II

Le personnage dont l’arrivée inattendue avait produit une certaine sensation parmi les quatre officiers, le major sir Edwards Linton, en un mot, était un homme d’environ vingt-huit ans.

Il était plutôt petit que grand, avait le teint bronzé, les cheveux noirs et résumait bien plus le type oriental que le type anglais.

Sir Edwards avait dû son avancement rapide à deux ou trois brillants faits d’armes accomplis durant les dernières campagnes et peut-être bien aussi à sa parfaite connaissance de la langue hindoue qui lui avait permis d’accomplir de véritables tours de force et d’audace, comme par exemple de se déguiser en Indien et de s’en aller vivre pendant plusieurs semaines au milieu d’une peuplade insurgée contre l’autorité anglaise, laquelle peuplade le prenait pour un frère et lui confiait ses projets.

Ce dernier mérite était diversement apprécié par les officiers de l’armée anglaise.

Les uns trouvaient la conduite du major des plus courageuses, attendu qu’il jouait perpétuellement sa vie en risquant d’être reconnu par les Indiens.

Les autres n’hésitaient pas à dire que cela rassemblait singulièrement au métier d’espion ; et comme on le pense, le major avait ses détracteurs et ses fanatiques.

Mais tous s’accordaient pour reconnaître que le major était un homme d’un grand courage.

Or donc, il fallait que le major éprouvât une émotion bien vive pour ne pouvoir la maîtriser davantage, ce jour-là, lui qui, d’ordinaire, savait se faire un visage impassible.

– Que vous arrive-t-il donc, sir Edwards ? demanda sir Jack pour la seconde fois.

Le gentleman reprit peu à peu son sang-froid et dit :

– Messieurs, comme je viens de vous le dire, j’ai galopé cinquante lieues à travers les jungles, et j’ai crevé quatre chevaux.

– D’où venez-vous ?

– Des montagnes qui composent le petit royaume de Nijid-Kouran.

– Dont la veuve se vient brûler à Calcutta, observa le capitaine Harris.

– Précisément, dit sir Edwards, c’est à cause de la veuve que j’ai fait ce rapide et long voyage.

Ces mots étaient de nature à piquer la curiosité des quatre officiers.

Sir Edwards reprit :

– Vous savez comment est mort Nijid-Kouran ?

– Non, dit sir Jack.

– Nijid, à la chasse, s’est laissé tomber sur le pied un de ces javelots empoisonnés dont les montagnards se servent contre le tigre avec plus de succès qu’ils ne se servent de nos armes à feu.

La blessure était sans remède. Nijid est mort en quelques heures.

– Sans avoir fait sa soumission aux Anglais, dit sir Jack.

– Pas plus que la fera son frère et successeur Osmany.

– Ah ! le nouveau rajah se nomme Osmany ?

– Oui.

– Mais dites-nous donc, sir Edwards, fit le capitaine Harris, quel rapport il y a entre votre voyage précipité et la belle veuve de Nijid ?

– Vous allez voir. J’étais en mission auprès de Nijid.

– Bon !

– Le vice-roi m’avait chargé de lui faire certaines propositions qui, tout en garantissant son indépendance de souverain, le faisaient allié de l’Angleterre.

– Oui, dit sir Jack en riant, c’est toujours ainsi que la noble Angleterre entame les négociations. Après ?

– Naturellement, je ne me serais pas présenté à la cour de Nijid dans mes habits européens.

Vêtu à l’hindoue, parlant la langue des bords du Gange, je m’étais donné pour un Indien de Bénarès.

Seuls, Nijid et son frère Osmany connaissaient ma nationalité.

Nijid n’avait pas accepté mes propositions, mais il ne les avait pas repoussées non plus, lorsque la mort est venue le surprendre.

Alors le prince Osmany, proclamé rajah, m’a donné audience et m’a dit :

– Je repousse les offres de l’Angleterre, mais je consens à ne jamais porter les armes contre elle, si vous pouvez me rendre un service.

– Lequel ? ai-je demandé.

– Avez-vous vu la femme de mon frère ?

– Oui.

– Elle est condamnée par nos lois barbares à périr dans les flammes pour honorer la mémoire de son époux.

– Je le sais.

– Que l’Angleterre la sauve, et je deviens son ami !

– Ah ! interrompit le capitaine Harris, je commence à comprendre !

Sir Edwards poursuivit :

– Lorsque le prince Osmany m’a fait cette confidence, la veuve de Nijid, la belle Kôli-Nana, un nom indien qui veut dire : la perle brune, était déjà partie pour Calcutta avec une nombreuse escorte de parents et d’amis.

Je n’avais donc pas une minute à perdre. J’ai promis au prince que l’Angleterre sauverait Kôli-Nana, et je suis parti ventre à terre.

– Et c’est pour sauver la belle Indienne que vous avez besoin de quatre hommes résolus ?

– Oui.

– Pourquoi quatre ?

– Parce que j’ai tout un plan d’action, qu’un plus grand nombre d’hommes ferait certainement avorter.

– Voyons ? dit sir Jack.

– Mais d’abord, messieurs, dit sir Edwards, puis-je compter sur vous ?

– Certainement, dirent les quatre officiers.

– Alors, écoutez.

Sir Edwards se versa une nouvelle tasse de thé, et s’exprima ainsi.

Le Dernier Mot de Rocambole - Tome III - Un drame dans l'Inde
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