CHAPITRE
XVII
LA PART DU
HASARD
Ne tire jamais vanité d’une victoire sur un adversaire. Car tu as également perdu si tu as été placé dans l’obligation de tuer pour survivre. Considère seulement que les ancêtres t’ont offert un sursis pour te permettre d’évoluer et d’apprendre à respecter la vie sous toutes ses formes. D’une défaite, tu ne tireras aucune conclusion. Dans l’enseignement de la Survie, une défaite est équivalente à la mort.
Le Tao de la Survie de grand-maman Li
Frédric ne distinguait plus grand-chose par le plancher transparent du PC volant. Les combattants des deux camps erraient dans les ténèbres comme des ombres fantomatiques. Curieusement, la détresse qui l’avait submergé après la mort de Kareem J. Abdull le désertait à présent. Il ressentait un grand calme malgré la situation désespérée de son armée privée de chef et débordée par les légions de Hal Garbett. Une bouche maligne s’amusait à éteindre les lumières jaunes l’une après l’autre sur la carte scintillante du plafond de la cabine. Un coup d’œil sur l’écran du tableau de bord lui indiqua qu’il lui restait un peu plus de trois mille soldats contre sept mille au défendeur américain. Une infériorité numérique qui, en théorie, ne laissait aucune chance à ses hommes d’en réchapper.
La puanteur était devenue intenable à l’intérieur du PC où l’odeur de sa sueur se mêlait à celle de ses déjections pour composer un bouquet fétide. Pour peu que le canal 1 fût en version olfactive, les télésensoreurs garderaient de lui une impression nauséabonde.
Toutefois, ni la perspective de sa dégringolade dans l’esprit de ses admirateurs, ni la déception qu’il allait causer chez les membres du gouvernement français, ni le désenchantement de ses parents, ni même la désillusion prévisible de Delphane ne parvenaient à le chagriner. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il avait encore l’espoir de renverser le cours des choses. Ou plutôt, étant donné qu’il n’avait plus aucun moyen d’intervenir sur le champ de bataille, il restait persuadé que les choses tourneraient en sa faveur. C’était une pensée absurde, bien sûr, une pensée aussi légère et fragile qu’une bulle de savon, mais elle lui permettait de vivre ces dernières heures des Jeux avec une grande sérénité. Qu’il gagne ou qu’il perde, quelle importance ? Une intuition persistante lui soufflait qu’il n’était pas le maître de sa destinée, que des intervenants extérieurs et occultes influaient sur le cours des événements. Cette idée l’avait poussé à créer la section spéciale, à ouvrir la porte au hasard, au chaos, aux dieux, aux forces cachées de la matière. Il avait toujours su qu’il ne parviendrait pas à vaincre Hal Garbett par le seul levier de l’intelligence stratégique. Le favoritisme dont avait bénéficié le défendeur américain montrait que les enjeux des défis avaient dépassé le cadre sportif. Le COJU, devenu le terrain privilégié de toutes les manœuvres politiciennes, avait décidé depuis le début que Hal Garbett sortirait vainqueur de ces cent sixièmes Jeux. Le monde anglo-saxon exploiterait le prestige de ses dix victoires consécutives pour revendiquer une primauté linguistique et politique qui lui échappait depuis deux siècles. La France n’avait pas compris que les JU se gagnaient dans la coulisse, que les membres du Comité avaient toute latitude d’avantager le concurrent de leur choix. Le président Freux et le bureau français du défi avaient eu l’extrême naïveté de croire à la loyauté des anglophones ou, pire encore, n’avaient pas eu l’opportunité de se mêler aux cabales. On avait réglé le sort de la France, de sa langue, de sa culture, de son prestige comme on avait réglé le sort de son challengeur : par les intrigues de couloir, par les jeux d’influence. On avait chargé certains conseillers du gouvernement français, acquis à la cause anglophone, de perturber par tous les moyens la préparation de l’armée de Frédric, on avait retardé l’annonce des modalités du défi, on lui avait imposé une cavalerie de quatre mille hommes, on lui avait livré ses équipements à la veille du départ pour l’île des Jeux… On avait fait en sorte de réduire la part aléatoire des événements mais on n’avait pas prévu que le challengeur réintroduirait le hasard sur le champ de bataille.
Il ferma les yeux et se plongea dans le souvenir de Delphane. Il était prêt maintenant à expérimenter les relations naturelles avec elle. Il était allé jusqu’au bout de son rêve, et même si le hasard ne lui donnait pas raison, même si les machinations des Etats membres de l’ONO triomphaient par l’entremise de Hal Garbett, il n’éprouverait aucun remords de cette défaite, il découvrirait d’autres aspects de la vie avec la même application qu’il avait exploré l’univers de la stratégie. Il rouvrit les yeux, se renversa en arrière sur son siège, fixa la carte lumineuse du plafond. Les bords de la cuvette évacuatrice lui arrachaient la peau des fesses. Les points jaunes s’éteignaient comme des flammes de bougies soufflées par le vent.
Deux mille huit cent vingt-sept, deux mille huit cent douze… Il lui restait encore une possibilité d’intervention : prendre un ou plusieurs temps morts pour retarder l’échéance. Hal Garbett n’avait plus de cantonnement après tout – la part aléatoire représentée par une poignée de membres de la section spéciale… — et ses hommes n’apprécieraient certainement pas de passer une nuit entière sous la pluie sans boire ni manger.
Wang piqua son glaive vers la tête du capitaine de champ. Une lame dévia le coup. Les gardes du corps s’étaient resserrés autour de leur chef avec une promptitude qui dénotait leur sang-froid. Wang tenta une nouvelle fois de frapper d’estoc entre deux boucliers, mais son fer se perdit dans le ventre d’un légionnaire et, le temps qu’il l’en retire, la muraille s’était déjà reformée. Ils ne ripostèrent pas, pour éviter d’ouvrir une brèche dans laquelle l’assaillant pourrait s’engouffrer, mais les cavaliers et les fantassins proches, alertés par leurs cris perçants, commencèrent à converger dans leur direction.
