitaient dans les replis d’obscurité, des ombres rôdaient en quête de pillage, des rixes éclataient entre les murs pour une couverture, pour un morceau de carton, pour un quignon de pain. Wang raffermit sa prise sur le manche de son couteau. Penev, quant à lui, marchait sans aucune précaution particulière. Il s’arrêtait tous les vingt mètres pour lamper une rasade d’opka, tous les cinquante mètres pour purger sa vessie, tous les cent mètres pour écarter d’un coup de pied un corps allongé dans la neige.

Ils atteignirent le bâtiment sans encombre, s’engouffrèrent dans un vestibule éclairé par une dizaine de lanternes accrochées à une antique roue de charrette pendue au plafond. Posé sur ses pieds arqués, un poêle central imprégnait l’air d’une âcre odeur de bois brûlé. L’hôtel était tenu par un Japonais, l’un des rares descendants du peuple de l’ancien empire du Soleil levant englouti dans les eaux du Pacifique en l’an 2022. Il tendit une clef au Bulgare avant même que ce dernier n’ait eu le temps de prononcer le moindre mot, geste qui dénotait une relation de confiance entre les deux hommes. Cette familiarité ennuya Wang, mais il lui fallait s’adapter en permanence, comme l’eau quittant son lit et se glissant dans de nouvelles failles.

Ils montèrent au deuxième étage, parcoururent un étroit couloir sombre et lambrissé, s’arrêtèrent devant une porte de bois massif que le Bulgare, de moins en moins maître de ses gestes, eut toutes les peines du monde à ouvrir.

Lhassa eut un mouvement de recul lorsque Penev l’invita à entrer dans la chambre. Une lampe à huile dispensait une lumière tamisée dans la pièce spacieuse meublée d’un large lit, d’une table, de deux chaises et d’une caisse posée à la verticale qui servait de table de chevet. Un tuyau d’aluminium la traversait de part en part sous le plafond et répandait une agréable tiédeur.

La Tibétaine resta tétanisée sur le seuil de la porte, incapable de mettre un pied devant l’autre. Son corps tout entier se révoltait à l’idée que cet homme à la bouche et au regard cruels s’apprêtait à lui faire subir le même sort que les Hongrois de Budapest. Elle percevait de nouveau des ahanements, des cris, des rires, et ses entrailles se nouaient, sa vessie se gonflait de peur. Elle lança un regard éperdu à Wang, statufié sur le côté de l’embrasure, mais aucune expression ne vint altérer les traits du Chinois. Il la vendait sans aucun remords apparent à ce butor enivré. Il n’avait pas été mû par un quelconque sentiment de compassion lorsqu’il l’avait sauvée du froid mais par l’intérêt. Il l’avait simplement considérée comme un placement. Une bonne affaire : les quarante yuans qu’elle lui avait coùtés à la sortie de Most lui en rapportaient d’ores et déjà cent.

Penev posa la bouteille d’opka sur la table, déboutonna son manteau et le jeta sur le dossier d’une chaise. Puis il se rapprocha à pas chancelants de Lhassa et lui assena une gifle retentissante.

« Joue pas les mijaurées avec moi, petite pute ! » gronda-t-il, les yeux hors de la tête.

Les jambes de la Tibétaine flageolèrent mais il la rattrapa au vol avant qu’elle ne s’affaisse et, dans le même mouvement, la projeta vers le lit sur lequel elle s’effondra après avoir traversé la pièce et renversé une chaise au passage.

« D’abord l’argent ! » fit Wang.

Penev se planta au milieu de l’embrasure, les bras et les jambes écartés. Wang distingua alors, dans l’entrebâillement de sa veste de laine, la crosse métallique d’un pistolet glissé dans sa ceinture.

«J’ai l’habitude de payer après, ricana le Bulgare. Et seulement si je m’estime satisfait… »

Les lèvres déformées par un rictus, il claqua la porte au nez de son interlocuteur interdit, qui perçut le crissement caractéristique d’un verrou coulissant dans sa gâche.

