CHAPITRE II
L’ERZGEBIRGE
Choisis de t’engager sur les chemins aventureux plutôt que de suivre le troupeau dans la plaine. Je ne parle pas seulement des sentiers qui bordent les précipices ou des routes qui traversent la zone sinistrée, mais également des voies de la destinée. Elles t’entraîneront dans les recoins les plus noirs de ton âme, là où tu rencontreras tes pires adversaires, là où tu puiseras la force de survivre dans ta haine et ton dégoùt de toi-même.
Le Tao de la Survie de grand-maman Li
L’aube se levait sur le moutonnement blanc de l’Erzgebirge. Le camion avait roulé toute la nuit sur des routes au bitume défoncé et remplacé, sur de larges portions, par des pierres grossièrement jointes. La neige n’avait cessé de tomber, rendant par moments la visibilité quasi nulle. Au plus fort de la tempête, le chauffeur, un Polonais roux et moustachu du nom de Piotr Lekzinski, avait dû immobiliser son véhicule sur les bas-côtés et attendre une accalmie pour repartir.
Wang n’avait pas trouvé le sommeil malgré sa fatigue et le ronronnement lancinant du moteur. Son chagrin et ses remords d’avoir abandonné grand-maman Li s’étaient conjugués pour le maintenir dans un état de veille douloureux. Envahi par la pénible sensation de s’être enfui comme un voleur, comme un lâche, il doutait d’avoir embrassé une dernière fois sa grand-mère. Pourtant, au travers du cuir, ses doigts palpaient l’objet qu’elle avait glissé dans la poche de son manteau lors de leur ultime étreinte, un « porte-bonheur » dont il n’avait même pas eu la curiosité de savoir ce qu’il représentait.
Il se souvenait d’être sorti de la maison aux environs de vingt-deux heures et d’avoir remonté le quai jusqu’à son extrémité sud, dans le quartier de la Wzychska. Il avait été traversé par l’espoir insensé d’apercevoir une dernière fois le visage de la petite Luang, mais les rares silhouettes qu’il avait rencontrées, enveloppées dans de larges manteaux, enfouies sous des capuches ou des cagoules, s’étaient évanouies dans l’anonymat de la nuit. Une entrevue, même courte, avec Luang aurait peut-être adouci l’amertume de la séparation avec grand-maman Li, mais il ne savait pas où habitait la jeune femme, la Wzychska s’étendait sur des centaines de kilomètres carrés et il aurait fallu un miraculeux concours de circonstances pour que leurs chemins se croisent en plein cœur des ténèbres. Il avait craint à tout instant de tomber sur les hommes du clan d’Assôl, même si ces derniers n’avaient guère l’habitude de s’aventurer dans le quartier coréen. Il avait été soulagé d’apercevoir, garé contre les piles du quai, le camion bâché dont le moteur tournait déjà et dont les phares éclaboussaient les murs des masures environnantes.
Piotr, un géant de presque deux mètres, l’avait accueilli sans dire un mot. D’un geste de la main, il lui avait ordonné de s’asseoir à la place du passager, s’était signé à trois reprises et avait glissé sa grande carcasse dans l’étroit espace compris entre la banquette et le volant. Ils avaient traversé la banlieue sud de Grand-Wroclaw, caractérisée par des taudis de plus en plus misérables et des montagnes de détritus (les résidents de ces quartiers n’avaient probablement pas les moyens de payer la redevance aux néotriades taïwanaises qui géraient l’enlèvement des ordures ménagères). Piotr avait foncé droit devant lui, le pied calé sur la pédale d’accélérateur, ne ralentissant pas aux intersections. Des ombres surprises, affolées, s’étaient égaillées dans les faisceaux mouvants des phares.
«Cramponner ! avait hurlé le Polonais. Si m’arrêter, eux sauter dans camion, égorger nous comme poulets ! »
Deux heures plus tard, ils étaient sortis de Grand-Wroclaw et avaient pris la route de Libérée, la première ville de Bohême. Piotr avait enfin pu ralentir et laisser souffler le moteur.
«Plus de quatre cent mille kilomètres… Commencer fatiguer. »
« Camion » était un grand mot pour désigner le tas de ferraille rouillée et grinçante qui s’était lancé à l’assaut de la Krkonose, la barrière rocheuse séparant la sous-province de Silésie et la sous-province de Bohême. Les chutes de neige s’étaient intensifiées au fur et à mesure qu’ils avaient gagné en altitude, et les roues avaient patiné sur les congères en formation.
Piotr avait sorti un flacon de la poche intérieure de sa canadienne et l’avait tendu à Wang.
« Ça pour te réchauffer ! »
Il parlait un frenchy approximatif, comme tous les Polaks. Entre eux, ils continuaient d’employer la langue de leurs ancêtres, un jargon rocailleux, guttural, que ni les vagues d’invasions successives ni les lois d’interdiction idiomatique de la RPSR n’étaient parvenues à éradiquer. La vodka avait coulé dans la gorge de Wang comme une traînée de feu et lui avait soutiré une nouvelle coulée de larmes. Ensuite, Piotr s’était claquemuré dans un silence renfrogné, se signant à chaque fois que le camion hurlait sa peine sur la pente verglacée. Les dégâts causés par la guerre n’avaient jamais été réparés. D’étroits ponts de bois, provisoires depuis deux siècles, enjambaient des gouffres insondables. Les sapins et les rochers surgissaient dans les lumières des phares comme des spectres figés. On devinait parfois, sous la couche de neige, la forme caractéristique d’un char, d’une jeep, d’un hélicoptère ou d’un avion abattu, vestiges des terribles combats qui avaient opposé l’armée de la RPSR aux troupes du Pacte de Prague. Les yeux fermés, la nuque plaquée sur la cloison métallique de la cabine, Wang avait en vain cherché le sommeil.
