I

M. de Montgeron n’avait vu dans l’expédition de l’avant-veille, quand on était parti du club, qu’une de ces aventures vulgaires d’amour parisien aussi ridicules pour celui qui les entreprend que pour ceux qui en sont les témoins.

Depuis longtemps Paris n’est plus le pays des échelles de corde, des romanceros et des sérénades ; le guerrier ôte son uniforme pour entrer chez ces petites dames, et les poètes ont recours, non à leur guitare, mais à de jolis chiffons de papier signés Garat et Soleil.

M. de Montgeron avait donc accompagné Gustave Marion par curiosité pure, quand il s’était agi d’enlever la Belle Jardinière, persuadé que l’expédition se terminerait par un souper au Café Anglais, dont la belle, peu farouche, ferait les honneurs sans bégueulerie.

Mais les choses avaient tourné autrement.

Alors, M. de Montgeron avait senti s’éveiller en lui une sorte de curiosité âpre, un besoin de savoir ardent.

Quelle était cette femme ?

Et qu’est-ce que Gustave Marion avait donc vu chez elle pour qu’il en perdît ainsi subitement la raison ?

M. de Montgeron s’était juré de pénétrer ce mystère.

Il avait remarqué, durant les quelques heures passées à Saint-Cloud au restaurant de la Tête-Noire, que les quatre jeunes gens qui avaient accompagné avec lui M. Gustave Marion étaient si vivement impressionnés de l’aventure qu’il ne devait pas compter sur eux.

Aussi ne leur avait-il pas dit un mot de son projet, en les quittant, sous le prétexte qu’il avait une affaire pressante d’intérêt à régler, le soir même, à Paris.

Le sort, en désignant au club comme son compagnon M. Casimir de Noireterre, lui avait paru intelligent.

Casimir de Noireterre était un garçon de vingt ans, non moins brave que son cousin par alliance, M. de Montgeron.

Il était aspirant de marine et embarqué depuis deux ans, lorsqu’un héritage considérable l’était venu chercher à Rio-de-Janeiro, où son navire était en station.

Casimir avait fait comme Montgeron.

Il avait donné sa démission et était venu mener à Paris la haute vie.

Montgeron, le cousin de sa belle-sœur, – il avait un frère aîné, bon gentilhomme et vivant dans ses terres du Périgord, – Montgeron s’était fait son tuteur et l’avait présenté partout.

Tels étaient donc les deux hommes qui allaient essayer de pénétrer le mystère qui paraissait envelopper la Belle Jardinière.

Les nuits se suivent à Paris, comme partout ailleurs, mais elles ne se ressemblent pas.

La veille et l’avant-veille, la nuit était claire et lumineuse.

Ce soir-là, un brouillard épais et jaune couvrait Paris, dégageant une pluie imperceptible qui pénétrait jusqu’aux os.

M. de Montgeron avait son coupé à la porte du club, sur le boulevard.

Il y fit monter Casimir et lui dit :

– Je suis homme de précaution. Tiens, prends…

Et il lui mit dans la main un joli stylet corse à gaine de velours bleu, garnie d’argent ciselé, ajoutant :

– Les pistolets, les revolvers sont des armes de comédie, et tout au plus bonnes à vous faire arrêter ; ceci vaut mieux.

Le cocher avait ses ordres d’avance, sans doute, car il rendit la main à son trotteur, qui démarra lestement.

Au lieu de monter les Champs-Élysées et de traverser le Bois, le coupé suivit le bord de l’eau et les rails du chemin de fer américain jusqu’au pont de Sèvres.

Moins de trois quarts d’heure après, il s’arrêtait à l’endroit même où l’avant-veille Gustave Marion avait laissé son break.

Pendant le trajet, Montgeron et Casimir de Noireterre avaient à peine échangé quelques mots.

Mais lorsque, laissant le coupé, ils s’engagèrent à pied dans le chemin creux, Casimir dit à Montgeron :

– Comment entrerons-nous ?

– J’ai conservé la clé de la grille.

– Et celle de la maison ?

– Aussi. Marion les a payées assez cher pour qu’on s’en serve…

Le bruit lointain d’une cloche leur arriva, tandis qu’ils marchaient.

C’était l’horloge de la manufacture de Sèvres qui sonnait minuit.