Timûr décida alors de passer à l’action. Il brandit la hache qu’il avait camouflée sous sa cape et avança vers le petit groupe. Comme les gardes du corps concentraient toute leur attention sur Wang, ils ne le virent pas arriver, et sa hache s’abattit sur un premier casque dont elle fendit de part en part le cimier. Le Sudam s’effondra, le crâne brisé. L’Iranien, poursuivant sur sa lancée, imprima un mouvement circulaire à son arme et frappa deux têtes au passage. L’affaissement simultané des deux hommes provoqua une ouverture dans laquelle il chercha aussitôt à s’engager mais qui se referma avant qu’il ne fût parvenu à ses fins.
Kamtay mit à profit le court instant de flottement des Romains pour intervenir à son tour. Son glaive transperça le flanc de son voisin de gauche, puis le dos de son voisin de droite. Le temps que les légionnaires s’aperçoivent qu’un troisième intrus s’était insinué parmi eux, deux autres mordirent la poussière.
Wang lança un regard par-dessus son épaule et vit que des cavaliers fondaient sur lui au grand galop. Il avisa les jambes découvertes des gardes qui lui faisaient face. Les Romains ne s’encombraient pas de cnémides, ces accessoires incommodes, douloureux, dont la plupart des Gaulois s’étaient débarrassés avant le début des combats. Il feignit de frapper ses vis-à-vis au visage pour les contraindre à lever leurs boucliers, puis il infléchit subitement la trajectoire de sa lame et leur faucha les tibias. Les jambes entaillées jusqu’à l’os, ils tombèrent à genoux. Il ne prit pas le temps de les achever (un homme incapable de tenir sur ses jambes ne représente plus grand danger, aurait affirmé grand-maman Li) et se rua dans le passage. Un adversaire se mit en travers de sa route. Il esquiva son glaive d’un retrait du buste et lança son bras du bas vers le haut. Le choc de sa lame sur l’os iliaque du Sudam lui meurtrit le poignet. Il raffermit sa prise sur le manche, rendu glissant par la pluie et la sueur, acheva de déséquilibrer son adversaire vacillant d’un coup de pied sur son boucher. Les autres gardes, tenus en respect par Timûr et Kamtay, ne s’aperçurent pas qu’un ennemi avait forcé le barrage. Le vacarme environnant, les rugissements de l’Iranien, les crissements des fers qui se heurtaient couvraient les glapissements de leur capitaine.
Ce dernier ne chercha pas à riposter. Il ne tira pas son épée ni ne tenta de fuir. Il fit un rapide signe de croix qui ressuscita le souvenir de Piotr Lekzinski dans l’esprit de Wang et fixa son bourreau d’un air résigné.
Le Chinois lui posa la pointe de son glaive sur la gorge. Il tergiversa pendant un temps qui n’excéda probablement pas une seconde mais qui s’étira comme une éternité. Il répugnait à exécuter un adversaire sans défense, puis il se souvint que les Romains n’avaient pas hésité à tuer Zhao, Kareem, et allongea le bras. L’extrémité du fer se ficha dans la pomme d’Adam du Sudam et ressortit sous son occiput. Ses mains volèrent vers son cou pour retirer ce corps étranger qui l’empêchait de respirer mais ses bras retombèrent le long de ses hanches, ses yeux se dilatèrent, un long borborygme s’exhala de ses lèvres entrouvertes. Lorsque Wang eut retiré la lame d’un coup sec, il partit vers l’arrière et s’écroula sur deux de ses gardes qu’il faucha comme des quilles.
La vision du cadavre de leur capitaine produisit sur les Romains le même effet qu’une douche glacée. Pétrifiés, ils suspendirent leurs gestes pendant quelques instants. Les trois membres de la section spéciale d’Alexandre en profitèrent pour se dégager et battre en retraite, mais ils furent encerclés un peu plus loin par une vingtaine de cavaliers et de fantassins.
« Ce serait le moment d’avoir une nouvelle conversation avec tes ancêtres ! » grogna Timûr.
Wang para un premier coup de lance avec son bouclier mais le fer traversa le bois et lui taillada l’avant-bras. Il refoula la douleur avec l’énergie du désespoir, se concentra sur les hommes et les chevaux qui grouillaient autour de lui. La nuit et la pluie donnaient à la scène un aspect onirique. Les loricæ, les dalmatiques, les casques, les boucliers le cernaient comme les carapaces d’un essaim surexcité. Les battements précipités de son cœur estompaient les hennissements, les vociférations, les halètements, les chocs répétés des armes. Il leva la tête, aperçut les scintillements lointains des PC volants que la pluie découpait en traits obliques.
Il leur fallait un miracle pour se sortir de ce cauchemar.
Un miracle ou un temps mort. Mais comment
avertir Frédric
Alexandre que trois de ses hommes étaient pris dans une tenaille et
avaient d’urgence besoin d’un répit ?
« Retire le bandeau, dégage le voyant… »
Cette fois, Wang ne chercha pas à deviner d’où provenait le murmure. Tout en surveillant ses adversaires, il arracha son casque et les deux bandes de tissu qui lui enserraient le crâne.
« Par le Buddha, qu’est-ce que tu fais ? » siffla Kamtay.
Mais le Laotien n’attendit pas la réponse de son jeune compagnon pour se débarrasser à son tour de son casque et de son bandeau. Bien qu’il ne comprît pas où les deux autres voulaient en venir, Timûr les imita. Tant d’événements extravagants s’étaient déroulés depuis le coup d’envoi des Jeux qu’il n’en était plus à une énormité près (retirer son casque en plein cœur d’une bataille était à peu près aussi logique que se dévêtir sous le soleil brûlant du désert). Une lame effleura l’épaule de l’Iranien et fit sauter le fermoir de sa cape. Qu’ils fussent ou non protégés par un casque, ils ne tiendraient pas longtemps face à la meute qui se refermait sur eux.