Wang vit des ombres s’agiter de l’autre côté du rectangle lumineux de la fenêtre. Elles restaient trop imprécises pour qu’il eût la possibilité de reconnaître Lhassa ou le Bulgare, mais il pensait avoir localisé la bonne chambre parmi les autres fenêtres éclairées du deuxième étage. Il regrettait amèrement de s’être servi de la jeune femme pour attirer Penev dans un piège. Sa colère se conjuguait à l’inquiétude et à la jalousie – l’idée le révulsait que cet immonde porc des Balkans pût forcer l’intimité de Lhassa – pour le porter au paroxysme de la tension nerveuse. Son sang bouillait dans ses veines, et il ne sentait ni les morsures de la bise ni les baisers glacés des flocons.

Le tenancier du Kyoto ne lui avait accordé aucune attention lorsqu’il avait dévalé l’escalier et traversé le vestibule au pas de course. La curiosité étant l’une des principales causes de mortalité dans cette époque troublée, la conversation du Japonais se limitait à quelques phrases stéréotypées du genre : Combien de nuits ? Avec ou sans chauffage ? Cent, deux ou trois cents yuans, payables d’avance… Il ne s’étonnait jamais des frasques ou des débordements de ses hôtes, et il se contentait de brûler les cadavres que ses femmes de ménage, des Malaises dont on avait coupé la langue, trouvaient dans les armoires, dépecés ou enveloppés dans un drap.

Enfoncé dans la neige jusqu’aux genoux, Wang avait contourné la bâtisse et repéré la chambre du Bulgare en se fiant à ses souvenirs de l’intérieur de l’hôtel. Il s’astreignit à respirer lentement pour rétablir le calme en lui, observa le mur, remarqua qu’un tuyau d’évacuation des eaux de pluie passait à moins d’un mètre de la fenêtre. Les lumières falotes des autres ouvertures révélaient le délabrement des attaches métalliques qui rivaient la gouttière aux planches ou aux briques de la façade et soulevaient de sérieux doutes sur leur capacité à supporter un poids de soixante-quinze kilos. Il n’avait pas d’autre choix que de courir le risque. Il glissa machinalement la main dans la poche de son manteau, palpa le manche de son couteau, effleura le petit éléphant familial et entreprit l’escalade.

Un tremblement inquiétant parcourut la gouttière lorsqu’il se hissa au-dessus du sol à la force de ses bras. La froidure du zinc lui engourdit les doigts. Les flocons crachés par les ténèbres se faufilèrent dans le col de son manteau. Il s’efforça de rester collé au mur pour éviter d’entraîner le tuyau dans un irréversible mouvement de bascule, et cela le contraignit à progresser avec une lenteur exaspérante. Il eut besoin de cinq minutes pour atteindre le premier étage. Un cri provenant des ruelles environnantes s’évanouit dans la nuit. Du coin de l’œil, il aperçut par une fenêtre proche cinq silhouettes assises autour d’une table ronde et d’autres qui allaient et venaient dans la pièce. Des joueurs, des gardes du corps armés jusqu’aux dents, des serveuses vêtues de tuniques transparentes. Asiatiques pour la plupart. Des parrains ou des commerçants, qui remettaient en jeu les sommes colossales rapportées par les trafics, les rackets, la prostitution.

Un collier s’arracha de son orifice et le tuyau s’écarta du mur dans un grincement sinistre. Wang eut le réflexe de resserrer les cuisses autour du cylindre métallique, de lancer la main devant lui et d’agripper une vis oubliée dans une planche du mur. La tête fraisée lui écorcha la pulpe des doigts, mais il ne relâcha pas sa prise et il tira de toutes ses forces pour éviter de partir en arrière. Il eut l’impression d’abandonner des lambeaux de peau sur la tige filetée. Il serra les dents pour ne pas hurler, pour ne pas révéler sa présence aux tueurs rassemblés dans la chambre voisine. Il reprit l’escalade dès que se furent atténuées les oscillations de la gouttière, veillant à répartir son poids sur les saillies des planches, sur les angles des briques ou sur les diverses et nombreuses irrégularités du mur.