Le camion suivait à présent une route droite et large qui longeait le massif de l’Erzgebirge. La neige avait cessé de tomber mais le vent continuait de soulever des tourbillons de poudreuse. Çà et là, d’interminables cheminées surgissaient des collines et se jetaient dans les nuages bas. Elles appartenaient probablement aux mines métallifères dont avait parlé grand-maman Li, ces exploitations de plomb, de zinc, de cuivre, que l’ancien gouvernement tchèque avait d’abord fermées à cause de leur faible rentabilité et que les autorités de l’axe Pékin-Moscou avaient rouvertes pour subvenir aux besoins de la RPSR. Les néotriades en avaient repris le contrôle et avaient contraint des milliers de Bohémiens ou de déportés à travailler pour leur compte. Elles revendaient les précieux minerais aux plus offrants, y compris au gouvernement religieux de la Grande Nation de l’Islam.
« Labem », déclara Piotr en désignant les rares colonnes de fumée qui s’élevaient dans la lumière craintive du petit jour.
Ils roulèrent encore deux kilomètres sur la route principale, puis ils s’engagèrent dans un chemin transversal où d’autres roues avaient déjà tracé leurs sillons dans le manteau neigeux. Le camion s’engouffra dans une cour intérieure dont les palissades de tôle entouraient une bâtisse en briques jaunes. Trois autres véhicules, également bâchés, équipés de plaques minéralogiques immatriculées à Warszawa, la capitale de la province de Pologne, étaient alignés devant une véranda surmontée d’une enseigne aux trois quarts effacée.
« Manger maintenant ! fit Piotr en coupant le moteur. Là restaurant polonais, compatriote, amie… »
Lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle de restaurant, trois hommes assis devant le comptoir poussèrent des exclamations, se levèrent et vinrent à tour de rôle donner une accolade au camionneur. Ils étaient vêtus des mêmes vareuses à col fourré, des mêmes gants de cuir souple, des mêmes bottes rembourrées. Leurs yeux couleur de ciel pâle donnaient à Wang l’impression d’être environné d’une meute de chats siamois sauvages. Il ne comprenait rien à ce qu’ils disaient – ils ne faisaient d’ailleurs aucun effort pour s’exprimer en frenchy, trop heureux de converser dans leur dialecte ancestral – mais l’odeur de friture et la vue des assiettes fumantes posées sur le zinc lui rappelèrent qu’il mourait de faim.
Les lambris peints des murs et le carrelage de pierres blanches habillaient la maison d’un charme désuet. Une dizaine de tables rondes et leurs chaises attendaient, propres et rangées, une improbable affluence. La bise matinale qui sifflait sous la porte et dans les interstices des fenêtres ne troublait pas la tendre quiétude diffusée par un poêle de fonte.
Une femme blonde, vêtue d’une robe noire, surgit d’une porte qui s’ouvrait sur les cuisines à l’extrémité du bar. La sévérité de son chignon et l’austérité de ses vêtements offraient un contraste saisissant avec la sensualité débordante de ses lèvres, de ses yeux, de ses gestes. Elle avait cette corpulence propre aux femmes d’âge mûr qui n’ont jamais recouvré leur sveltesse après leurs grossesses. Wang trouva très attirante cette chair luxuriante, généreuse, bien différente de la minceur presque souffreteuse de Luang ou des autres filles de Grand-Wroclaw. Elle contourna le comptoir et vint se jeter en riant dans les bras de Piotr. Puis elle s’avança vers Wang et lui effleura la joue d’un revers de main, un contact furtif qui couvrit sa peau de frissons.
Il dévora les quatre œufs – des œufs, un véritable festin –, les haricots blancs et les morceaux de pain qu’elle lui servit sur le zinc. Il but à gorgées prudentes le breuvage noir et brûlant qu’elle lui présenta comme un mélange de café, de céréales torréfiées, de chicorée, et qui avait le même arrière-goùt d’amertume que le thé préparé par grand-maman Li.
« Un peu café, beaucoup céréales, beaucoup chicorée… »
Les bras croisés, adossée au meuble du bar, elle le regarda manger avec une tendresse empreinte de tristesse. Ses yeux semblaient avoir été blanchis par le chagrin comme ces étoffes trop souvent plongées dans les eaux de lavage.
A la fin du repas, elle entraîna Piotr de l’autre côté du comptoir et disparut avec lui par la porte de la cuisine. Les rires égrillards des autres camionneurs informèrent Wang qu’elle entretenait des relations plus qu’amicales avec l’homme de Lodz. Il en conçut un vif dépit, non parce qu’il éprouvait un quelconque sentiment de jalousie envers Piotr, mais parce que leur départ tranchait ce lien de tendresse qui l’avait uni pendant quelques instants à cette mère de rencontre.
