XLI

Le Manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

La forme noire que Julienne avait aperçue s’avança jusqu’à la croisée et se dressa tout à coup.

C’était un homme de taille moyenne, leste comme un acrobate, car bien que la croisée fût à une certaine hauteur, il l’atteignit d’un bond, se cramponna à la barre, s’en servit comme d’un trapèze et sauta dans la chambre au fond de laquelle la jeune femme s’était réfugiée plus morte que vive.

Ce fut l’histoire d’une seconde.

Julienne n’eut le temps ni d’appeler au secours, ni de tirer à elle le gland d’une sonnette.

Les deux domestiques qui la servaient fussent venus à son secours, sans doute.

Mais Julienne n’y songea même pas.

Elle était tombée à genoux, joignait les mains et murmurait, d’une voix qui avait peine à se faire jour à travers ses dents qui s’entrechoquaient, ces mots :

– Grâce ! ne me tuez pas !

L’homme qui venait d’entrer ainsi par la fenêtre était armé d’un poignard.

– Voici près d’un an que je te cherche, dit-il, en dardant sur elle un regard flamboyant.

– Grâce ! grâce ! répéta-t-elle.

– Tu t’es jouée de moi et de nous, misérable ! poursuivit cet homme à voix basse : tu as manqué à tes serments.

– Je n’ai pas osé…

– Pourquoi ?

Elle se redressa, elle eut un moment d’audace et de courage.

– Eh bien ! dit-elle, tuez-moi ! J’aime mieux mourir que vous servir d’instrument.

– Mais pourquoi n’as-tu pas osé ?

– Parce que je l’aimais.

Cet homme eut un ricanement de bête fauve :

– Ah ! tu l’aimais ? dit-il.

– Et je l’aime encore.

Le poignard étincela aux clartés des bougies placées sur la cheminée, et le bras qui le brandissait allait frapper quand, tout à coup, cet homme fit un pas en arrière et laissa échapper un cri, en même temps que sa main lâchait le poignard qui tomba sur le parquet.

Il venait d’apercevoir la bercelonnette.

Au même instant, l’enfant, éveillé par le bruit, se mit à pleurer.

– Ah ! foi de Perdito ! s’écria l’homme au poignard avec un ricanement de bête fauve, je comprends tout maintenant.

Julienne instinctivement s’était placée devant le berceau.

La lionne ne couvre-t-elle pas ses lionceaux de son corps ?

Le sentiment maternel avait relevé cette femme tout à l’heure agenouillée et demandant grâce.

– Ton enfant va nous répondre de toi, dit Perdito, car c’était bien lui, le fils adoptif de José Minos, le frère et l’ennemi acharné de M. de Maurevers.

– Vous ne toucherez pas à mon enfant ! répondit-elle.

Et, souple comme une panthère, elle fit un bond en avant, rasa le sol et ramassa le poignard échappé aux mains de Perdito.

Puis, le brandissant à son tour et se plaçant devant le berceau :

– Approchez donc maintenant, si vous l’osez ! dit-elle.

Perdito se mit à rire.

– J’aurai raison de toi quand je voudrai, dit-il ; mais avant de me porter à des actes de violence j’aime mieux causer un moment. Ainsi tu es mère ?

– Vous le voyez.

– Et tu aimes Maurevers ?

– Je l’aime.

– C’est donc ainsi que tu nous obéis ?

– Je vous avais promis d’exécuter vos ordres, j’étais votre instrument passif et docile ; mais mon cœur a battu tout à coup.

– C’était sans doute pour la première fois ? ricana Perdito.

Julienne courba un moment la tête ; mais elle la releva aussitôt :

– Oh ! dit-elle, je sais bien qui j’étais quand la fatalité et l’enfer m’ont jetée sur votre route ; je sais bien que j’étais une indigne créature, que vous n’avez pas hésité à me confier un rôle abominable.

Pendant huit jours, j’ai été de bonne foi ; pendant huit jours, j’ai voulu vous obéir… mais… après…

– Après, tu l’as aimé ?

– Oui, et je l’aime encore ! Je l’aimerai jusqu’à mon dernier soupir…

– Tu l’aimeras, soit, mais tu m’obéiras.

– Jamais !

– Oh ! j’aurai bien le moyen de t’y contraindre. Ton enfant n’est-il pas là ?

– Approchez donc, si vous l’osez !

Perdito haussa les épaules.