Une intuition soudaine – une suggestion de la ruche ? — avait poussé Delphane à composer le 5367 sur le clavier du sensor. Le jeune Chinois était là, couvert de sang de la tête aux pieds, habillé en Romain, cerné par une horde vociférante. Les voyants frontaux brillaient dans la nuit, effleuraient des visages déformés par la haine, la fatigue et la souffrance.
Une douleur vive monta de l’avant-bras de la jeune femme. Un liquide visqueux, tiède, coula sur son poignet, entre ses doigts. Elle levait son boucher pour parer les coups de plus en plus lourds qui pleuvaient autour d’elle.
Elle luttait avec un courage et une adresse admirables mais elle succomberait bientôt sous le nombre. Une lance se ficha dans son pied et la cloua au sol. La douleur se déploya dans ses jambes, dans son bassin. Elle serra les dents pour rester consciente, pour résister une minute, une seconde supplémentaire. Elle leva la tête, adressa une supplique aux ancêtres, à cette lumière peut-être qui brillait là-haut comme une étoile morcelée.
Le ululement de la sirène pétrifia les Romains qui pullulaient autour de Wang et de ses deux compagnons comme des insectes enragés. Ils se souvinrent qu’ils risquaient l’extinction à poursuivre le combat pendant le temps mort et rengainèrent leurs armes à contrecœur. Ils avaient désormais le choix entre camper sur le champ de bataille pendant les trois heures d’interruption ou retourner à leur cantonnement pour reconstituer leurs forces. Ils consultèrent du regard les centurions ou les officiers de cavalerie, mais la chaîne de communication s’était rompue et leurs interrogations demeurèrent sans réponse. La nuit naissante se peupla de statues. Les Romains attendaient des ordres qui ne venaient pas et les Gaulois étaient trop fourbus pour réagir.
Wang s’accroupit, posa son bouclier dans la boue, déchira un pan de son sagum – de ce qu’il en restait – pour juguler l’hémorragie de son avant-bras. La blessure à son pied était plus superficielle qu’il ne l’avait d’abord cru : le fer de la lance s’était fiché entre ses orteils et lui avait simplement déchiré la peau entre deux phalanges. Il noua le morceau d’étoffe autour de son bras, se releva et, boitillant légèrement, prit la direction de l’oppidum. L’Iranien et le Laotien lui emboîtèrent le pas. Tout en marchant, ils se dépouillèrent de leurs attributs de Romains et c’est pratiquement nus, sous le regard hébété des autres immigrés, qu’ils se présentèrent devant la porte du rempart.
Belkacem L. Abdallah serra son ancien compagnon de bloc à l’étouffer. Le Soudanais avait reçu plusieurs blessures mais toutes superficielles. À la requête de Wang, on avait installé un hôpital de fortune dans une dizaine de huttes de l’oppidum, et on avait mobilisé toutes les énergies, toutes les compétences pour soigner les blessés. Kamtay et Timûr s’étaient chargés de relater leurs aventures au reste de l’armée et la rumeur s’était rapidement répandue que les ancêtres, — ou les dieux, ou Dieu selon les croyances – étaient apparus à un jeune Chinois du nom de Wang pour renverser le cours de la bataille. Ils rélevèrent spontanément au rang de capitaine de champ – de général en chef pour les Sino-Russes qui avaient effectué un séjour dans les troupes de l’axe Pékin-Moscou. Ses désirs devinrent de ce fait des ordres, exécutés avec un zèle proportionnel au prestige que lui valaient ses hauts faits. On savait qu’il avait tué le capitaine de champ de Hal Garbett, qu’il avait détruit le cantonnement du défendeur américain, et on comptait sur lui, maintenant que Frédric Alexandre n’avait plus la possibilité de les diriger, pour finir le travail. Les membres de la section spéciale qui s’étaient réfugiés dans les huttes pendant la bataille s’étaient en grande partie rachetés en massacrant les Romains introduits dans l’oppidum. On espérait que leur fraîcheur physique compenserait en partie – en petite partie seulement – l’infériorité numérique de l’armée gauloise.
Wang avait recommandé aux hommes de se nourrir et de se reposer, car il envisageait de reprendre le combat très tôt le lendemain. Il avait institué des tours de garde sur le chemin de ronde du rempart pour détecter d’éventuels mouvements des légions romaines pendant la nuit. Il se reposait lui-même dans une hutte transformée en quartier général et dans laquelle s’engouffraient de temps à autre des Sino-Russes, des Islamiques ou des Nordiques qui venaient s’assurer de la réalité de son existence. Sa jeunesse, qui aurait pu le desservir dans d’autres circonstances, accentuait l’aspect miraculeux de son aventure et renforçait son autorité sur ses hommes.
« J’ai cru mourir mille fois, fit Belkacem en hochant la tête d’un air grave. Mille fois j’ai fait mes adieux à ma douce Aïcha, à mes enfants, mille fois la chance, le vent, la pluie, mon bouclier ont dévié les lames qui me visaient… »
Il se leva, plaça son bouclier sous une torchère, montra les innombrables creux et bosses qui déformaient le bronze. La lumière dansante de la flamme révélait les accrocs de son sagum, de sa tunique, de ses braies, les balafres qui lui parsemaient le corps, les taches de sang et de boue qui lui maculaient le visage, les cheveux, les mains.
«Kareem et Zhao n’ont pas eu ta chance… » murmura Wang.