Au bout d’un quart d’heure et bien que la nuit fut sombre, M. de Montgeron étendit la main et dit :

– Voilà la maison.

La lumière brillait toujours au premier étage. Comme l’avant-veille, la campagne environnante était silencieuse.

On n’entendait même pas les aboiements d’un chien de garde.

M. de Montgeron tira les deux clés de sa poche il ouvrit la grille.

– Maintenant, suis-moi, dit-il à Casimir de Noireterre et à la grâce de Dieu.

De la grille à la maison, qui n’était, à vrai dire, qu’un pavillon carré, il y avait une centaine de pas.

Une allée d’arbres y conduisait.

Montgeron et Casimir se mirent à marcher avec précaution pour ne pas faire crier le sable sous leurs pieds.

Durant le trajet, Montgeron s’arrêta deux fois pour prêter l’oreille.

Il lui avait semblé entendre un léger bruit.

Mais, comme pour la seconde fois, et pensant qu’il s’était trompé, il se remettait en marche, une forme noire se dressa tout à coup devant lui.

– Attention ! dit Montgeron.

Et il porta la main à son poignard.

Casimir de Noireterre l’imita. La forme noire s’avança, et bientôt Montgeron, qui l’attendait de pied ferme, vit se dessiner nettement la silhouette d’un homme :

– Qui est là ? dit une voix.

Montgeron ne répondit pas.

L’homme s’avança encore, et lorsqu’à fut tout près, il répéta :

– Qui êtes-vous ? et que voulez-vous ?

Mais soudain la main de Montgeron s’allongea vers lui et le saisit à la gorge :

– Qui êtes-vous ? et que voulez-vous ?

– Si tu cries, dit le vicomte, tu es mort.

Et il appuya la pointe de son stylet sur la poitrine de l’inconnu.

Celui-ci parut alors en proie à une grande épouvante :

– Ne me tuez pas, balbutia-t-il. Si vous êtes des voleurs, vous vous adressez mal…

– Qui es-tu ?

– Un pauvre domestique.

Montgeron trouva plaisant de jouer le rôle de voleur au sérieux.

– Il y a des domestiques qui ont des épargnes, fit-il.

– Je n’en ai pas… je vous jure…

Mais la voix émue de cet homme était une preuve qu’il mentait.

Un souvenir traversa l’esprit de M. de Montgeron.

– Quand tu n’aurais, dit-il, que les cent louis que t’a donnés M. Gustave Marion.

– Vous savez cela ? balbutia le domestique.

– Et la preuve en est que je viens, pour entrer ici, de me servir de la clé que tu lui as vendue.

Soudain l’homme changea d’attitude, et sa frayeur parut se calmer :

– Excusez-moi, dit-il, j’avais pris monsieur pour un voleur.

– Ah ! fit Montgeron en riant.

– Mais je vois bien que monsieur…

Et le domestique salua.

– Ah ! tu devines pourquoi nous venons ?

– À peu près…

– Eh bien ! dit Montgeron, fais tes réflexions et fais-les vite.

– Que désire monsieur ?

– Je te donne a choisir : un coup de poignard ou cent autres louis.

– Monsieur plaisante, car monsieur sait bien qu’il n’y a pas à hésiter.

– Alors tu choisis les cent louis.

– Oh ! bien certainement.

– Parle, en ce cas.

– Que désire savoir monsieur ?

Montgeron étendit la main vers la fenêtre éclairée.

– Qu’y a-t-il là haut ?

– Monsieur, répondit le domestique, je suis père de famille, j’ai trois enfants, je tiens à ma peau. J’ai vendu une clé à M. Marion qui est un jeune fou ; mais je vois bien que monsieur est un autre homme… et…

– Après ? dit froidement Montgeron.

– Monsieur me paraît être raisonnable.

– Eh bien !

– Et si je donne un bon conseil à monsieur.

– Je l’attends, parle…

– Monsieur fera bien de s’en retourner chez lui : la nuit est froide et le brouillard qui tombe est mauvais pour les rhumes de cerveau.

– Drôle ! fit Montgeron, je n’ai pas te temps de plaisanter avec toi sur la pluie et le beau temps.

Si tu ne me donnes pas les renseignements dont j’ai besoin, je te tue !

Et il appuya de nouveau te stylet sur la gorge.

Le Dernier Mot de Rocambole - Tome III - Un drame dans l'Inde
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