Il remarqua, posée sur une étagère, une boîte grise couverte de poussière et pourvue d’un écran de verre opaque et légèrement rebondi. Il s’en approcha et distingua, collés sur une planche comme des papillons rares, des boutons carrés dont les lettres ou les chiffres incrustés à demi effacés n’étaient plus que d’incompréhensibles hiéroglyphes. La boîte ressemblait aux téléviseurs qui trônaient dans les appartements privés d’Assôl mais, bien qu’elle fut dépourvue de socle mobile, elle appartenait selon toute vraisemblance à la famille des ordinateurs. Grand-maman Li prétendait que la Terre avait connu une période merveilleuse où les êtres humains pouvaient instantanément échanger d’un continent à l’autre, du Nord au Sud, de l’Ouest à l’Est. Puis, juste avant la guerre, les gouvernements avaient lancé des croisades contre les réseaux de communication devenus incontrôlables. Les habitants de la Chine populaire avaient été invités par décret à se dessaisir de leurs téléphones et de leurs écrans, téléviseurs ou ordinateurs. Pendant plus de vingt ans, les milices de la Nouvelle Révolution culturelle s’étaient répandues comme des nuées de sauterelles sur tout le territoire, avaient fouillé les maisons dans leurs moindres recoins et, investies de tous les pouvoirs, avaient orchestré une répression sanglante contre les réactionnaires, dénoncés par leurs antennes, leurs paraboles ou leurs voisins. Les rares appareils qui avaient échappé aux destructions massives ne captaient plus d’image ni de son depuis bien longtemps – grand-maman Li prétendait que l’Occident aurait de toute façon brouillé les ondes hertziennes si d’aventure les autorités de l’axe Pékin-Moscou étaient parvenues à rétablir le système des émissions télévisées – mais ils étaient devenus des articles de décoration très recherchés, de véritables symboles de richesse et de puissance. L’amie de Piotr prenait des risques inconsidérés à exposer son ordinateur de manière aussi ostensible. Elle ne se rendait pas compte que ce genre d’objet attisait toutes les convoitises, que les membres des néotriades auraient massacré père et mère pour en posséder un ou pour l’offrir au parrain de leur clan.
Le couple fit sa réapparition une heure plus tard. Les trois autres camionneurs étaient partis et le poêle commençait à donner des signes de refroidissement. La femme avait gagné en beauté, en luminosité, ce que Piotr avait perdu en ardeur. Ce qui se traduisait chez lui par une recrudescence de fatigue se transformait chez elle en un abandon magnifique. Il ne connaissait probablement pas ce précepte du Tao de la Survie qui ordonnait aux hommes de ne répandre leur semence que dans les ventres qu’ils souhaitaient féconder. « Méfie-toi des voleuses d’énergie, ces femmes qui ne cherchent qu’à t’égarer dans leur vallée de merveilles… »
Wang voulut payer les trois yuans de son repas mais, d’un geste péremptoire, le Polonais refusa son argent.
« Grand-maman Li déjà payer… »
Grand-maman Li… S’était-elle réveillée comme chaque matin à quatre heures ? Avait-elle honoré les ancêtres et l’âme de sa fille disparue ? Était-elle descendue à la cave pour s’occuper des germes de soja ? Wang s’efforça de chasser la vieille femme de ses pensées, craignant de céder à la tentation de rebrousser chemin s’il s’attardait dans ses souvenirs. L’hôtesse prit congé de lui en lui ébouriffant les cheveux, se détacha à regret de Piotr après une longue étreinte et leur remit à chacun un petit sac de toile empli de victuailles.
Piotr se servit d’une manivelle pour lancer le moteur épuisé par sa randonnée nocturne.
« Christina bonne amie… se justifia le Polonais lorsqu’ils curent regagné la route principale. Elle perdre son mari et ses deux enfants cinq ans plus tôt. Épidémie choléra. Bientôt mariés elle et moi, faire nouveaux enfants… Pour l’instant, vivre dans le péché… Que Notre-Seigneur Jésus-Christ pardonne… »
Il se signa après avoir prononcé ces paroles. Ils traversèrent la ville de Labem, dont le centre historique était en ruine et qui ressemblait comme une sœur aux bidonvilles de Grand-Wroclaw. Elle s’incrustait telle une lèpre hideuse sur le plateau qui longeait le massif du Krusné Hory, le nom local de l’Erzgebirge. Les rares câbles électriques, portés par des poteaux à demi effondrés, ne desservaient qu’une partie des baraques de tôle et de toile, encore plus misérables qu’en Silésie. L’hygiène était ici un luxe inaccessible, comme en témoignaient les visages et les mains noircis des hommes et des garçons qui se dirigeaient par un sentier surélevé vers l’entrée d’une mine. Des femmes et des fillettes de cinq ou six ans, emmitouflées dans des couvertures trouées, faisaient la queue devant une sorte d’échoppe où des commerçants chinois – sans doute rackettés par les néotriades – vendaient des bidons d’eau chaude et des produits de première nécessité.
L’atmosphère de désolation qui régnait sur les lieux et la résignation de ces gens frappèrent Wang. Les trois principes ayant motivé la fondation de la RPSR, la fraternité, l’égalité et la probité, ne signifiaient pas grand-chose dans les provinces de l’Ouest. Grand-maman Li parlait avec respect du fondateur de la République, Jiang Guang-Mai, le président chinois qui, en 2068, avait délivré les peuples mongol, kazakh, nordiques et européens de l’Est du joug du tyran Igor Vladeski, mais elle n’avait aucune estime pour ses successeurs de l’axe Pékin-Moscou, des affairistes corrompus dont l’offensive militaire contre l’Occident s’était soldée par la mort ou la déportation de millions d’hommes et de femmes.
Le grand rêve humanitaire de Jiang Guang-Mai s’était transformé en un véritable cauchemar. Ces femmes et ces fillettes qui piétinaient dans la neige pour acheter à un prix exorbitant quelques litres d’eau chaude ne disposaient même pas de poêle, de cheminée ou de plaque électrique pour faire fondre un peu de glace. La blancheur de leur peau, la finesse de leurs traits et l’azur de leurs yeux indiquaient qu’elles étaient autochtones, mais l’incurie du gouvernement central et l’implacable loi des néotriades les condamnaient à une vie misérable sur le territoire de leurs ancêtres. Wang avait parfois honte d’être un « bridé », un « Jaune ». Il ne s’était jamais senti chez lui en Silésie, mais il n’avait jamais trouvé le courage d’entreprendre le voyage vers son lointain pays d’origine.