Timûr, Kamtay et les quelques officiers allongés sur les lits voisins se redressèrent, alarmés par la tristesse déchirante de sa voix. L’Iranien et le Laotien l’avaient vu pleurer en berçant la tête de son ami et, même s’ils n’avaient pas rapporté l’anecdote aux autres, cette scène leur avait laissé une impression aussi forte que la manière dont il avait « perçu » la volonté des ancêtres – ou des dieux, ou de Dieu.
« J’ai vu Kareem emporté par une vague humaine, dit Belkacem dont la torchère étirait l’ombre mouvante sur les murs. Ils ont agi comme s’ils avaient toujours su qu’il était le capitaine de champ de Frédric Alexandre.
— Tu veux dire qu’il y a eu des fuites ? » demanda Kamtay.
Le Soudanais acquiesça d’un mouvement de tête.
« J’en mettrais ma main au feu…
— Ces salopards nous le paieront ! gronda Timûr.
— Les Sudams sont des immigrés comme nous, intervint Wang. Le voyant frontal nous empêche de nous en prendre aux véritables responsables.
— Même avec la double épaisseur de tissu autour de la tête ? s’étonna Kamtay.
— Un truc provisoire, répondit Wang. Ça ne fonctionnerait probablement pas en dehors de l’île des Jeux… »
Ils marquèrent un temps de pause pendant lequel ils écoutèrent le crépitement de la pluie sur les chaumes et les sifflements du vent dans les anfractuosités des murs de torchis.
« Qu’est-ce qu’on fait des Sudams ? reprit Belkacem.
— Si nous voulons vivre, nous n’avons pas d’autre choix que de les exterminer », dit Wang.
Il n’avait pas eu besoin de hausser le ton de sa voix pour exprimer la colère dans laquelle le plongeait cette perspective.
L’aube n’était pas encore levée et les deux mille cinq cents survivants de l’armée de Frédric Alexandre avançaient à marche forcée vers le camp fortifié romain. Chaque homme s’était muni de ses armes personnelles et des lances ou des glaives récupérés sur les cadavres. Deux divisions de cinq cents cavaliers encadraient les quinze centuries de l’infanterie.
Wang n’avait pas prononcé de discours avant le départ, mais il avait rendu un hommage solennel à Kareem J. Abdull, dont le corps criblé de blessures lui avait été amené devant la porte du rempart… Lhassa, Tzeu, Zhao Guofeng, Kareem J. Abdull… l’Occident l’avait-il donc condamné à être séparé de ceux qu’il aimait ? Il s’était recueilli un long moment devant la dépouille du Gabonais, dont le masque mortuaire exprimait une grande sérénité. Sa femme, mariée à un être qu’elle abhorrait, attendrait en vain son retour à Port-Gentil.
Appuyé par les officiers, Wang avait décidé de porter le fer chez l’ennemi, probablement démoralisé par la perte de son capitaine de champ et par une nuit de veille passée sous la pluie. Il avait exigé des immuns afghans qu’ils préparent des repas à emporter pour les hommes et qu’ils doublent les rations d’avoine des chevaux. Les Gaulois s’étaient séchés, désaltérés, reposés, et même si un crachin tenace noyait la plaine sous une grisaille sale, la confiance était revenue dans leurs rangs.
Juché sur un cheval, Wang marchait en tête de ses troupes. Il ne se ressentait pratiquement plus de la blessure de son pied mais son avant-bras continuait de l’élancer. Il avait coiffé le casque de Kareem J. Abdull et passé par-dessus sa tunique une armure dorée en hommage à Zhao. Des Mongols lui avaient fourni une longue épée à la poignée de bronze dont le fourreau de cuir lui battait les mollets. Derrière lui venaient ses lieutenants, Timûr l’Iranien, Kamtay le Laotien, Belkacem le Soudanais. Ils allaient à pied, ayant refusé de parcourir à cheval la distance entre l’oppidum et le camp romain. Ils souhaitaient – prétendaient-ils – être logés à la même enseigne que les simples soldats, mais Wang soupçonnait deux d’entre eux de vouloir épargner leurs fesses et leurs cuisses soumises la veille à rude épreuve, et le troisième de sauter sur ce prétexte pour échapper à la redoutable épreuve que représentait le fait de grimper sur l’échine d’un cheval.
Les deux PC volants suivaient la progression de l’armée gauloise. Leurs lumières perçaient difficilement le rideau de pluie et le vent colportait leur ronronnement diffus. Les temps morts étaient dorénavant le seul moyen d’action des stratèges mais, judicieusement utilisés, ils pouvaient encore influer sur le cours des événements, comme l’avait démontré l’interruption de trois heures demandée la veille par Frédric Alexandre.
Wang distingua la ligne sombre du camp romain. Les troupes de Hal Garbett n’étaient pas encore sorties de leur cantonnement. Il n’aperçut aucune sentinelle sur l’escarpe de la palissade. Les premières lueurs du jour teintaient de vert la barrière électromagnétique qui se dressait à l’horizon comme une gigantesque muraille.
Parvenu à moins de cinquante mètres de l’enceinte, Wang immobilisa son armée d’un geste du bras. Le pont-levis avait été relevé et l’eau de pluie rendait infranchissable le large fossé. Les Romains étaient deux fois plus nombreux que les Gaulois mais, privés de chef, découragés par la perte de leur capitaine de champ et par le saccage de leur camp, ils oubliaient de tirer profit de leur supériorité numérique. Wang avait estimé qu’il ne fallait pas leur laisser le temps de se réorganiser. Fatigués par une nuit sans sommeil, ils attendaient probablement que leurs immuns reconstituent leurs réserves de vivres pour reprendre le combat. La légende voulait que les soldats se montrent plus efficaces le ventre vide, mais ils ne tiendraient pas longtemps contre des adversaires reposés et rassasiés.
Wang descendit de cheval et s’approcha de Timûr, Kamtay et Belkacem.
« Ce sera moins facile d’entrer là-dedans que la première fois ! soupira l’Iranien. Ils ont appris à se méfier…
— Pas tant que ça ! fit Kamtay. Ils n’ont pas jugé nécessaire de poster des sentinelles !
