XIV

Le navire file vent arrière ; la mer est toujours calme, les côtes d’Italie ont disparu dans la brume et la nuit est revenue.

Il y a douze heures que le drame que nous racontions naguère a ensanglanté le faux-pont du brick.

Perdito est mort.

La balle du marquis de Maurevers a traversé le poumon droit et la mort a été presque instantanée.

Le marquis, au contraire, respire encore.

Le vieux duc, qui est un peu chirurgien, après l’avoir arraché aux mains de Roumia furieuse et folle de douleur, a sondé la blessure et reconnu qu’elle n’était pas mortelle.

On a désarmé Roumia, puis on l’a garrottée, car tout le monde à bord obéit aveuglément au vieillard.

Durant tout le jour, Roumia a poussé des cris d’hyène blessée.

Elle voulait voir Perdito. Mort ou vivant, elle le réclamait.

Le duc, impassible, l’a fait enfermer dans sa cabine et a ordonné qu’on ne s’inquiétât nullement d’elle.

Puis il s’est occupé d’embaumer Perdito.

Le duc a surpris en Orient, dans son précédent voyage, certains secrets de la médecine turque.

C’est ainsi que s’étant fait apporter le cadavre encore chaud du bandit, il s’est contenté de verser dans le trou de la balle quelques gouttes d’un liquide mystérieux, qui s’est tout de suite répandu dans tout le corps.

Après quoi, armé d’un bistouri, il a fait du trou rond de la balle une blessure triangulaire pour laisser croire à un coup de poignard ou à un coup d’épée.

Enfin, le corps de Perdito ainsi conservé, le duc s’est fait apporter un rasoir et a jeté bas la barbe touffue qui couvrait le visage du fils adoptif de José Minos, ne lui laissant que des favoris taillés à l’anglaise et des moustaches.

C’est la façon dont le marquis de Maurevers portait la sienne quand il a quitté Paris.

Or, Perdito et Maurevers se ressemblaient trait pour trait, et ceux qui trouveront le corps de Perdito n’hésiteront pas à déclarer que c’est le cadavre du marquis Gaston de Maurevers.

Ce dernier est maintenant l’objet des soins les plus empressés.

Mais il a le délire et la fièvre et n’a plus conscience de lui-même.

Debout à son chevet, le vieux duc le contemple avec une joie sauvage.

– Je n’ai encore que la moitié de ma vengeance, murmure-t-il ; et c’est la moindre moitié, car Perdito est mort bien vite !

Il n’a vraiment pas eu le temps de souffrir.

Mais Perdito n’était pas le plus coupable, il n’était que l’enfant du crime, lui, il ne s’appelait pas Maurevers !

Ce nom. chaque fois que le duc le prononce, semble lui brûler la gorge.

– Oh ! dit-il si je ne croyais pas à l’immortalité de l’âme, est-ce que je me vengerais ?

Mais j’ai une croyance profonde, inébranlable ; je crois qu’au delà de la mort, les hommes pensent et vivent ; que, devenus êtres impalpables, ils errent sans cesse autour des êtres qu’ils aiment, se réjouissent de leurs joies et souffrent de leurs douleurs.

Tandis que son fils est là se tordant dans les convulsions, l’ombre du père flotte autour de ce lit.

Et le duc ricanait.

Tout à coup il quitta la cabine de Maurevers et passa dans celle où Roumia continuait à hurler.

– Écoute ! lui dit-il.

Elle se dressa sur son séant.

C’était le seul mouvement qu’elle pût faire, car ses pieds et ses mains étaient liés.

– Misérable ! dit-elle.

– Écoute-moi donc, fit-il.

Et il eut un regard si dominateur qu’elle cessa de vociférer.

– Je te croyais une femme plus forte et mieux trempée, dit le vieillard avec ironie.

– Perdito est mort, je veux mourir ! dit-elle.

Le duc haussa les épaules.

– Tu ne veux donc pas le venger !

– Le venger ! dit-elle, attachant sur le vieillard, un œil avide.

– Oui.

– Mais je l’ai vengé, puisque j’ai tué son assassin.

– Tu te trompes, Maurevers n’est pas mort.

– Oh ! il mourra bientôt, dit-elle avec conviction, la lame de mon poignard était empoisonnée.

Le duc se mit à rire !

– Tu te trompes encore, dit-il, au poignard que tu portais toujours et qui, en effet, était empoisonné, j’ai substitué un autre poignard, pendant ton sommeil, et Maurevers n’est pas mort, il ne mourra pas !…

Roumia poussa un cri de rage.

– Et puis, continua le duc, pour de certains hommes la mort est une délivrance ! Tuer Maurevers, à quoi bon ? Mieux vaut le faire souffrir.

– Peut-être… fit-elle avec un sombre éclair dans les yeux !

– Je te connais, ma lionne, dit encore le duc, et je suis certain que tu réfléchiras, surtout si je te donne un dernier renseignement Maurevers a un fils, un fils qui doit hériter de deux millions. Fais-en ton profit… et disons-nous adieu…

Sur ces mots, le duc quitta Roumia.

Il monta sur le pont, prit une longue-vue et ne tarda pas à découvrir la terre à l’horizon.

Cette terre, c’était l’Ile de Malte.

Alors il appela le second du navire et lui ordonna de mettre le canot à la mer.

On descendit dans le canot les bagages du duc ; ce dernier s’assit à l’arrière et dit au second :

– Dans deux heures, vous ferez délier Roumia et vous lui direz que, par mes ordres, vous êtes désormais son très obéissant capitaine et qu’elle est reine à son bord.

Puis le duc dit aux quatre hommes qui montaient le canot :

– Nagez !

Et le canot s’éloigna du navire qui continua sa route vers l’Orient, emportant à la fois le cadavre embaumé de Perdito et le marquis de Maurevers mourant, et désormais au pouvoir de la terrible bohémienne.

* *

*

Revenons maintenant à Paris et suivons Vanda et Marmouset qui s’étaient fait le serment d’obéir aux ordres de Rocambole et de retrouver le marquis de Maurevers mort ou vivant.

Le Dernier Mot de Rocambole - Tome III - Un drame dans l'Inde
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