La neige tombait dru lorsqu’il atteignit le deuxième étage. Aveuglé par les flocons, il tendit le bras sur sa gauche, empoigna le rebord de la fenêtre, lâcha le tuyau qui s’affaissa dans une série de grincements, se suspendit dans le vide, effectua son rétablissement à l’aide de sa main libre. Il posa une fesse sur l’étroite avancée de briques, colla son nez sur un carreau et observa l’intérieur de la chambre. Le spectacle qu’il y découvrit l’horrifia : le Bulgare entièrement nu avait retiré la ceinture de son pantalon et en frappait Lhassa recroquevillée sur le lit. Il s’interrompait de temps à autre, saisissait d’un geste nerveux la bouteille posée sur la table, avalait une lampée d’opka et, les yeux exorbités, recommençait à fouetter la Tibétaine. Il n’avait pas pris le temps de la déshabiller entièrement, il lui avait seulement dénudé les épaules et le dos. Son sexe court, noueux, violacé, formait avec son bas-ventre un angle droit qui dénotait la violence de son désir. À chacun des coups qu’il portait, il crachait des insanités dans un mélange de frenchy et de bulgare. Wang ne distinguait pas le visage de Lhassa mais, aux convulsions qui la secouaient de la tête aux pieds, il devina qu’elle pleurait. Il s’évertua à calmer ses propres tremblements et suivit ce conseil de grand-maman Li qui recommandait à l’homme sage d’éteindre le feu de sa colère avant de se lancer dans la bataille. Il devrait fracturer la vitre pour se faufiler dans la pièce. Le bruit alerterait le Bulgare, qui aurait largement le temps de se ruer sur le pistolet posé sur la table à côté de la bouteille. Il lui fallait faire preuve de patience, attendre le moment où Penev, suffisamment excité par la séance de flagellation, se coucherait sur Lhassa pour la violer.

Des crampes envahirent rapidement les muscles de Wang, tétanisés par l’inconfort de sa position et la température glaciale de la nuit. Le Bulgare s’assit sur une chaise et, les yeux plissés, contempla les rayures dessinées par sa ceinture sur la peau tendre de Lhassa. Puis il but une nouvelle rasade d’opka, s’assura machinalement de la rigidité de son membre, lâcha la ceinture, se releva et se dirigea vers le lit. La Tibétaine n’opposa aucune résistance lorsqu’il entreprit de lui retirer ses bottes, son pantalon, son collant de laine et sa culotte de coton gris. Il lança les vêtements par-dessus son épaule, lui glissa le bras sous le ventre, lui souleva le bassin, lui écarta les jambes d’un geste brutal, examina un long moment son sillon vulvaire et son anus crûment exhibés.

Wang comprit que Penev n’avait pas l’intention de plonger son pic dans la vallée de jade de la jeune fille mais de s’introduire dans sa cavité interdite. D’après grand-maman Li, la nature était une magnifique organisatrice, et stupides étaient les hommes qui violaient ses lois en obligeant leurs compagnes à les accueillir dans leur fondement. Est-ce que ces mêmes hommes recevaient leurs invités dans la fosse à merde de leur maison ?

Penev humecta son index de salive et le promena entre les fesses de Lhassa. Ce contact la poussa à se cabrer mais il l’immobilisa d’une tape sur le dos, la saisit par les hanches, s’agenouilla derrière elle, empoigna son sexe pour le guider vers l’entrée de ses reins.

