26.
— Antonio Díaz !
Son identité ne faisait pas l’ombre d’un doute pour moi, même s’il ne portait pas de lunettes roses.
— C’est qui ?
— L’abominable procureur dont je t’ai parlé.
— Le type qui a confisqué le corps de Patricia Eduardo ?
— Oui.
Ryan a tendu le bras pour que je lui repasse le livre.
— Ce Díaz était dans l’armée ?
— Ça m’en a tout l’air.
— Avec Bastos ?
— Si c’est le cas, cette photo vaut son pesant de chalupas.
— Et c’est ce type que Nordstern accusait d’avoir mené le bal, à Chupan Ya ?
— Tu as entendu la bande.
— Mais qui est cet Alejandro Bastos ?
— Ça, mystère.
Ryan a fait mine de se lever.
— Rassieds-toi, mon vieux.
Il s’est laissé retomber sur sa chaise.
— Díaz a servi sous les ordres de ce Bastos. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
Exactement la question que je me posais. Qu’est-ce qui préoccupait Nordstern : que Díaz ait été dans l’armée et soit maintenant procureur ? Le fait n’avait rien d’exceptionnel, à en croire ce que Galiano m’avait laissé entendre au restaurant Gucumatz. D’après lui, le système judiciaire abritait en son sein quantité d’anciens tortionnaires et meurtriers. Et tout le monde était au courant. Alors, le corps retrouvé au Paraíso aurait-il un rapport avec le massacre de Chupan Ya ? Mais lequel ? Aucune réponse ne me venait à l’esprit.
— Peut-être que c’est juste une coïncidence, ai-je avancé sans y croire vraiment.
— Peut-être aussi que ça n’en est pas une, a répliqué Ryan.
— Peut-être que Díaz a d’autres raisons de ne pas vouloir que je travaille sur l’affaire Eduardo.
— Comme quoi ?
— Il a peut-être cru que c’était quelqu’un d’autre dans la fosse.
— Qui ça ?
— Quelqu’un ayant des rapports avec Chupan Ya.
— Une adolescente enceinte ?
Là, je n’avais rien à répondre.
— Peut-être que Díaz voulait seulement m’écarter des recherches effectuées à Chupan Ya.
— Pour quelle raison ?
— Parce qu’il craignait des révélations sur son passé... Des révélations qui lui coûteraient son poste actuel.
Je ne faisais qu’exprimer tout haut mes pensées. Ryan a aussitôt objecté :
— Si tel était son but, il t’aurait laissée patauger dans la merde, au contraire. Plus tu t’investis dans l’enquête du Paraíso, et moins tu bosses sur le massacre de Chupan Ya.
Une pensée terrifiante m’a soudain traversé l’esprit.
— Et si Díaz était derrière l’agression contre Molly et Carlos ?
— Ne nous emballons pas avant d’avoir en main des faits solides. Tu sais des choses sur ce Bastos ?
J’ai secoué la tête. Il a repris :
— La vraie question, c’est pourquoi Nordstern a-t-il entouré la tête de Díaz sur la photo ?
— Oui, c’est ça la bonne question.
— Laquelle ?
D’un même mouvement, nous nous sommes tournés. Galiano se tenait dans l’encadrement de la porte.
— Qui est Alejandro Bastos ?
— Un colonel d’armée. Il a même été ministre de quelque chose sous Ríos Montt. Il est mort, il y a deux ans.
— Est-ce qu’il a été impliqué dans les massacres ?
— Jusqu’aux yeux. Ce salopard était la preuve vivante que l’amnistie était une idée de con.
Ryan a montré la photo à Galiano.
— ¡ Hijo de puta ! s’est exclamé celui-ci. (Puis, relevant les yeux :) Et il avait Díaz avec lui ! L’ordure.
En anglais, cette fois.
Une mouche a bourdonné contre la fenêtre. Je me suis mise à la fixer avec un sentiment de frustration au moins égal au sien. Moi non plus, je ne m’en sortais pas.
— Quoi de neuf du côté Specter ?
— L’ambassadeur a un alibi infaillible pour la semaine où a disparu Patricia Eduardo.
— Il était dans un couvent avec Dominique en train de lui renouveler ses vœux de fidélité et de soutien ? a lancé Ryan.