Piotr s’arrêta dans une station-service pour faire le plein de gazole. Le métier de pompiste n’était visiblement pas de tout repos, car le Thaïlandais qui vint les servir portait PM et cartouchière en bandoulière et jetait d’incessants coups d’œil par-dessus son épaule. Le Polak paya sans sourciller les cent cinquante yuans affichés sur le compteur de la pompe, une somme pourtant pharamineuse pour quelques litres d’un pétrole grossièrement distillé.
Jusqu’à Most, Wang n’eut pas l’impression de sortir de la ville. La mer noire et brune des baraquements s’étalait de chaque côté de la route verglacée. Sur la gauche, parsemée de plaques sombres et d’écumes neigeuses, elle recouvrait entièrement le plateau, à droite, ses vagues tumultueuses se brisaient sur les versants de l’Erzgebirge. Il tenta d’apercevoir le REM au-dessus des crêtes découpées, mais les nuages et les tourbillons blancs occultaient l’horizon.
« Pas possible voir rideau en hiver, intervint Piotr, comme s’il avait deviné les intentions de son passager. En été, quand ciel dégagé, alors possible… Grand-maman Li dire toi passer en Occident… »
Wang acquiesça d’un hochement de tête. Le grondement assourdissant du moteur ne facilitait pas la conversation. Le ventilateur diffusait dans la cabine un souffle tiède imprégné d’une odeur d’huile brûlée.
«Difficile passer, beaucoup de monde vouloir… Problème avec néotriades, hein ? »
Le Polonais actionna la manette d’ouverture de la vitre, se pencha au-dehors et cracha bruyamment. Il ne resta pas longtemps dans cette position mais lorsqu’il se redressa, des particules de givre parsemaient sa moustache et ses cheveux.
« Nous, les Polonais de Warszawa, préparer armée secrète pour guerre contre néotriades… Beaucoup patriotes, beaucoup armes… Bientôt, reprendre contrôle de notre pays, proclamer indépendance et demander Jaunes de retourner dans leur pays… Notre-Seigneur Jésus-Christ venir en aide. »
Ils surent qu’ils étaient arrivés dans le centre de Most lorsque les espaces se resserrèrent et que le trafic, de plus en plus dense, contraignit Piotr à rouler au ralenti. Les camions, les voitures, les tracteurs, les vélos-taxis et les charrettes, tirées par des chevaux ou des bœufs, se pressaient en grand nombre dans les ruelles sinueuses. Les coups de klaxon, les mugissements et les invectives composaient un fond sonore assourdissant. Des enfants de sept ou huit ans couraient le long du camion, grimpaient sur le marchepied, frappaient à trois reprises sur la vitre et sautaient en hurlant dans la neige molle. Au travers du verre maculé de taches, Wang apercevait leurs yeux brillants, leurs dents blanches, leur crâne rasé, les paumes de leurs mains. Le jeu pouvait se terminer de la pire des manières, car ils risquaient, en retombant, de perdre l’équilibre et de rouler sous les roues, mais ni les brusques coups de volant de Piotr ni les accélérations subites et rageuses du camion sur les portions de route dégagées ne les dissuadaient de poursuivre leur dangereux manège.
« Sales gosses ! grommela le Polonais. Déjà écraser quatre mais eux continuer jeu stupide. »
Ils débouchèrent une heure plus tard sur une immense place circulaire où des centaines de commerçants avaient dressé des étals sommaires – des planches posées sur des tréteaux pour la plupart – protégés par des bâches. Le camion, englué dans la multitude, n’avançait plus maintenant qu’au rythme des piétons qui se pressaient devant les éventaires. Wang vit que la plupart des commerçants étaient originaires des provinces d’Asie. Un dicton silésien disait que les Jaunes vendraient leur propre fille à un amateur de chair fraîche, leur propre femme à un amateur de chair mûre, leur propre mère à un amateur de chair rance et le cadavre d’un ancêtre à un nécrophile. Au milieu des Chinois, des Mongols, des Coréens, des Thaïlandais et des Laotiens, se distinguaient cependant quelques ressortissants des provinces du Sud, Bulgares, Macédoniens, Albanais, reconnaissables à leurs cheveux bouclés et à leurs yeux de braise profondément enfoncés sous les arcades saillantes.
« Place Jiang-Guang-Mai, commenta Piotr. Ici tout vendre, tout acheter. Alcool, cigarettes, opium, nourriture, thé, café, vêtements, bois, charbon, livres, outils… Femmes, petites filles, petits garçons… Néotriades tout contrôler… »
Les hommes armés jusqu’aux dents qui déambulaient au milieu de la foule, déjà nombreuse malgré l’heure matinale, illustraient parfaitement les propos du Polonais. Le brouhaha submergeait les bâches, ponctué des cris des marchands et des colporteurs.
Il fallut plus d’une demi-heure à Piotr pour parcourir un quart de la circonférence de la place. Il perdit patience, tourna dans une rue un peu plus calme qui s’enfonçait entre les habitations proches, immobilisa le camion.
« Partir par là ou perdre toute ma journée ! Toi traverser la place et prendre la direction de l’Erzgebirge. Suivre jusqu’au bout la route de la porte. Tout droit. Marcher vingt kilomètres et aller de l’autre côté de la montagne, près de l’Allemagne… D’accord ? »
Wang hocha la tête.
« Pas beaucoup parler, hein ? reprit Piotr avec un sourire. Peut-être mieux comme ça : silence valoir de l’or. Au revoir et bonne chance. »
Le Polak tendit la main à son passager. Wang la saisit et, plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître, la pressa avec ferveur.
« Merci, dit-il simplement.