— Ils ne songent pour l’instant qu’à remplir leurs estomacs vides ! intervint Belkacem.
— Nous devons justement pénétrer dans ce camp avant qu’ils n’aient eu le temps de les remplir, déclara Wang. Et pour ça, débloquer ce fichu pont-levis…
— Comment ? demanda Timûr.
— En escaladant la palissade… »
Ils marquèrent un temps de pause où s’amplifièrent le grésillement de la pluie, le ronronnement des PC et les hennissements des chevaux.
« Qui va s’en charger ? demanda Belkacem.
— Moi, répondit Wang.
— Pas question ! protesta Kamtay. Tu es notre capitaine de champ et ton bras blessé…
— C’est justement au capitaine de montrer l’exemple, coupa Wang. Et la blessure de mon bras ne me gênera pas. Procurez-moi trois glaives à lame courte et tenez la cavalerie prête à s’introduire dans le camp. Donnez deux lances aux hommes pour qu’ils essaient de tuer chacun deux adversaires. Envoyez l’infanterie cinq minutes après. En rangs serrés, protégés par les boucliers.
— Des tortues ? » lança Belkacem.
Wang opina d’un mouvement de menton.
« Je vois que tu n’as pas perdu toute notion d’histoire… » murmura-t-il avec un sourire.
Les lames se fichaient en vibrant dans le bois des pieux maintenus les uns contre les autres par des cordes. Delphane sensorait chaque seconde de cette escalade périlleuse. De temps à autre, elle se retournait et apercevait l’armée rassemblée dans la plaine, la cavalerie regroupée au centre, prête à s’engouffrer dans l’ouverture. L’eau glaciale du fossé, si profond qu’il avait fallu le traverser à la nage, l’avait transie jusqu’aux os et avait alourdi sa tunique. Elle s’était débarrassée de tous ses autres vêtements, de ses gallicæ, de son casque, de son sagum, de son armure. La pluie rendait glissantes les poignées métalliques, le vent froid lui léchait le bas-ventre, le dos, la nuque. Elle progressait à une lenteur désespérante, car elle devait se tenir en équilibre sur la lame intermédiaire, retirer la lame inférieure du bois et la planter aussi profondément que possible au-dessus de sa tête. Elle se hissait ensuite sur la lame supérieure, qui devenait intermédiaire, et recommençait son manège. Handicapée par la blessure de son bras, elle serrait les dents pour ne pas lâcher prise.
Elle mit plus de vingt minutes pour parcourir les six premiers mètres. Elle grimpait de moins en moins vite au fur et à mesure que se rapprochait le sommet de la palissade, distant encore de quatre mètres.
Elle ne parvenait plus à se dissocier de Wang – c’est le nom que donnaient les autres au Chinois du canal 5367. Les capteurs des sensors avaient aboli son individualité. Elle était sortie de son territoire pour investir le corps de ce jeune Sino-Russe dont elle ressentait les sentiments, les émotions, les transformations physiologiques avec une acuité surprenante. Elle n’était pas encore entrée dans ses pensées, mais elle commençait à pressentir ses décisions. Elle avait ainsi deviné son intention d’escalader l’enceinte du camp romain avant qu’il n’en fasse part à ses compagnons.
Elle avait appris, comme l’ensemble des télésensoreurs français, qu’il avait tué le capitaine de champ de Hal Garbett, qu’il avait donc, en éliminant la pièce maîtresse du jeu du défendeur américain, redonné l’espoir à toute une nation. Son père l’avait appelée au milieu de la nuit pour lui recommander de se brancher sur le 5367 (pour, également, tenter de se justifier maladroitement de son comportement de la veille). Elle s’était abstenue de lui dire qu’elle n’avait pas attendu ses conseils pour suivre Wang dans toutes ses évolutions, et cela bien avant que ce dernier ne prenne la place du capitaine de champ de Frédric et ne devienne l’acteur principal de ces Jeux. Elle s’était également mordu les lèvres pour ne pas hurler qu’elle le haïssait, qu’elle quitterait l’appartement de Toulouse dès la fin des JU, qu’elle se tiendrait à l’entière disposition de la ruche pour hâter l’effondrement d’un monde qui commençait à lui donner la nausée. L’appel de son père montrait en tout cas que la France entière s’était branchée sur le canal 5637.
Une épée se déroba sous son pied. Elle se pencha pour la rattraper avant qu’elle ne tombe, mais ce mouvement précipité la déséquilibra et elle dut se plaquer contre le bois rugueux pour éviter la chute. Elle aperçut en contrebas la bande de terre et de pierres qui s’étendait entre le fossé et la palissade. L’arme rebondit sur les arêtes rocheuses et s’abîma dans l’eau, dont la surface ridée par la pluie fut agitée de remous.
Elle ne disposait plus que de deux lames pour continuer l’escalade. Elle se hissait sur l’une et fichait l’autre à hauteur de son bassin pour se donner la possibilité de récupérer la première. Elle eut besoin de trente minutes pour parvenir jusqu’au faîte de la palissade. Le sang s’écoulait de ses doigts, de ses coudes, de ses genoux écorchés. Ses muscles tétanisés par l’effort et la fraîcheur de l’aube ne lui obéissaient plus que partiellement. Elle s’accrocha d’une main à l’extrémité d’un pieu taillé en pointe, reprit l’épée la plus proche et se hissa à la force d’un bras au sommet de l’enceinte. Elle s’assit à califourchon entre deux palis. Le bois humide lui irrita le périnée.
