VIII

M. de Maurevers se laissa entraîner vers le pavillon dont toutes les fenêtres flamboyaient comme si on y eût donné un bal.

Néanmoins le silence le plus profond régnait autour de lui.

Aucune ombre chinoise ne se projetait derrière les rideaux et quand la naine eut atteint le perron et la porte d’entrée, cette porte s’ouvrit toute seule, comme par un truc de théâtre.

Le marquis se trouva alors au seuil d’un vestibule assez vaste, rempli de fleurs rares et d’arbustes exotiques, au bout duquel se développait un bel escalier de marbre rose et noir.

– Venez, dit la naine, de cette voix harmonieuse et douce qui avait déjà fait tressaillir M. de Maurevers, tant elle ressemblait à la voix de Roumia.

Maurevers gravit l’escalier.

Quand il fut au premier étage, la naine poussa une seconde porte et dit :

– Entrez ! madame va venir.

Puis elle disparut.

Maurevers se trouva alors au seuil d’un boudoir en tout semblable à celui où la bohémienne l’avait fait transporter à Londres.

Mêmes tentures, mêmes meubles, mêmes bibelots.

On eût dit que la maison de Londres avait été transportée à Paris par la baguette d’une fée.

Cette pièce était veuve de tout habitant.

Mais ce parfum mystérieux qui avait déjà enivré Maurevers y régnait et l’imprégna aussitôt, le pénétrant par tous les pores.

Il se retrouva à Londres dans le boudoir de Roumia.

Et comme cette étrange ivresse lui montait de nouveau à la tête, Roumia parut.

Jamais la bohémienne ne lui avait semblé plus belle, ses cheveux d’un or fauve ruisselaient, dénoués sur ses épaules demi-nues.

Elle avait une robe de velours d’un vert sombre qui faisait admirablement valoir l’éclatante blancheur de son visage.

Jamais ses yeux, d’un bleu foncé, n’avaient étincelé d’un plus ardent éclat ; jamais ses lèvres rouges n’avaient brillé d’un plus vif incarnat.

Elle vint à Maurevers, lui tendit sa belle main et lui dit :

– Enfin, vous voilà !

Puis elle l’attira, ému, palpitant, hors de lui, sur une ottomane, au fond de laquelle elle s’arrondit, voluptueuse, et, le faisant asseoir auprès d’elle :

– Ah ! cher, lui dit-elle, demain, à pareille heure, je pourrai donc vous aimer !

– Demain ! fit-il en se laissant glisser à ses genoux, pourquoi demain ?

– Mais parce que, dit-elle, ce n’est que demain qu’il y aura deux années que Perdito est mort.

– Je croyais que c’était aujourd’hui, murmura le marquis, la contemplant enivré.

– Non, c’est demain. Voyez ma lettre.

– Mais cette lettre porte le timbre de Londres !

– Sans doute.

– Elle a donc été écrite au moins hier ?

– Au moment de mon départ, je l’ai jetée à la poste.

– Et dans cette lettre vous me dites « c’est demain ».

– Oui, mais j’ai calculé, non le moment où je vous écrivais, mais celui où vous recevriez ma lettre.

– Demain ! murmurait Maurevers, demain !… mais c’est dans un siècle.

Et il lui baisait les mains avec transport et murmurait :

– Pourquoi demain ?

Tout à coup Roumia se dégagea de ses bras.

– J’ai peur, dit-elle, oh ! j’ai peur…

Et sa voix était empreinte d’un subit effroi.

– Mais de quoi donc auriez-vous peur ? s’écria le marquis, ivre d’amour.

– Non… je ne puis vous le dire… non… Vous ne le saurez pas… fit-elle.

– Roumia !

– Il me semble qu’il est là… que je le sens… que son haleine me brûle… que son regard pèse sur moi…

– Mais qui donc ?

– Perdito.

À ce nom. le marquis se dressa effaré.

– Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il était mort ?

– Oui.

– Il y a deux ans :

– Il y aura deux ans demain.

– Alors, rassurez-vous : Les morts ne reviennent pas.

– Du moins vous ne le croyez pas, vous autres chrétiens, fit la bohémienne. Mais moi je sais bien que la jalousie à le don de les faire sortir de leur tombe.

– Perdito n’a pas de tombe.

– Qu’en savez-vous ?

– N’a-t-il pas été pendu ?

– Oui.

– Eh bien ! son corps est devenu la proie des corbeaux.

– Oh ! s’écria Roumia avec un redoublement d’effroi, je le sens… il est la… Son souffle dévore mes cheveux.

– Les morts n’ont pas de souffle.

– Ses yeux sont fixés, menaçants, sur moi.

– Les morts n’ont pas d’yeux.

– J’entends les battements précipités de son cœur.

– Le cœur des morts ne bat plus ; vous êtes folle, ma bien-aimée !

Et le marquis, ivre d’amour, prit Roumia dans ses bras et la pressa passionnément sur son cœur.

Roumia jeta un cri.

Soudain les bougies des candélabres pâlirent comme une rampe de théâtre qu’on baisse.

En même temps un rire moqueur et sinistre se fit entendre.

D’où partait ce rire ?

Des arabesques de la corniche ou des profondeurs du parquet ?

De partout à la fois.

Ce rire, qui rappelait celui de Méphistophélès, avait l’air de se promener comme le rire d’un ventriloque aux quatre coins de la salle.

Et à mesure qu’il retentissait plus strident, plus menaçant et plus moqueur, les bougies pâlissaient de plus en plus.

Mais le marquis ne l’entendait pas.

Ou plutôt, il devenait furieux en l’entendant.

Ivre de rage et d’amour, il étreignit Roumia dans ses bras.

Roumia poussa un nouveau cri.

Les bougies s’éteignirent et le rire se tut.

Mais soudain aussi, du milieu de la pièce il s’éleva comme une flamme rougeâtre qui devint violette ensuite, puis blanche…

Et au milieu de cette flamme apparut, noir comme un démon vomi par l’enfer, le fantôme courroucé de Perdito criant à Roumia d’une voix terrible :

– Prends garde ! prends garde !

Le Dernier Mot de Rocambole - Tome III - Un drame dans l'Inde
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