— Dire merci grand-maman Li. Moi voir elle une seule fois mais comprendre tout de suite qu’elle grande par l’esprit. Ne pas oublier cadeau de Christina. Manger pour un jour… »
Wang glissa le sac de toile à l’intérieur de son manteau de cuir. Il présuma que les pickpockets pullulaient dans ce genre d’endroit et, pour prévenir tout risque, il décida de transférer le porte-bonheur de grand-maman Li dans sa poche intérieure. Il se rendit alors compte qu’elle lui avait confié le petit éléphant en métal doré posé sur l’autel familial à côté de la flamme de sa mère. Il ne savait pas grand-chose de cette statuette cabossée, écaillée, sinon qu’elle était indissociable de l’histoire de sa famille. Elle avait échoué sur la ligne Oder-Neisse II à l’issue d’un long périple à travers les steppes mongoles, sibériennes ou russes, et elle avait relié symboliquement les générations qui s’étaient succédé sur les rives de la Nysa. Elle n’avait aucune valeur marchande, mais, persuadé que sa perte marquerait l’extinction définitive de sa lignée, elle lui parut soudain inestimable. Il vérifia du bout des doigts l’étanchéité de sa poche intérieure.
« Adieu », cria-t-il en ouvrant la portière.
Piotr ne répondit pas. Des nuages d’envie et de tristesse troublaient le bleu délavé de ses yeux. Il appartenait à une armée secrète prête à en découdre avec les terribles néotriades mais jamais il n’aurait eu le courage ou l’inconscience d’affronter le mystère occidental (de toute façon, l’amour de Christina le retenait de ce côté-ci du REM). Il fixa le rétroviseur extérieur jusqu’à ce que la silhouette de son passager eût disparu dans le grouillement humain de la place Jiang-Guang-Mai. Bien que ce jeune Chinois descendît de l’un de ces soldats qui s’étaient abattus sur la Pologne comme une nuée d’insectes malfaisants, il commençait à éprouver pour lui un sentiment chaleureux, fraternel. Il n’avait jamais ressenti une telle affection pour ses frères de l’ALSP, l’Armée de libération de la sainte Pologne, des compatriotes pourtant, des hommes qui avaient la même religion, la même langue et la même couleur de peau que lui.
Fatigué, engourdi de sommeil, Wang mit un temps fou à traverser la place. Accroché tous les deux mètres par les camelots, il lui fallait jouer des épaules et des coudes pour se frayer un passage au milieu de la cohue. De temps à autre, il se retrouvait bloqué dans l’allée par les grappes humaines suspendues aux boniments des marchands ou des joueurs de bonneteau. Des liasses de yuans volaient de main en main à une vitesse stupéfiante. Il ne distinguait pas beaucoup de femmes parmi les badauds mais il entrevoyait, entre les tentures suspendues à des tubes métalliques, de grossières estrades où étaient alignées des jeunes filles vêtues de robes transparentes. Une fraction de seconde, leurs yeux agrandis par la frayeur se posaient sur lui et leurs lèvres bleuies par le froid lui adressaient un sourire timide. Certaines d’entre elles n’étaient pas encore entrées dans l’adolescence. Il fut surpris de compter davantage d’Asiatiques que de Blanches parmi ces marchandises vivantes, non que la race jaune lui parût à l’abri de ce genre de turpitude, mais jusqu’alors il avait cru que les néotriades répugnaient à vendre les enfants de leur propre communauté. Les négociants, des Mongols ou des Chinois, faisaient grimper les enchères entre les acheteurs potentiels, des Coréens pour la plupart. La virginité de ces fillettes se vendrait à un prix d’or – et plusieurs fois de suite – dans les bordels environnants, puis, lorsqu’elles auraient subi les assauts brutaux des mineurs pendant quatre ou cinq ans, on leur rendrait leur liberté. Elles seraient alors jetées à la rue et iraient grossir le lot de ces femmes fanées qui mendiaient leur subsistance contre quelques passes dans une chambre sordide.
Wang avait souvent été abordé par les anciennes pensionnaires des maisons closes dans les rues de Grand-Wroclaw. Des Ukrainiennes, des Biélorusses, des Silésiennes. Il leur avait donné un ou deux yuans pour leur repas du soir mais jamais il n’avait accepté leurs propositions. Après sa première expérience offerte par grand-maman Li, il avait cessé de fréquenter les claques, préférant l’amour tendre et sauvage dans l’inconfort des chars abandonnés à l’amour vénal dans le luxe frelaté des chambres d’abattage. Il se méfiait de surcroît des maladies vénériennes colportées par les prostituées et dont certaines, comme le sida-viris, une résurgence du redoutable fléau qui avait frappé le monde deux siècles plus tôt, pouvaient emporter un homme en moins de six jours.
La neige s’était transformée en une boue jaunâtre, collante. Une bagarre éclata à quelques pas de lui entre une escouade des néotriades et une bande de vagabonds rendus fous par l’opka, une boisson à base de vodka et d’opium. Il ne dut qu’à ses réflexes, pourtant émoussés par sa nuit de veille, de ne pas être emporté par la tourmente. Dès les premiers signes d’agitation, il se jeta sur le côté et se tint allongé contre la bâche d’un étalage. C’est dans cette position qu’il vit les néo-triadins sortir leurs PM et ouvrir le feu sur leurs adversaires, armés de couteaux ou de barres de fer. Des balles sifflèrent autour de lui, transpercèrent la bâche, brisèrent les bocaux et les bouteilles d’un étal voisin, ricochèrent sur le sol, se perdirent dans les allées adjacentes. Des odeurs de métal surchauffé et de sang se diffusèrent dans l’air humide et froid.
Des corps tombèrent comme des quilles à moins de deux mètres de Wang. Recroquevillé, les bras croisés sur la nuque, il entendit des gémissements de peur, des suppliques, des ricanements, il vit le canon d’un PM se poser sur le front d’un blessé, l’index presser la détente, une rafale brève, sèche, disloquer le crâne du malheureux.