C’est le moment que choisit Wang pour intervenir. Il sortit son couteau de sa poche, pressa le bouton d’ouverture de la lame, brisa le carreau de l’avant-bras, dégagea rapidement les éclats pointus restés coincés dans le mastic, engagea la tête et une épaule dans le passage. Galvanisé, tendu vers son but, il oublia la neige, le froid, les crampes. Le Bulgare releva la tête mais, engourdi par l’opka, ne réagit pas tout de suite. Puis il reconnut le jeune Chinois qui lui avait vendu deux heures de plaisir avec cette fille, entrevit les éclats de lumière accrochés par la lame d’un couteau, prit conscience qu’il devait défendre sa vie. Il se jeta sur le côté, roula sur lui-même, retomba de l’autre côté du lit, se rétablit sur ses jambes et se précipita vers la table. Wang bondit droit devant lui pour lui couper le chemin. Les deux hommes se télescopèrent de plein fouet et tombèrent tous les deux sur le plancher. Le Bulgare alla percuter la cloison opposée et Wang heurta un pied de la table qui se renversa dans un fracas de tonnerre. La bouteille se brisa dans sa chute, répandit son contenu dans les interstices des lattes. Le pistolet glissa sur une distance de trois mètres avant de s’immobiliser contre une plinthe.

Penev se redressa, chercha son arme des yeux, ne la repéra pas tout de suite. Son regard halluciné et la crispation de ses traits composaient un tableau étrange avec son pénis tumescent, que ni l’interruption brutale de son coït ni l’imminence du danger n’étaient parvenues à dégonfler. Il saisit une botte à portée de main et la lança sur Wang, qui l’esquiva d’un retrait du buste. Le Bulgare aperçut enfin le pistolet, gisant quelques mètres plus loin. Les vapeurs d’alcool et d’opium s’étaient désormais dissipées, et il avait recouvré toute sa lucidité, toute sa combativité. Il feignit de se réfugier dans la venelle comprise entre le lit et la cloison, puis il effectua une brusque volte-face et s’élança en direction de la porte.

Son stratagème ne surprit pas Wang, qui avait fait semblant de donner dans le panneau mais avait déjà modifié ses appuis pour préparer sa contre-attaque. Il fondit sur son adversaire à la vitesse d’un oiseau de proie et, d’un geste précis, lui planta son couteau entre les omoplates. Penev passa les bras par-dessus ses épaules, comme un dormeur agacé par la piqûre d’un insecte, mais Wang, esquivant sans difficulté ses gesticulations forcenées, lui enfonça la lame jusqu’à la garde. Le fer crissa sur les vertèbres du Bulgare, qui esquissa quelques pas hésitants avant de s’effondrer contre la cloison. Assis sur le plancher, les jambes écartées, il fixa son assassin d’un air incrédule, comme s’il trouvait incongru d’avoir été vaincu par un de ces fils de pute de Jaunes. Il lança la main en direction du pistolet, sans conviction toutefois – c’était l’expression d’un regret plutôt qu’une véritable intention –, entrouvrit la bouche, libéra un long soupir et glissa comme un sac vide sur le plancher. Son sexe resta un moment dressé comme un doigt accusateur avant de perdre de sa superbe et de se recroqueviller sur le coussin de ses bourses.

Tout en reprenant son souffle, Wang essuya la lame de son couteau sur la chemise du Bulgare. L’intensité du combat l’avait vidé de ses forces, déjà entamées par sa sous-alimentation, par sa longue journée de marche et par son escalade. Son sang cognait en cadence sur sa veine jugulaire et ses tympans.

Il s’adossa à la cloison pour ne pas défaillir. A ses pieds, Penev se vidait de son sang dans un borborygme prolongé. Il sentit sur son front la brûlure du regard de Lhassa qui, assise sur le lit, avait rabattu sa tunique sur ses cuisses. Il perçut dans ses yeux de la colère, du soulagement et de la reconnaissance.

Des bruits de pas retentirent dans le couloir, vibrèrent sur le plancher et les cloisons. L’effroi figea les traits de la Tibétaine. Wang se redressa, glissa la lame de son couteau dans sa manche, se rapprocha lentement de la porte, s’accroupit, ramassa le pistolet. Une arme massive, lourde, de fabrication balkanique sans doute. Il se releva, débloqua le cran de sécurité – un système identique à celui des armes coréennes, en nettement moins souple – et se plaqua contre le mur du fond.

