XLV
Le Manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
La sensation qu’avait éprouvée le marquis en tombant au moment où les flambeaux s’éteignaient fut à la fois bizarre et douloureuse.
Bizarre car il avait été renversé par un obstacle invisible.
Douloureuse, car il lui sembla que son corps tout entier était brûlé par de l’eau bouillante, en même temps qu’un liquide corrosif pénétrait dans ses yeux.
Cette douleur fut même si grande qu’elle lui fit perdre, durant quelques minutes, la conscience de son existence.
Ce ne fut qu’au bout d’environ un quart d’heure qu’il revint complètement à lui, éprouvant comme une suffocation, tant l’atmosphère qui l’entourait paraissait chargée d’une odeur nauséabonde.
La croisée était toujours ouverte.
Il se releva et y courut.
L’air frais de la nuit le frappa au visage et lui permit alors seulement de rassembler ses idées et de comprendre que ce qui venait de se passer était le résultat de quelque infernale machination.
Il voulut s’approcher de la cheminée pour secouer un gland de sonnette, mais il n’en eut pas la force.
Cette odeur nauséabonde qui le serrait à la gorge, semblait augmenter, et le rejeta à demi étouffé vers la fenêtre.
Il appela, espérant que sa voix serait entendue. Elle le fut en effet.
John, le domestique anglais, qui était au rez-de-chaussée, sortit dans le jardin.
– Monte, lui cria M. de Maurevers. Je suis sans lumière.
Le valet monta, un flambeau à la main.
Mais à peine eut-il ouvert la porte et fait un pas en avant qu’un phénomène encore plus extraordinaire se produisit.
Au contact du flambeau qu’il avait à la main, la chambre entière où était la morte s’embrasa.
Ainsi, tout à coup, une mine de houille dans laquelle pénètre un ouvrier imprudent voit s’allumer le gaz qui l’emplit et le grisou éclater.
Il n’y eut cependant pas d’explosion ; mais le domestique, dont les cheveux et la barbe furent complètement brûlés, se rejeta vivement en arrière en poussant des cris aigus.
M. de Maurevers, atteint lui-même par le feu, se précipita de la fenêtre dans le jardin.
Il était temps !
La chambre entière était pleine de flammes et ressemblait à une fournaise ardente.
Au milieu de tant d’émotions, M. de Maurevers ne perdit pas complètement la tête.
S’étant relevé tout meurtri de cette seconde chute, il s’élança vers la porte du vestibule, que John avait laissée entr’ouverte, entra dans le petit salon du rez-de-chaussée où était l’enfant et la femme de chambre et prit le berceau.
Une minute de plus et l’enfant était perdu.
Le feu sortait par les fenêtres, se communiquait aux tentures et aux rideaux du lit mortuaire, et le corps de la malheureuse Julienne était entouré d’une double guirlande de flammes.
* *
*
Ce n’est que longtemps après cette nuit fatale que le marquis de Maurevers, maître de toute sa présence d’esprit, rassemblant tous ses souvenirs, a pu reconstruire l’édifice écroulé des événements et s’expliquer ce qui avait dû arriver.
Des naturalistes du siècle dernier, si l’on en croit les gazettes hollandaises, avaient trouvé un singulier moyen de prendre vivants certains oiseaux que, jusque-là, ils n’avaient pu se procurer qu’en les tuant à coup de fusil.
Pour cela, ils avaient imaginé de charger un fusil à poudre et de remplacer la bourre ordinaire par une bourre de suif qui fermait hermétiquement le canon.
Par-dessus ce corps gras qui empêchait toute communication avec la poudre, ils remplissaient d’eau le canon du fusil, puis ils le bouchaient avec une seconde bourre de suif.
Quand le fusil était ainsi chargé, les naturalistes se mettaient en chasse, visaient l’oiseau qu’ils convoitaient et faisaient feu.
L’eau chassée par la poudre arrivait sur le volatile comme une trombe, l’enveloppait tout entier, l’étourdissait, lui mouillait les ailes, et le mettait hors d’état de s’envoler, ce qui permettait de le prendre à la main.
M. de Maurevers, en y réfléchissant, fut conduit à penser qu’on avait tiré sur lui de la même manière.
Seulement ce n’était pas d’eau que le fusil était chargé, mais d’un liquide corrosif qui se volatilisa presque aussitôt et remplit la chambre d’un gaz essentiellement inflammable.
Mais cette nuit-la, le marquis était trop bouleversé pour chercher à comprendre ce qu’il voyait.
La maison, nous l’avons dit, était isolée sur la hauteur, à droite de la route de Montretout.
– Sauve mon enfant ! cria M. de Maurevers à Jenny, en lui plaçant l’enfant dans les bras.
La femme de chambre se réfugia, éperdue, à l’extrémité du jardin.
La maison était en flammes.
Désespérant de se rendre maîtres du feu, M. de Maurevers et John s’élancèrent vers la route en criant au secours.
On ne les entendit point d’abord.
La première personne qui aperçut l’incendie fut un garde-barrière du chemin de fer qui réveilla le chef de gare.
Puis, peu à peu, les maisons voisines furent mises en émoi.
Les habitants accoururent.
Les uns se portèrent sur le théâtre de l’incendie ; les autres descendirent à Saint-Cloud demander des secours.
Mais quand les pompes arrivèrent, la maison n’était plus qu’un brasier immense qu’il fallait renoncer à arracher à l’élément destructeur.
Le cadavre de Julienne avait été dévoré par les flammes, comme si la Providence, dans ses vues secrètes, n’avait pas voulu que les hommes eussent connaissance du crime qui, la nuit dernière, avait ensanglanté cette maison.
M. de Maurevers fut ramené à Paris à demi fou.
Il congédia les deux domestiques anglais, en leur donnant une somme importante pour prix du secret qu’ils gardèrent fidèlement du reste.
Quant à l’enfant il fut confié à une nourrice ; et c’est grâce à cet enfant que j’ai connu M. de Maurevers et que j’ai été, comme on va le voir, mêlée à cette terrible et ténébreuse histoire qui n’a point cessé, jusqu’à présent, d’être la plus indéchiffrable des énigmes.