— Non, à une conférence sur le commerce international à Bruxelles. Il y a fait des rapports tous les jours et, le soir, il avait des cocktails.
— J’en connais une à qui ça aurait vachement plu, a dit Ryan.
— Et alors ?
Les deux hommes m’ont regardée comme si j’avais dit qu’Eva Braun était une femme bien.
— Specter est évidemment un cochon de première, mais Aida Pera n’est jamais qu’une gamine.
— De dix-huit ans.
— C’est bien ce que je dis, une gamine.
Pendant plusieurs secondes, l’unique bruit perceptible dans la pièce a été le bourdonnement de la mouche. Puis, sans raison particulière, j’ai ajouté :
— Pour que Patricia Eduardo ait sur son jean des poils provenant de Guimauve, il a bien fallu qu’elle soit en contact avec la famille Specter.
— Peut-être que les poils sont arrivés là pendant que Specter tentait de fourrer sa main à l’intérieur de son jean, a émis Ryan.
— Patricia Eduardo a disparu le 29 octobre, a fait observer Galiano. Elle n’est pas forcément morte ce jour-là.
— Vous avez fait des recherches sur le Dr Zuckerman ?
Galiano a sorti son éternel calepin.
— Maria Zuckerman a fait médecine à l’université de New York, et son internat en obstétrique/gynécologie à l’hôpital Johns Hopkins. Ensuite, elle a passé plusieurs années en Australie, dans un institut de biologie reproductive de Melbourne.
— Autrement dit, c’est loin d’être une idiote.
— Elle est attachée à l’hôpital Centro Médico. Elle a été la chef directe de Patricia Eduardo, ces deux dernières années. D’après une collègue, Patricia se serait disputée avec elle pour des raisons qu’elle ignore. Et voici un à-côté intéressant : il semble que j’aie déjà rencontré ce fameux Dr Zuckerman.
Le nom m’a fait tilt.
— C’est le médecin qui dirige la clinique Mujeres por Mujeres dans la zone 1 ! me suis-je écriée.
— Exactement. Je sens qu’elle va encore moins apprécier ma visite que la dernière fois.
— J’irais bien avec vous.
— Le car démarre à huit heures pile !
Pauvre Mateo qui devrait encore m’attendre !
— Pour finir sur un petit détail croustillant, toujours selon sa collègue à l’hosto, Patricia aurait fréquenté un homme plus âgé, en secret de son petit ami.
En y repensant aujourd’hui, l’entrevue avec le Dr Zuckerman m’apparaît comme le début de la spirale finale. En effet, à partir de ce moment, les détails se sont multipliés, les informations ont proliféré et notre compréhension de la situation n’a cessé de se transformer comme les motifs d’un kaléidoscope.
J’étais restée encore deux ou trois heures avec Ryan à parcourir les livres et les papiers de Nordstern tout en écoutant les enregistrements avant de rentrer à l’hôtel, exténuée. Après un rapide dîner en tête à tête, nous avions regagné chacun sa chambre. Il ne m’avait pas fait de charme, et ça m’était bien égal.
En fait, depuis que Galiano nous avait appris que le chef de service de Patricia Eduardo et la directrice du centre pour les femmes étaient une seule et même personne, quelque chose me tracassait. J’avais la même impression que ce matin chez Mme Eduardo. J’avais beau me dire que c’était ce nom de Zuckerman, je sentais qu’il y avait autre chose. Et je le sentais avec un énervement croissant, comme lorsque vous vous grattez et que la démangeaison persiste.
Mais de quoi s’agissait-il ? D’une chose que j’avais vue, entendue ?
À neuf heures et quart, Ryan a téléphoné.
— Tu fais quoi en ce moment ?
— Je lis l’étiquette de mon flacon d’antiacide.
— Tu vis dangereusement.
— Tu croyais que je faisais quoi ? !
— Je voulais te remercier pour aujourd’hui. Ça m’a vachement aidé.
— Tout le plaisir était pour moi.
— À propos de plaisir...
— Ryan !
— OK, OK. Mais je te revaudrai ça quand on sera rentrés au royaume des neiges.
— De quelle façon ?
— Je t’emmènerai voir Cats.
À ce mot, ma démangeaison s’est brusquement localisée en un point précis.
— Il faut que je te laisse.
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai encore dit ?
— Je te rappelle demain.
J’ai raccroché et appelé Galiano. Sorti.
