XIII

Cette femme dont M. de Montgeron était amoureux fou et que Marmouset regardait en ce moment avec une curiosité pleine d’une naïve admiration, avait, en effet, une de ces beautés étranges, qui séduisent et épouvantent tout à ta fois.

Avec son teint d’une blancheur marmoréenne, ses cheveux roux, ses yeux noirs, elle formait un contraste frappant avec l’homme assis auprès d’elle et qui, dit-on, était son mari.

Ce dernier était un Espagnol de la plus belle eau, tout au moins, si ce n’était un Mexicain ou un planteur de Rio-de-Janeiro.

Il promenait autour de lui un regard étincelant de jalousie qui semblait faire défense, sous peine de mort, à toute la salle, de regarder sa compagne. Mais ce regard féroce s’éteignait subitement et devenait tout tremblant, tout indécis, s’il rencontrait le cher regard de la femme aux cheveux roux.

Celle-ci avait-elle vingt ou trente ans ?

Il était impossible de trancher la question.

Marmouset s’était assis au deuxième rang de l’orchestre.

Le premier rang était occupé par deux hommes qui causaient à voix basse en anglais.

Marmouset prêta l’oreille et comprit qu’ils parlaient de la belle étrangère.

Ces deux hommes, d’une irréprochable élégance, n’étaient pourtant pas des insulaires. Ils avaient au contraire le cachet parisien le plus pur ; et s’ils s’exprimaient en langue anglaise, c’était sans doute pour que leur conversation ne fût pas surprise par le premier venu.

Peu de gens à Paris savent l’anglais assez bien pour saisir au vol une conversation à mi-voix.

Mais Marmouset avait si bien étudié cette langue, par amour pour sa chère Gipsy !

Il ne perdit pas un mot de ce que disaient les deux jeunes gens.

– Ainsi, mon ami, tu ne crois pas au mariage de don Ramon ?

– Pas le moins du monde.

– Pourtant, il a dansé avant-hier à l’ambassade d’Espagne.

– Qu’est-ce que cela prouve ?

– Mais qu’il faudrait bien de l’audace pour présenter à l’ambassadeur de son pays, comme sa femme, une femme qui ne serait que sa maîtresse.

– Mon cher ami, reprit le premier des deux causeurs, si don Ramon a épousé cette femme, c’est qu’elle est veuve de ses trois maris.

– Plaît-il ?

– Je les ai connus tous les trois.

– Allons donc !

– Tous les trois vivants, à la même heure.

– Baron, tu te moques…

– Sur l’honneur, je dis vrai. Veux-tu l’histoire de cette rousse éblouissante ?

– Voyons ?

– Elle n’est ni Russe, ni Anglaise, comme on le croit. Je suis sûr qu’elle est née à Paris.

– Bah !

– Cependant, c’est à Londres que je l’ai vue pour la première fois.

– Quand cela ?

– Il y a cinq ans. Elle était alors la femme de lord Harring, lequel prétendait l’avoir épousée en Irlande.

Elle faisait à Londres, au théâtre du Lyceum ou à Covent-Garden, exactement le même effet que celui qu’elle produit ici.

– Et elle s’appelait lady Harring ?

– Comme elle s’appelle ici doña Figuerra y Mendez, comme elle s’appelait à Constantinople…

– Ah ! elle a été à Constantinople ?

– Elle y était la femme du prince russe Kolotine.

– Quelle plaisanterie !

– Enfin, un an plus tard, je la retrouvai à Marseille, s’appelant madame Catelan, et la femme d’un opulent armateur.

– Tout ce que tu racontes là est fort bizarre, baron.

– C’est la vérité, mon cher.

– Après bout, qu’est-ce que cela prouverait ! C’est que, veuve de lord Harring, elle a épousé le prince Kolotine, et, veuve de ce dernier, le Marseillais Catelan.

– Lequel serait mort à son tour pour faire place à don Ramon, n’est-ce pas ?

– Justement.

– Mon cher, dit celui à qui son ami donnait le titre de baron, je n’habite plus Paris, tu le sais, et je me suis retiré, grand chasseur que je suis, dans mon château de Lorraine où je passe les quatre saisons.

Je ne viens pas à Paris deux fois par an et je repars demain.

Il est donc probable que je ne rencontrerai pas doña Figuerra y Mendez, comme il est certain que nous l’avons examinée toute la soirée et que, habituée à faire sensation, elle ne s’est préoccupée de personne et ne nous a pas vus.

– Où veux-tu en venir ?

– À ceci : je pars demain. Je ne la rencontrerai donc pas.

– Mais si tu la rencontrais ?…

– En pleine lumière ou en plein jour, face à face…

– Eh bien ?

– Tu la verrais pâlir et se trouver mal à l’aise.

– Je comprends cela, pour peu que tu aies été lié avec tous ses maris.

– Oh ! ce n’est pas pour cela.

– Hein ?

– Je te l’ai dit, mon cher, continua le baron avec insouciance, je suis retiré du monde et je ne me mêle plus de rien.

– Mais tu as donc connu particulièrement cette femme ?

– Très particulièrement.

– Et tu possèdes quelque secret la concernant ?

– Peut-être.

– Baron, tu excites ma curiosité.

– Bah ! je me suis juré de ne rien dire.

– Je suis curieux, pourtant.

– Je le vois bien.

– Et je suis ton ami.

– C’est précisément pour cela que je ne veux pas t’embarquer dans une série d’aventures désagréables.

Tiens, mon bon ami, tout ce que je puis faire pour toi, je vais le faire.

– Ah !

– Es-tu réellement amoureux de cette femme ?

– J’en meurs…

– La toile va baisser sur le dernier acte.

– Bon !

– Nous allons sortir ensemble, tu prendras mon bras et nous nous promènerons sous le péristyle jusqu’à ce qu’elle sorte.

– Ce qui fait qu’elle te verra ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Eh bien ! mon cher, ce sera ensuite à toi à la rencontrer, au Bois, au spectacle, dans un salon, et à lui dire :

« Madame, je vous aime, et je suis l’ami du baron Henri de C… »

– Et tu penses que je serai bien accueilli ?

– Peut-être bien.

Et le baron eut un sourire moqueur que ne surprit pas son interlocuteur, mais qui n’échappa point à Marmouset.

Marmouset avait entendu toute cette conversation que nous venons de rapporter ; conversation qui n’avait fait qu’aiguillonner sa curiosité. Il quitta l’orchestre avant les deux jeunes gens et se trouva avant eux sous le péristyle.

Puis il attendit.

Quelques secondes après, le baron Henri de C… et son ami se tenaient au bas du grand escalier.

Trois minutes plus tard, don Ramon Figuerra y Mendez descendait, donnant le bras à la femme aux cheveux roux.

Marmouset, à trois pas de distance, observait tout.

La femme aux cheveux roux se trouva tout à coup face à face avec le baron Henri de C…

Et soudain, elle pâlit étouffa un cri et passa, jetant au baron un regard de haine profonde.

Marmouset la suivit.

Le Dernier Mot de Rocambole - Tome III - Un drame dans l'Inde
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