Des coups sourds ébranlèrent la porte.

« Penev ? »

Wang reconnut la voix du tenancier japonais.

« Les voisins du dessous se plaignent du boucan et je ne tiens pas à avoir d’ennuis avec eux… »

Le Japonais observa quelques secondes de pause avant de tambouriner à nouveau sur le panneau de bois.

« Penev ? »

La poignée pivota autour de son axe mais le verrou empêcha la porte de s’ouvrir. Wang refoula à grand-peine une montée de panique. S’il n’intervenait pas dans les plus brefs délais, le gérant du Kyoto risquait fort de donner l’alerte et le pistolet du Bulgare ne suffirait pas à contenir une escouade d’exécuteurs des néotriades (il ne savait même pas si le magasin de l’arme contenait un chargeur plein).

Nouvelle grêle de coups de poing sur la porte.

« Penev ?

— Je me suis cassé la gueule… » se risqua Wang en essayant d’imiter la voix grave et l’accent rocailleux du Bulgare.

Le temps de silence qui ponctua ces paroles lui parut interminable.

« Et la fille ? s’enquit enfin le Japonais.

— Elle descend dans dix minutes… Suis crevé… »

Un rire sardonique transperça la porte.

« C’est toi qui crèves les filles d’habitude ! »

Cette réflexion fit prendre conscience à Wang que non seulement le Bulgare n’avait jamais envisagé de lui payer les deux cents yuans convenus mais que son intention avait été de torturer Lhassa – comme toutes les femmes qui avaient la mauvaise fortune de se retrouver seules en sa compagnie – jusqu’à la mort.

« Plus un bruit maintenant, ajouta le Japonais à voix basse. Ou je ne t’autoriserai plus à jouer les bouchers dans mon hôtel… »

Wang grogna une onomatopée qui pouvait passer pour un acquiescement. Les pas du Japonais décrurent peu à peu et le silence retomba lentement sur la pièce, troublé par les éclats de voix des joueurs de la chambre inférieure et les sifflements du vent qui s’engouffrait par la vitre brisée.

Lhassa sortit du Kyoto et retrouva Wang à l’angle du bâtiment. La neige tombait en abondance et lapait tous les bruits. Le Japonais n’avait pas adressé la parole à la Tibétaine lorsqu’elle était passée devant le comptoir. Il ne l’avait même pas regardée, plongé dans la lecture d’un vieux livre aux pages couvertes d’idéogrammes.

Ils avaient posé le cadavre du Bulgare sur le lit, l’avaient recouvert d’un drap et avaient épongé, à l’aide de ses vêtements, le sang sur le parquet. Ils avaient trouvé plus de quatre cents yuans dans les poches de son manteau, ainsi qu’un bistouri et un rasoir, des instruments aux lames parfaitement aiguisées qui lui servaient probablement à écorcher et dépecer ses victimes.

Wang n’avait pas songé un seul instant à rebrousser chemin, comme cet argent le lui aurait permis : il avait maintenant franchi le point de non-retour, il avait coupé le cordon avec grand-maman Li. Il s’habituait à l’absence physique de la vieille femme, d’autant qu’elle vivait à l’intérieur de lui avec une intensité qui semblait s’accroître au fur et à mesure qu’il s’éloignait de Grand-Wroclaw.

Il lui avait suffi de se suspendre au rebord de la fenêtre et de se laisser tomber sur quatre mètres pour sortir de l’hôtel. Il avait roulé dans la neige épaisse et molle qui avait amorti sa chute. Il s’était relevé sans dommage, avait contourné le bâtiment et attendu Lhassa à l’angle de la ruelle la plus proche. Le marché avec le Bulgare s’était avéré aussi fructueux que dangereux : ils y avaient gagné, outre quelques frayeurs, quelques bosses et quelques plaies, une arme à feu et quatre cents yuans, une réserve qui leur permettrait de parer au plus pressé et de voir venir. Ils avaient été dignes du Tao de la Survie, dignes de grand-maman Li.