Elle eut d’abord une vue d’ensemble du camp. Les hommes de Hal Garbett s’étaient servis de leurs capes, de leur manteaux, de leurs armures pour certains, pour fabriquer des abris de fortune. Des pieds dépassaient de ces tentes rudimentaires. Ils avaient probablement éprouvé de sérieuses difficultés à trouver le sommeil dans cette ambiance humide, et c’était seulement au lever du jour qu’ils cédaient enfin à la fatigue et goùtaient de précieuses heures de repos. Les chevaux avaient été alignés contre un côté de la palissade. Enroulés dans leurs manteaux, assis autour de leurs armes plantées dans la boue comme des flammes figées, des hommes discutaient à voix basse. D’autres tentaient d’oublier le froid en faisant les cent pas, en sautillant sur place, en se frappant les épaules. Les râles des blessés, allongés à même la terre, renforçaient l’impression de renoncement qui se dégageait du camp.
Elle remarqua deux hommes allongés sur l’escarpe de surveillance qui, prévue pour les sentinelles, faisait le tour de la palissade. Large d’un mètre, elle était fixée aux pieux par d’énormes clous, reliée au sol par des échelles et ceinte d’une balustrade. Les deux Sudams, alertés par le bruit, se levèrent et tirèrent leur glaive. Exténuée par son escalade, elle rassembla ses énergies et raffermit sa détermination. Par chance, ils n’eurent pas le réflexe de crier pour attirer l’attention des autres, estimant sans doute qu’ils viendraient facilement à bout d’un adversaire isolé. De même, ils n’avaient pas cru nécessaire de se munir de leurs boucliers, posés contre un poteau de la balustrade. Elle sauta sur l’escarpe, se campa sur ses jambes, surveilla leurs mouvements. Leurs traits tirés, leur barbe de deux jours, leurs cheveux collés par le sang et la boue, l’âcre odeur qui s’exhalait de leurs vêtements souillés, les déchirures de leur tunique composaient un tableau peu reluisant, peu représentatif en tout cas de la Rome orgueilleuse de l’Antiquité. Le premier se fendit d’une attaque sans conviction, comme s’il n’avait plus les moyens physiques de ses intentions. Delphane esquiva le coup sans difficulté et riposta. Son épée s’engouffra entre les deux plaques de la lorica et s’enfonça dans sa cage thoracique. Le Sudam bascula vers l’avant et s’écroula sur le plancher de bois dans un bruit sourd. Elle mit à profit les quelques secondes d’hébétude de son compagnon pour sauter par-dessus le cadavre et, du tranchant de la lame, lui ouvrir le bas-ventre. Elle ne perdit pas de temps à s’assurer qu’elle lui avait porté un coup fatal. Elle le contourna pendant qu’il s’affaissait comme un sac vide et s’engagea sur une échelle verticale située à moins de dix mètres de la porte. Le bref affrontement sur l’escarpe n’avait pas donné l’alerte. Tandis qu’elle dévalait les barreaux, elle lançait d’incessants coups d’œil par-dessus son épaule. Personne ne levait la tête dans sa direction ni ne prêtait attention aux deux PC qui survolaient le cantonnement. Les barreaux, mal poncés, lui égratignaient les plantes des pieds. Soudain, alors qu’elle était arrivée à moins de trois mètres du sol, un cri strident retentit dans son dos. Elle lâcha l’échelle, se lança dans le vide, se reçut en souplesse sur la terre meuble. Elle ne chercha pas à savoir d’où provenait ce hurlement ni quel branle-bas de combat il avait déclenché, elle fonça vers le pont-levis maintenu à la verticale par une énorme corde enroulée autour d’une poulie. Des ombres s’agitèrent dans son champ de vision, des glapissements résonnèrent autour d’elle. Des légionnaires avaient compris ses intentions et engagé avec elle une course de vitesse. Des hommes brusquement réveillés, alertés par ce soudain remue-ménage, pointaient la tête hors de leur abri.
Arrivée à proximité de la poulie, elle leva son épée, visa la corde, frappa de biais. Elle crut que le choc de la lame sur le câble lui avait disloqué l’épaule. Les fils tressés cédèrent l’un après l’autre. Elle perçut le grincement produit par la poulie tournant sur son axe, le sifflement de la corde qui se dévidait à grande vitesse. Les yeux tendus d’un voile rouge, au bord de l’inconscience, elle entendit les vociférations et les bruits de pas des Romains. Elle n’avait plus la force de lutter, ni même celle de faire face à ses adversaires. Pourtant, au fond d’elle, une voix lui ordonnait de survivre. Une vieille femme aux cheveux blancs, aux paupières lourdes et flétries tirées sur dés yeux d’un noir profond… Grand-mère…
Un roulement supplanta les autres bruits. Les poumons en feu, repliée sur elle-même pour reprendre son souffle, elle attendit le coup fatal. Ponctué de clameurs, le grondement enfla de manière vertigineuse, comme un orage qui se serait brutalement rapproché. Elle entrevit un mouvement continu sur sa gauche. Sa nuque se décontracta peu à peu et les battements de son cœur s’apaisèrent. Elle se redressa, ouvrit les paupières, vit les centaines de cavaliers gaulois se disperser à l’intérieur du camp et se lancer à la poursuite des Romains affolés. Les vagues surgissaient de la porte et engloutissaient les hommes figés autour d’elle. Transpercés par les lances, piétinés par les chevaux, plaqués contre la palissade, ils n’avaient pas eu le temps de courir vers les échelles et de se réfugier sur l’escarpe.
Elle se détendit enfin, renversa la tête en arrière. Elle s’aperçut alors que la sueur avait formé une épaisse flaque sur le siège du sensor. Elle retira les deux capteurs de sa poitrine pour décontracter ses muscles noués, pour réintégrer son corps. Elle avait frôlé à plusieurs reprises le coma sensoriel, mais pour rien au monde elle n’aurait modéré les sensations vertigineuses que lui avait procurées le canal 5367. Elle caressa distraitement les pointes dressées de ses seins. Paradoxalement, cette identification aux valeurs masculines de Wang l’avaient réconciliée avec sa nature de femme.