Il sembla à Wang que d’autres crépitements résonnaient un peu plus loin, d’autres cris, d’autres râles, d’autres rires, que des hommes emportaient les cadavres, que le calme supplantait peu à peu la confusion engendrée par la fusillade.
Une main se posa sur son épaule comme une serre de rapace.
« C’est fini, métèque. Tu peux te relever. »
L’homme qui s’adressait à lui n’avait pas encore rengainé son PM. Des traits carrés, de longs cheveux blonds, un teint rose, des yeux aussi clairs et froids qu’un ciel de janvier.
Probablement un mercenaire venu de Suède, de Norvège ou du Danemark pour grossir les rangs d’une néo-triade. Les pays nordiques avaient été détruits à plus de quatre-vingts pour cent par les sept bombes nucléaires lancées en 2064 par Igor Vladeski, le chef suprême de la Grande Russie. Les rares survivants s’étaient réfugiés d’abord en Estonie puis avaient essaimé à travers les autres provinces baltes jusqu’en Pologne et en Tchéquie. Grand-maman Li prétendait que les radiations avaient infecté leurs chromosomes jusqu’à la cinq millième génération et que la folie les guettait aux alentours de leur trentième année.
« Fous le camp avant que je fasse exploser ta sale gueule de Chinetoque ! »
Wang ne chercha pas à savoir si son interlocuteur avait passé le cap de la trentaine, il se releva et s’éloigna sans demander son reste. La fusillade avait eu le mérite de dégager l’allée et il sortit de la place sans jeter un regard sur les diverses marchandises étalées sur les éventaires.
♦
Wang n’eut pas besoin de demander son chemin au sortir des faubourgs de Most : il lui suffit de suivre l’interminable file des hommes, des femmes et des enfants qui s’étirait sur le versant. La route droite dont lui avait parlé Piotr se transforma rapidement en un étroit sentier de montagne. Bordé de cabanes et de palissades en bois, il grimpait en louvoyant à l’assaut du massif. Les incessants piétinements transformaient la neige en une chape dure, glissante.
De peur de geler sur place, Wang ne s’était pas arrêté pour sortir son sac et manger un sandwich au fromage et un œuf dur.
L’amie de Piotr avait eu la bonne idée de prévoir un thermos empli de café. Il but le breuvage amer et bouillant à petites gorgées, indifférent aux regards envieux qui se posaient sur lui. Devant certaines bicoques, des panneaux posés à la verticale proposaient nourriture, boissons, vêtements ou chambres aux marcheurs. Les tarifs affichés étaient d’autant plus absurdes que les candidats à l’exode, vêtus de manteaux ou de vestes rapiécés, n’avaient visiblement pas les moyens de s’offrir le moindre morceau de pain (jusqu’à dix yuans le sandwich au jambon de chèvre).
Wang commençait à se ressentir de la fatigue. Il peinait pour suivre l’allure de ceux qui le précédaient. Au fur et à mesure que ses membres s’engourdissaient, que ses épaules s’alourdissaient, cette promenade à travers l’Erzgebirge lui paraissait de plus en plus absurde et l’idée s’enracinait en lui de rebrousser chemin, de retrouver la tiédeur de la maison familiale, d’enfouir son visage dans les mains de grand-maman Li. Le clan d’Assôl lui paraissait beaucoup moins redoutable que l’atmosphère de procession funèbre qui régnait sur ce massif gelé. Après tout, le boulot d’exécuteur en valait bien un autre. On s’habituait sans doute à châtrer les récalcitrants, à décapiter les enfants, à éventrer les femmes. Était-ce vraiment pire que d’extirper une dent cariée ou d’amputer un membre gangrené ? Et surtout, il pourrait veiller sur grand-maman Li, il empêcherait ces porcs mongols de s’en prendre à elle, il réchaufferait ses vieux jours, il l’aiderait à passer dans le monde des esprits, il honorerait son âme sur l’autel des ancêtres, il prendrait une épouse pour assurer la lignée…
Sans même s’en rendre compte il s’était arrêté de marcher. Il lança un regard désespéré sur la crête du massif, ensevelie sous un manteau de nuages noirs, sur les silhouettes qui progressaient en silence entre les chalets. Grand-maman Li lui avait pourtant interdit de revenir sur ses pas : « De l’autre côté du REM, le Tao de la Survie te permettra de réaliser de grandes choses ; ici, il ne te servirait qu’à te ménager un sursis de quelques années. Si tu respectes ta grand-mère et l’âme de ta mère, ne remets pas les pieds à Grand-Wroclaw avant d’avoir accompli ton destin. »
Avant de partir, il s’était immergé un long moment dans les yeux de la vieille femme mais, même s’il n’était pas parvenu à sonder ses véritables intentions, il ne pouvait se départir de l’impression d’avoir été dupé. Elle ne lui avait parlé de la grandeur de son destin que pour lui insuffler l’énergie nécessaire à son voyage, elle aurait dit et fait n’importe quoi pour l’éloigner de Grand-Wroclaw, pour le soustraire aux griffes d’Assôl le Mongol.
Il s’assit sur un large poteau planté le long d’une palissade et but une nouvelle gorgée de café. Sa décision était prise : dès qu’il aurait repris des forces, il retournerait sur ses pas, il sauterait dans un camion à destination de la Silésie – il disposait encore de cinquante yuans, largement de quoi payer le voyage –, il réoccuperait auprès de grand-maman Li la place qu’il n’aurait jamais dû abandonner. Le Tao de la Survie ne conseillait-il pas à ses adeptes de suivre les chemins secrets de leur intuition ? C’était à lui, Wang, fils unique de Ho et de Mai, de prendre sa propre vie en main, de tordre le cours de sa destinée.