Merde !
Vite, l’annuaire du téléphone.
Hourrah !
J’ai composé le numéro.
La señora Eduardo a répondu à la première sonnerie.
Après m’être excusée de la déranger aussi tard, je suis entrée dans le vif du sujet :
— Señora Eduardo, ce matin quand vous avez chassé Renoncule de la pièce, vous lui avez dit d’aller rejoindre les autres. Vous parliez d’autres chats ?
— Oui, malheureusement. Il y a deux ans, des chatons sont nés à la ferme où Patricia avait ses chevaux en Pensión. Elle en a adopté deux et a trouvé des familles d’accueil pour les autres. Au début, elle voulait prendre les siens ici, mais nous avions déjà Renoncule. Je lui ai dit qu’ils devaient rester où ils étaient nés. Tant que Patricia était là, les choses ont très bien marché comme ça.
Elle a fait une pause. Le temps probablement de cligner des paupières.
— Et puis, il y a environ trois semaines, le propriétaire m’a demandé de les reprendre, sinon il les noyait. Je les ai donc à la maison, et Renoncule n’est pas content.
— Savez-vous qui a adopté les autres ?
— Des gens de par ici, je suppose. Patricia avait mis des affiches dans tout le quartier. Une douzaine de personnes ont répondu.
Je me suis raclé la gorge.
— Ce sont des chats à poils courts ?
— Des chats de gouttière on ne peut plus communs.
Le téléphone de Dominique Specter a sonné quatre fois avant qu’une voix d’homme demande en français d’abord, puis en anglais, de laisser un message. Ce que j’ai fait.
J’étais en train de me nettoyer les dents avec du fil dentaire quand mon portable a sonné : Dominique Specter.
Je me suis enquise de Chantal.
En pleine forme.
Du temps à Montréal.
Chaud.
Visiblement, l’ambassadrice n’était pas d’humeur causante.
— J’ai juste une question à vous poser, madame Specter.
— Oui* ?
— D’où teniez-vous Guimauve ?
— Mon Dieu. Que je me souvienne !...
J’ai attendu le temps qu’il a fallu.
— Chantal avait vu une affiche au drugstore. Nous avons téléphoné. Il restait des chatons. Nous y sommes allées et nous en avons choisi un.
— Allées où ?
— Dans une sorte de ferme, avec des chevaux.
— Près de Guatemala ?
— Oui. Je ne saurais plus vous dire l’endroit exact.
Je l’ai remerciée et j’ai raccroché.
Mais quelle conne j’étais ! Et nulle par-dessus le marché. Ça, on pouvait dire que j’accumulais les fautes dans cette affaire ! J’avais su tout expliquer à Ryan sans me tromper, et je n’avais rien compris moi-même.
Les poils sur le jean de Patricia Eduardo n’appartenaient pas à Guimauve, mais provenaient de ses frères ou sœurs, d’un chat de la même portée. Ayant le même ADN mitochondrial que Guimauve.
André Specter n’était donc pas un meurtrier. Rien qu’un cochon qui trompait sa famille et abusait de la crédulité des jeunes filles.
Je me suis endormie, assommée par une avalanche de questions :
Qui avait tué Patricia Eduardo ?
Pour quelle raison Díaz s’opposait-il à ce que j’identifie le corps du Paraíso ?
À quel propos Patricia Eduardo et le Dr Zuckerman s’étaient-elles disputées ?
Combien de personnes étaient impliquées dans le massacre de Chupan Ya ?
Qui avait tiré sur Molly et sur Carlos ?
Quel lièvre avait bien pu lever Ollie Nordstern pour se faire descendre ?
Pourquoi s’intéressait-il aux cellules souches ?
Des questions, encore des questions, et jamais de réponses.
J’ai eu un sommeil agité.
Galiano n’est arrivé qu’à huit heures et demie, avec un café. J’avais déjà eu le temps d’en avaler trois tasses. Ma tension était telle qu’on aurait pu illuminer deux Shea Stadium en se branchant sur moi.
Je lui ai à peine laissé le temps de s’asseoir avant de lui raconter mes conversations avec la señora Eduardo et Mme Specter. Il n’a pas paru surpris. Enfin, pour autant que je puisse m’en rendre compte, vu qu’il se cachait derrière ses lunettes Darth Vader.