Lorsque retentit la sonnerie du temps mort, probablement demandé par Hal Garbett, des milliers de cadavres jonchaient la boue du camp. L’attaque surprise de la cavalerie, suivie à quelques minutes de l’infanterie, avait provoqué des ravages considérables dans les rangs ennemis. Nombreux étaient les Romains qui, pris de court, n’avaient pas eu le temps de se munir d’une arme et qui avaient été massacrés sans esquisser un geste de défense. Certains avaient même été frappés alors qu’ils étaient encore allongés sous leur abri de fortune et perdus dans leurs rêves. Les assaillants avaient tranché les attaches des deux mille chevaux et les avaient chassés hors de l’enceinte, retirant à l’ennemi toute possibilité de reconstituer sa cavalerie. Des Sudams, oubliant l’arrogance des premiers jours, étaient tombés à genoux et avaient imploré les hommes de Frédric Alexandre de les épargner, mais les épées, les haches, les lances s’étaient abattues sur eux sans pitié.
Ivres de carnage, plusieurs Gaulois ne s’étaient pas arrêtés de combattre lorsqu’avait retenti la sirène du temps mort. Foudroyés, ils s’étaient affaissés comme des feuilles mortes sur les corps de ceux qu’ils venaient de pourfendre.
Sur l’ordre de Wang, les Sino-Russes, les Islamiques et les Nordiques se regroupèrent au centre du camp romain, puisqu’aucun règlement n’interdisait à une armée de passer les trois heures du temps mort dans le fief de l’ennemi. Une vingtaine d’hommes restés en arrière apportèrent les repas préparés par les immuns afghans. Il n’y avait pas si longtemps qu’ils avaient mangé, ils n’avaient donc probablement pas très faim, mais Wang jugea que le spectacle de ses soldats en train de se restaurer saperait un peu plus le moral des Sudams, qui jeûnaient maintenant depuis plus de dix heures.
« À mon avis, ils sont moins de deux mille, lança Kamtay en mordant à belles dents dans une cuisse de poulet.
— Dommage que Hal Garbett ait demandé son temps mort, grommela Timûr. Il n’en resterait plus un seul à l’heure qu’il est. »
Les Romains s’étaient rassemblés au fond du camp et répartis par petits groupes. Certains d’entre eux avaient gagné l’escarpe pour guetter l’éventuelle apparition des immuns. La pluie avait cessé de tomber et le vent dispersait peu à peu l’odeur de sang.
L’escalade de la palissade et l’abaissement du pont-levis avaient encore accru le prestige de Wang.
« Ils n’ont plus de chevaux, plus de chef, plus de camp, plus de vivres, dit Belkacem. Ce n’est pas un temps mort qui changera quoi que ce soit au résultat.
— Ils garderont l’espoir tant qu’ils pourront se battre, objecta Kamtay.
— À mon avis, ils ne reprendront pas le combat… » affirma Wang.
La suite des événements confirma ses propos. Alors que la sirène annonçant la fin du temps mort venait à peine de se taire, alors que les Gaulois remontaient en selle ou reconstituaient les tortues, alors que les nuages bas libéraient à nouveau un crachin désespérant, alors que les deux PC s’étaient stabilisés au-dessus de leurs armées respectives comme pour leur délivrer les dernières consignes, les Romains hissèrent une cape claire sur la hampe d’une lance et dépêchèrent une ambassade de trois hommes, un Noir, un Blanc, un métis, auprès du commandement ennemi.
Ils se frayèrent un passage au milieu des Gaulois figés et, dans un silence irrespirable, ils se dirigèrent vers le petit groupe de Wang.
« Nous voulons parler à votre jefe… votre chef », déclara le Noir.
Leurs uniformes couverts de boue ne se différenciaient plus guère de ceux de leurs adversaires. Des plumets de leur casque ne subsistaient plus que quelques brins soufflés par le vent.
« Qu’est-ce que vous lui voulez ? lança Kamtay Phoumapang d’un ton agressif.
— Lui proposer notre reddition… »
Le Laotien désigna les PC volants d’un geste du bras.
« Vous croyez qu’il est d’accord, là-haut ? »
Le Noir haussa les épaules.
«Il a perdu son capitaine de champ. C’est à nous de prendre la décision.
— Qu’est-ce qui nous prouve que vous ne cherchez pas à nous jouer un tour à votre façon ?
— Nous parlons la même langue, hombre, même si je suis originaire du Pérou et vous d’un autre pays…
— Du Laos, précisa Kamtay. Ta parole ne suffira pas…
— Si vous acceptez de nous épargner, nous vous remettrons toutes nos armes.
— L’Américain risque de vous en vouloir et de demander l’extinction de votre voyant frontal.
— Nous choisissons de courir le risque, amigo. Nous n’avons aucune chance de nous en sortir contre vous…
— Vous ne teniez pas le même discours avant-hier !
— Nous étions des machines à tuer. Les Americanos nous avaient fanatisés, mais le vent a tourné… »
Kamtay interrogea du regard Wang, qui abaissa les paupières en signe d’acquiescement. Il était temps de mettre fin à cette guerre inutile. Le sang avait déjà trop coulé.
Comme l’avaient annoncé les trois émissaires, les Romains vinrent un à un déposer leurs armes, leurs casques, leurs boucliers, leurs loricæ devant Wang. Pendant plus d’une heure, seuls les râles des agonisants et les bruits mats des armes qui s’entassaient troublèrent le silence de cathédrale tombé sur le camp. Lorsqu’ils se furent débarrassés de leurs attributs guerriers, Wang fit regrouper les Sudams au centre de l’enceinte et expédia une centaine de ses cavaliers vers l’oppidum pour leur rapporter de quoi manger.
