II

Le manuscrit de Turquoise continuait ainsi :

 

Cette senteur pénétrante, ce parfum mystérieux qui enveloppait M. de Maurevers comme un bain de vapeur tiède, pénétra ses pores, rendit la vie à ses membres, qui se distendirent peu à peu et amenèrent la fin de la catalepsie.

Alors il ouvrit les yeux et se vit comme enveloppé d’un brouillard humide et transparent qui lui permettait de voir les objets qui l’environnaient.

Il était dans un appartement luxueux, tendu d’une étoffe orientale à couleurs vives, meublé avec recherche et confort et éclairé par deux grandes torchères posées sur la cheminée.

L’Irlandaise était toujours au piano.

Mais comme elle tournait le dos au lit sur lequel M. de Maurevers était couché tout vêtu, il ne put voir son visage.

Était-ce bien la femme de la taverne du-roi George ?

Oui, s’il en croyait cette voix fraîche, suave, harmonieuse qui chantait la mélodie bizarre que naguère applaudissaient les ignobles clients du land-lord Calcraff.

Non, si ses yeux se portaient sur la robe de soie aux reflets chatoyants qui emprisonnait sa taille svelte et charmante et arrondissait ses plis majestueux autour du tabouret du piano.

– Mais où suis-je donc ? s’écria Maurevers.

Au bruit de la voix, l’Irlandaise cessa de chanter, se leva et se tourna vers lui.

Maurevers jeta un cri.

C’était elle.

Non plus l’Irlandaise déguenillée et buvant du gin, et laissant errer autour d’elle un regard cynique et plein d’audace.

Mais l’Irlandaise devenue grande dame, avec de belles mains blanches, un sein éblouissant que laissait entrevoir sa robe décolletée, et sur les lèvres un sourire chaste et pudique en ses voluptueuses provocations, et un regard plein de charme et de mélancolie.

– Oh ! qu’elle est belle ! murmura Maurevers avec extase.

Le brouillard blanc l’enveloppait de plus en plus, le pénétrait, l’absorbait et lui montait à la tête comme une voluptueuse et mystérieuse ivresse.

L’Irlandaise s’approcha et lui dit :

– Bonjour, marquis.

Et elle tendit vers lui sa petite main blanche et prit la sienne.

À ce contact, Maurevers tressaillit des pieds à la tête et comme s’il eût ressenti le choc d’une décharge électrique.

Il sauta à bas du lit et tomba à genoux devant elle en répétant :

– Oh ! que vous êtes belle !

– On me l’a dit avant vous, fit-elle avec une ironie charmante.

Puis elle l’entraîna vers une ottomane et le fit asseoir auprès d’elle.

– Vous croyez rêver, dit-elle en souriant. Vous vous êtes endormi chez Calcraff et vous vous réveillez ici.

– Je ne dormais pas, répondit-il.

– Je le sais, reprit-elle. Vous avez dû entendre tout ce qui se passait autour de vous ?

– Oui.

– Et vous avez souri de pitié, au dedans de vous, quand l’Irlandaise déguenillée a parlé de son palais et de son carrosse ?

– C’est vrai. Mais… je ne puis comprendre…

Et il la regarda avidement, comme si tout ce qu’il voyait, tout ce qui se passait autour de lui était au-dessus de la raison humaine.

Elle souriait et lui abandonnait ses deux mains, qu’enivré et fou, il portait à ses lèvres.

– Avez-vous lu les contes des Mille et une Nuits ? dit-elle après un silence.

– Sans doute, répondit-il.

– Eh bien ! supposez que je suis la sultane Schéhérazade et qu’au lieu de vous narrer un conte, je le mets en action.

– Vous êtes belle ! répétait-il avec extase.

– Pourquoi êtes-vous ici ? reprit-elle. Comment sais-je votre nom ? Vous vous le demanderiez inutilement durant le reste de votre vie.

Ainsi, vous me trouvez belle ?

– À damner les anges du ciel.

– Peut-être suis-je un démon.

– Qu’importe !

Et le brouillard odorant s’épaississait, palissant l’éclat des bougies, moins lumineuses que les grands yeux de l’Irlandaise.

– Marquis, dit-elle encore, je vous aime… Oh ! je vous aime depuis bien longtemps !

– Vous m’aimez !

– À en mourir.

– Mais je vous vois pour la première fois.

– Vous vous trompez, nous nous sommes vus déjà.

– Où donc ?

– En Espagne.

Un voile se déchira dans le souvenir du marquis de Maurevers.

La femme redevint tout à coup enfant pour lui, et dans la belle Irlandaise, il reconnut la petite bohémienne de la bande de José Minos, la bohémienne aux cheveux roux qui demandait avec acharnement la mort des deux voyageurs.

Et un nom vint à ses lèvres.

– Oui, dit-elle, je le vois, vous me reconnaissez… Je suis Roumia… la bohémienne… la maîtresse de Perdito… mais Perdito était votre frère et vous ressembliez à Perdito… et Perdito est mort… et je vous aime… comprenez-vous ?

Et elle avait jeté ses deux bras au cou du marquis et ses lèvres effleurèrent les siennes, et il ferma les yeux sous l’angoisse d’une volupté suprême.

Elle lui dit encore :

– Oui, Perdito est mort, mais j’ai fait un vœu, j’ai fait un serment à son ombre.

– Lequel ? balbutia-t-il, de plus en plus étreint par cette étrange ivresse qui puisait sa source dans les parfums qui l’environnaient.

– J’ai juré de ne vous appartenir que lorsqu’il y aura cinq ans que Perdito sera mort.

– Ah ! dit-il, levant sur elle un regard égaré.

– Mais, reprit-elle, je puis être à vous tout entière et vous donner mon âme sans devenir coupable…

Il la regardait toujours et ne comprenait plus.

– Je suis, continua-t-elle, une fille de cet Orient mystérieux où le rêve tient une si grande place… où l’extase tient lieu de la réalité…

En même temps, elle glissa de ses bras, alla prendre dans un coin de la salle un narguilé à deux tuyaux et lui mettant aux lèvres le bout d’ambre de l’un d’eux, elle lui dit :

– Fumez ! je le veux !

Et M. de Maurevers, qui n’avait déjà plus de volonté, aspira cette fumée perfide du haschich et de l’opium.

Et bien que Roumia eût disparu depuis longtemps, il croyait, une heure après, la presser dans ses bras, la couvrir de baisers brûlants et lui répéter avec ivresse :

Je t’aime ! Oh ! je t’aime.

Le Dernier Mot de Rocambole - Tome III - Un drame dans l'Inde
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