Fort de ses nouvelles résolutions, il ouvrit son sac, en extirpa un sandwich au salami, mordit avec une belle ardeur dans les tranches de pain noir. Le froid passait au travers de ses bottes humides et lui engourdissait les pieds. Des flocons isolés, annonciateurs de nouvelles chutes de neige, se faufilèrent dans l’échancrure de sa chemise et tracèrent des arabesques glacées sur son cou. Les marcheurs pressaient maintenant l’allure, de peur d’être surpris par la tempête au beau milieu du massif.
Perdu dans ses pensées, il ne prêta d’abord aucune attention à la forme sombre qui s’effondrait de l’autre côté du sentier, au pied d’une palissade. Puis il se rendit compte qu’elle continuait de s’agiter sur le sol et que, si certains prenaient la peine de l’enjamber ou l’esquiver, d’autres la heurtaient ou la piétinaient sans ménagement. Il lui sembla percevoir des gémissements entre les sifflements rageurs du vent. Il rangea le reste de son sandwich et le thermos dans son sac, se releva, traversa le sentier et, indifférent aux invectives de ceux dont il entravait la progression, se plaça de manière à protéger le corps allongé dans la neige.
C’était une jeune fille, âgée de seize ou dix-sept ans. Une Chinoise des hauts plateaux du Xizang, probablement, de celles qu’on appelait également les Tibétaines. Jolie. Très jolie. Vêtue d’un manteau de peau retournée, d’un pantalon bouffant et de bottes fourrées. Le capuchon avait glissé sur ses épaules et la noirceur de sa chevelure, déployée autour de son visage comme un soleil gisant, contrastait avec la pâleur de son teint. Son absence d’expression alarma Wang, qui la saisit par les épaules, la redressa et la secoua brutalement.
« Tu ne dois pas rester ici ! Relève-toi ! »
Elle se laissait rudoyer sans réagir, visiblement à bout de forces. Des éclats de neige se détachaient de ses vêtements, de ses cheveux. Son cou, d’une finesse extraordinaire, semblait incapable de soutenir sa tête. Elle ne portait, sous son manteau, qu’une simple tunique de coton écru. En état d’hypothermie, dépouillée de toute volonté, elle s’en allait tranquillement vers le monde des esprits.
Les flocons tiraient maintenant un rideau hermétique sur l’Erzgebirge. Aveuglés, affolés, les émigrants se bousculaient sur le sentier et certains d’entre eux, poussés par ceux qui les suivaient, heurtaient Wang de plein fouet. Il risquait à son tour d’être piétiné s’il ne dégageait pas le passage. Il glissa les bras autour de la taille et des épaules de la fille, la souleva, suivit le flot humain jusqu’à l’extrémité de la palissade et s’engouffra sous la terrasse d’un chalet. Il reposa son fardeau sur une banquette à moitié défoncée, appuyée contre un tas de bûches. Les yeux tendus d’un voile terne, elle le regardait sans le voir et il devait la retenir du genou pour l’empêcher de basculer sur le côté. Il farfouilla dans son sac, en sortit le reste de son sandwich et le thermos, dévissa le bouchon, se pencha sur elle, lui entrouvrit les lèvres du pouce et de l’index, lui versa quelques gouttes de café dans la bouche. La chaleur du liquide ne provoqua aucune réaction dans un premier temps. Des rigoles du liquide noirâtre lui dégoulinèrent sur le menton, se répandirent sur le col de son manteau. Il insista, envahi par le désir soudain et violent de la ramener à la vie. Bien qu’il la rencontrât pour la première fois de sa vie, il avait l’impression de la connaître plus intimement que la petite Luang. Il posa le thermos sur l’accoudoir de la banquette et la gifla, timidement au début, puis de plus en plus fort, jusqu’à ce que la marque de ses doigts s’imprime sur ses joues blêmes.
« Réveille-toi ! Réveille-toi ! »
L’hiver venait pourtant à peine de s’installer, et le mercure n’était pas descendu au-dessous de moins dix degrés centigrades. En général, le froid attendait les mois de décembre, janvier et février pour emporter les plus faibles.
« Eh, le Chinetoque ! Tu peux pas rester sous cette terrasse si t’es pas client ! »
Wang se retourna. Une grosse femme, une autochtone, le fixait avec méchanceté. Ses yeux globuleux, ses lèvres minces et ses cheveux frisés, saupoudrés de neige, lui donnaient une certaine ressemblance avec la gorgone de pierre du centre historique de Grand-Wroclaw. Le contraste n’était pas très heureux entre le fichu rose jeté sur ses épaules, sa robe d’un marron sale et ses bottes d’un bleu électrique.
« Cette fille ne se sent pas bien, répondit Wang. Laissez-lui au moins le temps de récupérer !
— Chez moi, on paie pour récupérer ! Et c’est vingt-cinq yuans la chambre sans chauffage, quarante yuans la chambre avec ! Elles ont toutes l’électricité. Si tu ne veux pas payer, fous le camp !
— Et si je refuse de bouger ? »
Un sourire affleura la face bouffie de son interlocutrice.
« Je t’envoie Zerko, mon mari. Lui, il tire avant, il discute après ! Il n’aime pas beaucoup les parasites de ton espèce… »
Tout en hochant la tête, Wang lança un bref regard à la jeune Tibétaine, couchée en chien de fusil sur la banquette. La raison lui commandait de l’abandonner à son sort, de repartir vers Most, de regagner Grand-Wroclaw aussi vite que possible, mais une force mystérieuse le clouait sur place.
« Tu te décides, le Jaune ? » gronda la grosse femme.
Des ombres fantomatiques fendaient la tempête de neige quelques mètres plus loin.