Les deux appareils se posèrent avec délicatesse sur l’herbe de la plaine. Hal Garbett avait pressé le bouton rouge de son tableau de bord, le bouton infamant de la défaite, et l’administrateur de l’île avait aussitôt commandé l’atterrissage des PC.
Les membres du COJU grelottaient sous les trombes d’eau qu’ils avaient eux-mêmes programmées. Ils songeaient avec amertume qu’ils devraient bientôt se familiariser avec la mode gauloise, bien terne en comparaison de la mode romaine. Le dénouement de ce défi les consternait pour bien d’autres raisons. Non loin, les cars-régies des télésens et l’autobus solaire avec lequel ils avaient traversé le champ de bataille émettaient un bourdonnement à peine audible. Seuls les représentants des chaînes nationales affichaient la mine réjouie de ceux pour qui les cent sixièmes Jeux uchroniques étaient d’ores et déjà un franc succès (tous les records de connexion avaient été battus). Ils guettaient avec impatience les deux concurrents pour les presser de questions, pour les prier d’éclairer les télésensoreurs occidentaux sur tel ou tel aspect de leur stratégie (les subtilités tactiques d’Alexandre avaient échappé à la perspicacité de bon nombre d’entre eux).
Hal Garbett sortit le premier de son PC. Il arborait une mine sombre qu’on ne lui connaissait pas, et ses mâchoires bleuies par la barbe apparaissaient encore plus carrées que d’habitude. Il refusa l’aide des techniciens pour se défaire des capteurs plaqués sur son corps et qui laissèrent des traces violacées sur sa peau. Il prit une profonde inspiration et fixa un à un les membres du Comité d’un air désolé.
Frédric Alexandre se présenta cinq minutes plus tard. Pâle, hâve, le torse et le bassin parsemés de plaques rouges, le cheveu terne et gras, des yeux ronds de hibou. Hal Garbett se dirigea vers lui pour le féliciter, comme le voulait l’usage uchronique.
« Je ne sais pas comment tu as fait, mais tu m’as eu, fucking Frenchy ! » lâcha l’Américain entre ses lèvres crispées.
Des lueurs de désarroi traversaient ses yeux gris. Il tendit la main à Frédric qui la saisit timidement mais n’osa pas la presser. Le challengeur ne parvenait pas à s’habituer à l’idée qu’il avait vaincu son terrible adversaire, qu’il était désormais le défendeur pour deux ans, que ce serait à lui de choisir le thème du prochain défi. Il était seulement conscient que la petite part de hasard qu’il avait introduite dans cette bataille avait fini par l’emporter sur la méthode américaine. Là se limitait son apport stratégique, et il ne savait pas encore s’il était important ou anecdotique.
« Il faudra un jour que tu m’expliques certaines choses, Frenchy, reprit Hal Garbett. Comment tu as éliminé mon capitaine de champ, par exemple…
— J’ai eu un peu de chance », bredouilla Frédric.
Un sourire amer affleura les lèvres de l’Américain. La pluie plaquait ses cheveux courts sur son crâne.
«Bullshit ! La chance n’a rien à voir avec la stratégie ! cracha-t-il avec colère. Mais le temps n’est pas venu d’analyser ce défi. Mes hommes vont payer très cher leur pusillanimité. Profite bien de ta victoire, Froggy. Je n’ai pas l’intention de passer la main. Je te donne rendez-vous dans deux ans. »
Il se détourna avec brusquerie et, nu et fier, se dirigea vers les représentants des télésens américains qui se bousculaient pour recueillir ses impressions.
Avant toute déclaration, Frédric exprima le désir de saluer ses hommes, rassemblés dans l’oppidum par les permanents administratifs de l’île des Jeux. On le lava, on lui fournit des vêtements propres et secs, un pourpoint de velours, un manteau et des chausses de laine, puis on le transporta à bord d’un autobus jusqu’à l’oppidum. Les responsables télésens qui réussirent à s’engouffrer dans le véhicule le congratulèrent pour son idée géniale d’avoir prévu un capitaine de champ secret et d’avoir choisi, pour tenir ce rôle, ce jeune Chinois doué d’un remarquable sens de la stratégie. Il ne jugea pas nécessaire de leur expliquer que cette décision n’avait pas relevé directement de sa responsabilité.
On le conduisit à la porte de l’oppidum où il demanda à rester seul avec ses hommes, au grand dam des représentants des télésens qui lui rappelèrent les obligations d’un défendeur envers les grands médias occidentaux.
«Le président Freux, les membres du gouvernement, les télésensoreurs français et occidentaux attendent avec impatience vos premières déclarations ! Notre car-régie est équipé d’un sensor mobile d’où vous pourrez… »
Il s’en dépêtra en leur promettant de leur consacrer plusieurs heures, plusieurs jours s’ils le souhaitaient, après cet entretien avec ses hommes.
« Une grande partie du mérite leur revient, argumenta-t-il. Je me dois de leur rendre hommage… »
Il pénétra donc seul dans l’oppidum, où des soldats le reconnurent, l’informèrent des hauts faits de Wang et le guidèrent jusqu’à la hutte où il se reposait en compagnie de ses lieutenants. Pendant le trajet, on lui exposa, en les enjolivant chacun à sa manière, les exploits de ce jeune Chinois que les ancêtres – les dieux, Dieu – avaient élu pour les conduire sur le chemin de la victoire.
On l’introduisit dans la hutte où les quatre hommes mangeaient en silence, les yeux perdus dans le vague. Ils suspendirent leurs gestes lorsque le challengeur français s’avança dans la pièce. Frédric reconnut d’emblée le jeune Sino-Russe qu’il avait remarqué à plusieurs reprises dans le camp des Landes et pour lequel il avait demandé une analyse cellulaire. L’intuition d’Aliz, la morphopsycho, ne l’avait pas trompée : c’était bien ce garçon à peine sorti de l’adolescence qui avait toujours été son véritable capitaine de champ.