– Tu peux bien brandir ton poignard, dit-il. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain… mais j’aurai ton enfant en mon pouvoir… et il me répondra de ton obéissance.

En même temps il fit un pas vers elle.

Julienne se tint sur la défensive.

– Voyons, m’obéiras-tu ? dit-il.

– Non.

– Prends garde !

Et la voix de Perdito tremblait de colère.

– Jamais !

Un nuage de sang passa dans les yeux du bandit et obscurcit son regard.

– À nous deux donc ! dit-il d’une voix sourde.

Et il se précipita vers Julienne.

Celle-ci se mit à crier :

– À moi ! au secours !

Les cris achevèrent d’exaspérer Perdito, qui se jeta sur elle et chercha à l’enlacer.

Julienne frappa.

Elle frappa d’une main mal assurée ; mais elle atteignit néanmoins au bras et à l’épaule Perdito dont le sang coula.

La douleur arracha un hurlement au bandit.

Julienne frappait toujours ; mais Perdito parvint à la saisir par le milieu du corps et la renversa sous lui.

En même temps, un bruit se faisait dans la maison.

C’étaient les domestiques qui éveillés en sursaut, accouraient au secours de leur maîtresse.

Perdito était parvenu à arracher le poignard des mains de Julienne.

Au moment où le valet de chambre arrivait à la porte et l’enfonçait, car elle était fermée en dedans, Perdito plongeait le poignard jusqu’au manche dans la poitrine de Julienne.

– Au moins tu ne parleras pas, disait-il.

Puis il s’élançait vers la croisée, sautait dans le jardin, et disparaissait à la faveur des dernières ténèbres de la nuit.

Les domestiques arrivaient trop tard.

Trop tard pour arrêter l’assassin.

Trop tard pour sauver la victime, qui se tordait dans une mare de sang, froissant dans ses mains crispées les rideaux de là bercelonnette.

Le Dernier Mot de Rocambole - Tome III - Un drame dans l'Inde
cover.xhtml
book_0000.xhtml
book_0001.xhtml
book_0002.xhtml
book_0003.xhtml
book_0004.xhtml
book_0005.xhtml
book_0006.xhtml
book_0007.xhtml
book_0008.xhtml
book_0009.xhtml
book_0010.xhtml
book_0011.xhtml
book_0012.xhtml
book_0013.xhtml
book_0014.xhtml
book_0015.xhtml
book_0016.xhtml
book_0017.xhtml
book_0018.xhtml
book_0019.xhtml
book_0020.xhtml
book_0021.xhtml
book_0022.xhtml
book_0023.xhtml
book_0024.xhtml
book_0025.xhtml
book_0026.xhtml
book_0027.xhtml
book_0028.xhtml
book_0029.xhtml
book_0030.xhtml
book_0031.xhtml
book_0032.xhtml
book_0033.xhtml
book_0034.xhtml
book_0035.xhtml
book_0036.xhtml
book_0037.xhtml
book_0038.xhtml
book_0039.xhtml
book_0040.xhtml
book_0041.xhtml
book_0042.xhtml
book_0043.xhtml
book_0044.xhtml
book_0045.xhtml
book_0046.xhtml
book_0047.xhtml
book_0048.xhtml
book_0049.xhtml
book_0050.xhtml
book_0051.xhtml
book_0052.xhtml
book_0053.xhtml
book_0054.xhtml
book_0055.xhtml
book_0056.xhtml
book_0057.xhtml
book_0058.xhtml
book_0059.xhtml
book_0060.xhtml
book_0061.xhtml
book_0062.xhtml
book_0063.xhtml
book_0064.xhtml
book_0065.xhtml
book_0066.xhtml
book_0067.xhtml
book_0068.xhtml
book_0069.xhtml
book_0070.xhtml
book_0071.xhtml
book_0072.xhtml
book_0073.xhtml
book_0074.xhtml
book_0075.xhtml
book_0076.xhtml
book_0077.xhtml
book_0078.xhtml
book_0079.xhtml
book_0080.xhtml
book_0081.xhtml
book_0082.xhtml
book_0083.xhtml
book_0084.xhtml
book_0085.xhtml
book_0086.xhtml
book_0087.xhtml
book_0088.xhtml
book_0089.xhtml
book_0090.xhtml
book_0091.xhtml
book_0092.xhtml
book_0093.xhtml
book_0094.xhtml
book_0095.xhtml
book_0096.xhtml
book_0097.xhtml
book_0098.xhtml