XXXVIII
Arrivés à cet endroit du manuscrit de Turquoise, Vanda et Marmouset s’arrêtèrent un moment. Ce dernier regarda la pendule du salon.
– Il est midi, dit-il, et Milon n’est pas revenu, j’en conclus que la Belle Jardinière, en Espagnole qu’elle est, fait la sieste, et que Milon reste à son poste d’observation.
Vanda feuilletait le manuscrit dont ils n’avaient lu encore qu’une faible partie.
– Jusqu’à présent, dit-elle, cela ne nous apprend pas grand’chose.
– Pardon, répondit Marmouset, j’ai deviné déjà que la Belle Jardinière et la bohémienne Roumia pourraient bien être une seule et même femme.
– Je le crois aussi, dit Vanda.
– Eh bien, continuons.
– Cependant, reprit Vanda, peut-être vaudrait-il mieux savoir ce que Milon fait dans la grande avenue des Champs-Élysées.
– Il est à son poste, j’en suis sûr, répondit Marmouset avec conviction.
– Alors, poursuis la lecture.
Marmouset reprit :
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
Chapitre quatrième
Tandis que le duc de Fenestrange et ses enfants d’adoption, comme il disait, quittaient Bayonne et parcouraient l’Italie, le jeune marquis de Maurevers attendait patiemment le retour du meurtrier de son père.
Mais l’époque fixée pour ce retour arriva et le général ne revint pas.
Un autre mois, puis un autre, et une année enfin s’écoulèrent.
Quelque recherche que pût faire M. de Maurevers, il lui fut impossible de savoir ce qu’était devenu son ennemi.
Le bruit de la mort du général avait couru à Paris, vers la fin de décembre ; mais ce bruit n’était pas confirmé.
Enfin, dans les premiers jours de l’année suivante, le Levant, journal de Constantinople, arriva à Paris avec cet entrefilet :
« Le navire candiote Mercure, naviguant sous pavillon turc, a été assailli par un gros temps, à son départ de la Canée, et jeté sur un récif à dix milles de ce port.
« Le Mercure s’est perdu corps et biens.
« Cet épouvantable sinistre a eu lieu la nuit, par un brouillard très épais.
« Un navire qui passait à quelque distance a mis ses embarcations à la mer ; mais inutilement, et personne n’a pu être sauvé.
« En outre de son équipage, le Mercure avait à bord plusieurs passagers de distinction, parmi lesquels le général français duc de Fenestrange, qui se rendait à Smyrne pour des raisons de santé.
« La perte du général sera vivement ressentie en France, nous dit-on, où le duc de Fenestrange s’était acquis une haute réputation militaire. »
Ce journal parvint à la connaissance du jeune marquis de Maurevers.
– La Providence s’est chargée de mon œuvre, pensa-t-il.
Dès lors, l’existence du marquis devint calme et sereine, il était riche de son propre patrimoine, et très convaincu que le fils de son père, le bandit Perdito, avait été pendu en compagnie de José Minos, il ne s’était fait aucun scrupule de disposer de cette fortune laissée par la duchesse de Fenestrange.
Il voyagea pendant trois ou quatre ans, revint à Paris et y mena la vie facile et luxueuse des fils de famille.
Cependant il avait le caractère mûri avant l’âge et un goût prononcé pour l’étude.
Le marquis fit peu de folies, eût peu de liaisons retentissantes jusqu’à l’âge de vingt-huit ans.
À cette époque, un de ces amours qu’on appelle foudroyants vint s’abattre sur lui.
Le marquis rentrait un soir assez tard, à pied, et montait l’avenue Gabriel aux Champs-Élysées pour se rendre au petit hôtel qu’il habitait à l’extrémité de la rue du Cirque, lorsqu’il entendit des cris déchirants qui partaient du fond d’une voiture de place, arrêtée au milieu de l’avenue.
Ces cris étaient ceux d’une femme.
Deux hommes avaient ouvert les portières de la voiture et cherchaient à la faire descendre.
La femme se cramponnait, se roidissait, appelait au secours.
Le cocher, menacé d’un coup de poignard, avait pris la fuite.
M. de Maurevers s’approcha vivement.
Il avait une canne à épée, et il s’en servit.
Les deux hommes résistèrent d’abord et l’un d’eux frappa je marquis d’un coup de poignard qui ne fit que lui effleurer le bras.
Puis ils prirent la fuite, sans que M. de Maurevers eût pu savoir qui ils étaient, car tous deux, bien que vêtus comme des gens du monde, avaient la figure noircie.
Alors, le marquis put voir la femme affolée et baignée de larmes, encore accroupie au fond de la voiture.
Elle était jeune, elle était belle ; elle tremblait de tous ses membres.
– Ah ! monsieur, dit-elle enfin, quand il fut parvenu à la rassurer, sans vous, ces hommes m’assassinaient.
– Pour vous voler, sans doute ? fit-il.
Elle secoua la tête.
– Non, dit-elle ; l’un d’eux est mon mari, l’autre est mon frère.
Le rôle de M. de Maurevers était tracé d’avance.
Il devait aide et protection à cette femme qu’on voulait assassiner.
Il lui offrit son bras, laissa la voiture qui n’avait plus de cocher, et tous deux s’éloignèrent à pied.
L’histoire de cette femme était fort simple.
C’était la fille d’un négociant d’Anvers, mariée à un bijoutier hollandais.
Le mari, après une série, de mauvais traitements, l’avait abandonnée ; mais il avait gardé sa dot.
Elle avait un frère, à qui elle avait demandé aide et protection.
Ce frère l’avait emmenée à Paris, où, disait-il, le mari s’était réfugié.
Comme la malheureuse l’aimait encore, elle s’était laissé persuader facilement que son frère arrangerait un rapprochement entre elle et lui.
Mais le frère était un esprit pervers et il avait fait avec son beau-frère un pacte infâme : il lui avait promis de l’aider à s’en débarrasser.
Il avait tenté d’abord d’empoisonner la pauvre femme et n’avait pas réussi.
Alors, ils lui avaient tendu un piège, lui donnant rendez-vous dans les Champs-Élysées, par une nuit d’hiver froide et sombre.
Là seulement le frère c’était démasqué. Il avait aidé le mari, et, sans l’intervention de M. de Maurevers, ils l’eussent assassinée.
Ce fut, du moins, ce qu’elle raconta à son sauveur.
Où aller ? Que devenir ? Comment échapper à ses bourreaux ?
Elle n’avait qu’un parti à prendre, accepter l’hospitalité que le marquis lui offrait respectueusement.
Cette nuit-là, M. de Maurevers dormit tout vêtu dans un fauteuil, au coin du feu de son cabinet de travail.