Ils trouvèrent une chambre dans un petit hôtel crasseux situé en plein cœur de l’agglomération. La réceptionniste, une minuscule Thaïlandaise aux cheveux gris, leur réclama soixante-dix yuans pour un réduit sombre et enfumé. Wang paya sans sourciller, conscient qu’il ne trouverait peut-être aucune autre chambre libre dans cet amoncellement de cabanes surpeuplées. La pièce était équipée d’un vieux poêle, d’une réserve de charbon, et tout ce qui lui importait, c’était de passer la nuit bien au chaud.

Quelques minutes plus tard, il passa le pistolet du Bulgare dans sa ceinture et ressortit après avoir prié Lhassa de bloquer la porte avec une chaise et de n’ouvrir à personne d’autre que lui. Elle lui demanda de lui procurer des cigarettes, une requête qui le surprit et l’émut à la fois, car il avait souvent effectué ce genre d’emplettes pour grand-maman Li. Il se rendit dans une épicerie proche, acheta un paquet de biscuits, des fruits confits, de l’eau purifiée – dix yuans le litre, une véritable fortune –, des beignets dégoulinants de graisse et un tube de pommade antiseptique censée favoriser la cicatrisation des plaies. Il enfouit le tout dans les poches intérieures de son manteau. Il trouva des cigarettes de marque kazakhe dans un débit de tabac et de boissons, commanda deux thés dans des verres de terre cuite et regagna tranquillement l’hôtel, dont le nom, le Nakhon, s’estompait sur l’enseigne de bois éclairée par une lanterne.

Il lut un grand soulagement sur le visage de Lhassa lorsqu’elle lui ouvrit la porte. Ils commencèrent leur repas par les beignets, probablement parce que leur corps réclamait de la graisse pour se défendre contre les rigueurs de l’hiver. Le thé avait un goùt rance prononcé mais les coulées brûlantes dans leur œsophage et dans leur estomac leur firent le plus grand bien. Ils grignotèrent encore des fruits confits dont la saveur sucrée s’accompagnait d’une flaveur persistante de bicarbonate de soude, puis, lorsqu’ils furent rassasiés, Wang proposa à Lhassa d’enduire ses blessures de pommade. Elle acquiesça d’un hochement de tête, se débarrassa de son manteau, de sa tunique, et s’allongea docilement sur le lit.

Se remémorant les séances de soins que grand-maman Li administrait à ses patients, il dévissa le tube, déposa des larmes de substance jaune et grasse en divers points du dos de la Tibétaine et, de la pulpe des doigts, commença à répartir l’embrocation par petits mouvements circulaires. Elle se crispa lorsque la pommade entra en contact avec ses chairs à vif. La ceinture du Bulgare avait lacéré son épiderme et les frottements de sa tunique avaient entraîné la formation de cloques séreuses. Wang s’efforçait de rendre ses mains aussi légères que des oiseaux, aussi impalpables que les songes. Le contact avec la peau de Lhassa l’emplissait de trouble. Non seulement il ne regrettait plus de l’avoir relevée dans le sentier de l’Erzgebirge, mais il ne pouvait plus envisager de vivre sans elle. La folie de Penev avait eu cet incontestable mérite de lui révéler toute l’importance qu’elle avait prise dans son existence. De la même manière que grand-maman Li lui avait insufflé la force de partir, de quitter le nid familial, Lhassa lui donnait la force de poursuivre sa route.

Il la massa avec une telle délicatesse qu’elle finit par s’assoupir sous le ballet ensorcelant de ses doigts. Il lui retira ses bottes, son pantalon, la recouvrit d’un drap à la propreté douteuse et d’une couverture de laine d’où s’exhalait une entêtante odeur de poussière. Il se déshabilla à son tour, éteignit la lampe à huile, se glissa dans le lit, écouta les hurlements du vent, le ronflement du feu dans le charbon et les subtils crissements des flocons contre la vitre de la minuscule lucarne.