« Une chambre avec chauffage… » murmura-t-il d’une voix sourde.
Il savait que ces quelques mots signaient son arrêt d’exil définitif mais ils étaient sortis malgré lui de sa bouche.
« Montre-moi d’abord les quarante yuans ! dit la femme d’un air méfiant.
— À l’intérieur, répliqua Wang.
— A ton aise. Gare à toi si tu t’es foutu de moi… »
La chambre n’était qu’un réduit sombre et sale, mais la Bohémienne n’avait pas menti sur un point : le tube d’eau chaude qui traversait la pièce, alimenté par un poêle central, diffusait une chaleur agréable, suffisante en tout cas pour que Wang pût se défaire de son lourd manteau de cuir et de sa veste de laine. Il avait allongé la Tibétaine tout habillée sur un côté du large lit et tiré sur elle deux couvertures qu’il avait dénichées dans un placard. Elle s’était endormie mais ses joues légèrement roses montraient que la vie circulait de nouveau dans ses veines. L’enfance apparaissait en filigrane sur ses traits apaisés. Sa beauté avait la pureté et la fragilité du cristal. Malgré sa fatigue, Wang, étendu à ses côtés, resta un long moment éveillé avant de sombrer à son tour dans le sommeil.
Une vague sensation de mouvement le réveilla. La pièce était plongée dans une obscurité profonde, impénétrable. Il lança la main à la recherche de l’interrupteur mural, vissé sur la cloison de lambris. Il le tourna et l’ampoule d’une applique s’emplit d’une lumière tremblante (la centrale électrique de la sous-province de Bohême était apparemment sujette aux mêmes sautes d’humeur que celle de la sous-province de Silésie).
Adossée à la tête du lit, la fille grignotait le reste du sandwich qu’il avait entamé quelques heures plus tôt. Surprise, éblouie, elle avait suspendu ses gestes et le regardait avec de l’effroi dans les yeux.
Wang se redressa et s’adossa à son tour aux montants métalliques de la tête de lit. Les odeurs entremêlées de renfermé, de charbon brûlé et de vieux bois lui soulevèrent le cœur. Il entendit les hurlements du vent et les subtils crissements des flocons sur les planches du chalet, sur les vitres de l’unique fenêtre occultée par des bouts de carton.
La Tibétaine baissa les yeux et resta immobile, comme paralysée par la présence de ce compagnon qu’elle voyait pour la première fois de sa vie (dans un lit, de surcroît, ce qui donnait un tour encore plus inquiétant à la rencontre).
« Continue de manger, dit Wang d’une voix douce. J’avais gardé ce reste de sandwich pour toi. Il y a aussi du café mais je ne sais pas s’il est encore chaud… »
Il la laissa se restaurer pendant deux minutes, puis ajouta :
«Tu te demandes sûrement ce que tu fous dans cette piaule… »
Elle hocha la tête sans cesser de mâcher.
« Je t’ai ramassée dans la neige et je t’ai portée jusqu’ici. Quarante yuans, c’est cher la chambre, mais je ne pouvais pas te laisser crever dehors… Tes ancêtres sont originaires du Xizang, n’est-ce pas ?
— Mon père… Il est parti à vingt ans du Tibet pour s’établir en Hongrie. »
Elle parlait un frenchy parfait, n’était-ce son accentuation particulière des labiales. Sa voix était grave, chaude, différente des timbres généralement criards des femmes asiatiques.
« Depuis combien de temps n’avais-tu pas mangé ? demanda Wang.
— Trois jours… Je n’ai plus un yuan.
— Pourquoi veux-tu passer en Occident ?
— Mes parents ont refusé de me vendre à un parrain coréen. Il les a tués, a lancé ses hommes à mes trousses, mais j’ai réussi à m’enfuir… »
Ils gardèrent le silence pendant quelques instants, contemplant distraitement les lambris noueux qui vêtaient les murs et le plafond.
« Je n’ai pas de quoi te rembourser… » commença-t-elle.
Elle avala la dernière bouchée du sandwich, dégrafa les boutons de son manteau et remonta sa tunique sur sa poitrine, dévoilant des seins droits, fermes, ponctués de fines aréoles brunes. Exactement comme les aimait Wang.
« Je n’ai que mon corps à t’offrir… »
L’espace d’une demi-seconde, il fut tenté d’accepter la proposition – elle éveillait en lui un désir beaucoup plus fort que la petite Luang – mais l’image de grand-maman Li lui traversa l’esprit et il refusa d’exploiter la situation pour extorquer quelques instants de plaisir à cette fille.
« Comment t’appelles-tu ?
— Lhassa… comme l’ancienne capitale du Tibet… »
Il lui effleura délicatement les cheveux.
« Est-ce que tu as déjà fait l’amour, Lhassa ? »
Les yeux de la Tibétaine s’emplirent de larmes.
« Je ne suis plus vierge. J’ai été agressée par une bande de Hongrois de Budapest. Une vingtaine. Ils m’ont violée à tour de rôle… Je n’ai pas pu marcher ni même m’asseoir pendant des semaines… Blancs ou Jaunes, ils se valent tous…
— Tu crois que les hommes sont meilleurs en Occident ?
— Je ne sais pas… »
Wang enveloppa d’un regard lourd de désir et de regrets les seins de la fille. Un frisson monta de son sacrum, lui parcourut toute la colonne vertébrale.
« Couvre-toi maintenant, ou je ne réponds plus de rien ! »
Elle rabattit sa tunique sur sa poitrine, referma son manteau et s’allongea de nouveau sous les couvertures. Après avoir éteint la lumière, Wang se recoucha mais, tourmenté par la pensée qu’il ne reverrait plus jamais grand-maman Li, il mit du temps à s’endormir.