Wang ne se lassait pas de contempler la cannelure intime de Lhassa, en partie voilée par une toison clairsemée. Pendant deux jours, ils n’avaient quitté la chambre que pour aller acheter de la nourriture, du thé, ou satisfaire leurs besoins organiques dans le cabinet de toilette – un grand mot pour un placard équipé d’une cuvette ébréchée, d’un lavabo écaillé et d’une douche qui vomissait par saccades une eau jaune et tiède.

Ils ne s’étaient pas aimés tout de suite, ils s’étaient apprivoisés avec une méfiance et un effarouchement propres aux enfants meurtris par la vie. Ils s’étaient peu à peu rapprochés dans le lit, s’étaient caressés de leur chaleur, de leur souffle. A l’aube du deuxième jour, Wang avait osé glisser les bras autour de la taille de Lhassa et l’avait attirée contre lui. Elle avait résisté dans un premier temps, parce que ce contact avait ravivé les anciennes terreurs, puis elle s’était abandonnée sur son épaule. De même, elle avait eu un brusque mouvement de retrait lorsque le sexe tendu de Wang lui avait frôlé le ventre. Du membre des hommes, elle gardait le souvenir d’une lame offensante, cuisante. Une arme brutale dont s’étaient servis les Hongrois de Budapest pour la poignarder et la déchirer.

Des larmes brûlantes et silencieuses avaient roulé sur ses joues. Wang avait léché ses pleurs comme pour s’abreuver de sa détresse. Au bout d’une heure, elle s’était de nouveau rapprochée de lui et avait réveillé son désir. Elle avait accepté le contact avec cette excroissance tressautante, palpitante, aussi dure que du bois. Leurs lèvres s’étaient spontanément jointes et ils s’étaient embrassés avec timidité, comme des explorateurs s’aventurant en territoire inconnu.

La journée entière leur avait été nécessaire pour se risquer en caresses et en baisers plus affirmés, plus audacieux. Ils avaient été interrompus par l’intrusion intempestive de la réceptionniste thaïlandaise, venue réclamer avec force ses soixante-dix yuans quotidiens – maligne, elle avait retiré toute clef et tout verrou aux portes, de sorte qu’elle pouvait s’introduire à n’importe quel moment dans la chambre de ses clients et les faire expulser sans délai au cas où ils refuseraient de s’acquitter de leur dû.

Ils avaient dormi l’un contre l’autre la deuxième nuit, et à l’aube du troisième jour, c’était elle qui avait pris l’initiative, elle qui l’avait invité à lui faire l’amour. Elle s’était déployée comme une corolle sous les premiers rayons du soleil. Elle l’avait couvert de ses mains, de ses lèvres, de sa langue, de son haleine, elle s’était faufilée sous lui comme une anguille. Il s’était retrouvé perché sur elle, planté en elle, sans bien se rendre compte de ce qui lui arrivait.

Elle avait creusé les reins, remué le bassin avec lenteur. Il avait alors vraiment pris conscience qu’elle l’avait accueilli. Il n’avait jamais ressenti un tel sentiment de plénitude, ni avec la petite Luang ni avec les autres femmes. C’était comme si le ventre chaud de Lhassa était parfaitement adapté au diamètre, à la longueur, à la sensibilité de son membre. La taille de sa verge n’avait d’ailleurs rien d’exceptionnel, même si les prostituées des bordels coréens de Grand-Wroclaw lui avaient assuré qu’il possédait « un engin aussi grand que celui des Blancs, peut-être aussi gros que celui des Noirs de la Grande Nation de l’Islam, bien plus dur en tout cas… » (il les soupçonnait d’affirmer la même chose à tous leurs clients pour flatter leur vanité et leur soutirer quelques yuans supplémentaires), mais elle suffisait largement à combler la faille intime de Lhassa, qui l’enserrait comme une main à l’incomparable velouté. Il avait ressenti la légère crispation de sa partenaire lorsqu’il avait commencé à bouger en elle. Il avait compris qu’elle gardait des séquelles du terrible traitement que lui avaient réservé les Hongrois de Budapest, qu’elle avait encore besoin de douceur, de tendresse. Il s’était évertué à la rassurer, à la cajoler, attentif à ses réactions, à ses hésitations.

Elle n’avait pas atteint l’orgasme lors de leur première union. Ni lors de la deuxième. Wang avait retardé jusqu’à l’insoutenable la montée de sa propre jouissance. Il avait cru deviner qu’avertie par un mystérieux sixième sens, elle s’était ouverte encore plus et lui avait planté ses ongles dans le dos pour l’entraîner sur la pente irréversible du plaisir. Il avait eu la sensation de se projeter tout entier, de se dissoudre en elle.

« Ça ne t’a pas plu… » avait-il soupiré après avoir repris son souffle.

Elle lui avait caressé tendrement les cheveux.

« Ne me demande pas l’impossible, avait-elle répondu d’une voix songeuse. Celle qui revient de l’enfer a besoin de temps pour réapprendre à rire… »

Elle s’était en revanche exécutée de bonne grâce lorsqu’il avait exprimé le désir de contempler l’entrée de sa vallée de jade. Elle s’était assise contre la tête du lit, avait glissé un coussin sous ses fesses et écarté les jambes. Comme un enfant collé à la devanture d’une confiserie, il n’avait pu détacher son regard de sa conque magnifique dont le rose nacré, rehaussé par les liserés du duvet noir, s’harmonisait à la perfection avec le cuivre de sa peau.

Le jour se frayait un difficile passage dans la pénombre de la chambre. Wang se leva pour ajouter un peu de charbon dans le poêle.

« Je t’ai mal jugé, murmura Lhassa, toujours assise sur le lit. J’ai vraiment cru que tu m’avais vendue à ce monstre bulgare… »

Elle tirait voluptueusement sur une cigarette dont elle secouait les cendres dans la boîte de fruits confits. Elle ne fumait pas beaucoup, deux ou trois cigarettes par jour, mais elle l’accomplissait comme un rituel immuable, grave, quasi mystique.

Accroupi près du tas de charbon, il reposa la petite pelle sur le sol et suspendit ses gestes. Les braises jetaient des lueurs rougeoyantes par la porte du poêle entrouverte.

« Est-ce que le chauffeur slovaque qui t’a transportée de Brno à Most t’a… t’a… ?»

Elle recracha un épais nuage de fumée par la bouche et les narines.

« Il voulait seulement que je me déshabille et que je me caresse devant lui. Il ne pouvait pas me faire de mal : les néotriades lui avaient coupé le… »

La porte s’ouvrit soudain et livra passage à la réceptionniste thaïlandaise. Un sourire entendu affleura ses lèvres lorsque ses yeux chafouins se posèrent alternativement sur Wang et Lhassa, tous les deux aussi nus que des vers.

Il s’aperçut tout à coup qu’il avait dépensé sans compter depuis qu’ils s’étaient enfermés dans cette chambre, et il se demanda s’il lui restait suffisamment d’argent pour régler une nuit supplémentaire. L’exploration de leurs sens et la découverte de leur amour naissant avaient mobilisé toute leur énergie. Ils avaient oublié qu’un univers hostile les attendait de l’autre côté de cette pièce.

« Vous n’êtes tout de même pas venus jusqu’à Most pour passer votre lune de miel ? gloussa la Thaïlandaise. Y a des endroits nettement plus agréables pour ça ! »

Wang ne voyait pas où elle voulait en venir. Lhassa s’était hâtivement recouverte du drap mais lui n’avait pas d’autre choix que de rester accroupi pour soustraire ses attributs virils au regard narquois de la réceptionniste.

« La porte ! soupira la petite femme d’un ton excédé. Elle s’ouvre ! »

Lhassa fut la plus prompte à réagir.

« Quelle porte ? demanda-t-elle en écrasant sa cigarette dans la boîte.

— La porte de Most ! La porte du REM ! »