— Un des employés de l’ambassade s’est montré plutôt coopératif, a-t-il annoncé.
— Et votre opération d’hier soir ?
— Specter n’a pas montré le bout de son nez. Aida Pera a dû le prévenir.
En ce vendredi matin, la clinique du Dr Zuckerman débordait d’activité. Une bonne dizaine de femmes s’entassaient dans la salle d’attente, plusieurs avec des enfants en bas âge. Les rares qui n’étaient pas enceintes étaient là pour éviter de l’être inopinément.
Quatre bébés s’amusaient par terre avec des jouets en plastique. Deux autres, plus grands, faisaient des coloriages, assis à une table d’enfant, le pot contenant les crayons entre eux. Les œuvres de leurs prédécesseurs, scotchées au mur derrière eux, rivalisaient avec les traces de coups de pied, les traînées de doigts sales, les traits de crayon et autres rayures laissées par des petites voitures.
Galiano s’est dirigé vers l’accueil et a demandé à parler au Dr Zuckerman. La secrétaire a relevé la tête. Derrière ses lunettes, ses yeux sont devenus tout ronds à la vue de l’insigne.
— Un momento, porfavor.
Elle s’est élancée dans le couloir à droite de son bureau. Du temps a passé. Les mères nous regardaient avec de grands yeux solennels. Les gosses continuaient à colorier, les traits tendus par l’effort qu’ils déployaient pour ne pas déborder.
La réceptionniste n’est revenue qu’après cinq bonnes minutes.
— Je suis désolée, le Dr Zuckerman ne peut pas vous recevoir. Comme vous pouvez le voir, il y a foule, ce matin.
Geste nerveux en direction du bataillon d’utérus dans la salle d’attente. Galiano a planté son regard dans ses lunettes.
— De deux choses l’une : ou le Dr Zuckerman vient elle-même ici maintenant, ou nous allons la trouver.
— Mais vous ne pouvez pas entrer dans la salle de consultation !
Elle était presque en pleurs.
Galiano a dépiauté un chewing-gum et se l’est fourré dans la bouche sans la lâcher des yeux.
Sur un profond soupir, elle est repartie dans le couloir en agitant ses deux mains vers le ciel.
Un bébé s’est mis à pleurer. La maman a soulevé son chemisier et placé la bouche de l’enfant sur son mamelon. Galiano a hoché la tête en souriant. La mère s’est détournée.
Une porte s’est ouverte à toute volée au fond du couloir et le Dr Zuckerman a foncé vers l’accueil avec des halètements de petite locomotive lancée à toute vitesse. C’était une femme épaisse, une fausse blonde à cheveux courts – des cheveux qu’elle devait se couper toute seule, sous un mauvais éclairage et avec des ciseaux émoussés.
— Pour qui vous prenez-vous ?
Un fort accent. Australien, me suis-je dit.
La réceptionniste a rampé derrière son bureau et s’est plongée dans un dossier en attente.
— Faire irruption de la sorte, traumatiser mes patientes...
— On traumatise davantage ou on règle ça entre nous ?
Sourire glacial de Galiano.
— Vous n’avez pas l’air de comprendre, monsieur. Je n’ai pas de temps à vous accorder ce matin.
Galiano a sorti des menottes de dessous sa veste et s’est mis à les balancer devant les yeux du docteur.
Regard furieux de Zuckerman.
Galiano a poursuivi son mouvement de balancier.
— Ceci est ridicule !
Zuckerman a tourné les talons et s’est engagée dans le couloir d’un pas précipité. Nous avons suivi. Dans une salle d’examen, j’ai repéré une femme recouverte d’un drap, genoux pliés, les pieds dans les étriers. Je ne l’ai pas enviée.
Nous avons dépassé une porte marquée Dr Zuckerman et sommes entrés dans une pièce remplie de chaises alignées devant une télé avec magnétoscope incorporé. Pour visionner des vidéos du genre : Dix trucs pour vous palper les seins. Comment utiliser la méthode des rythmes. Comment baigner bébé.
Galiano ne s’est pas emberlificoté dans les préliminaires.
— À l’hôpital Centro Médico, vous aviez sous vos ordres une certaine Patricia Eduardo.
— Oui.
— Y a-t-il une raison particulière pour que vous ne me l’ayez pas mentionné lors de notre dernier entretien ?
— Vos questions portaient sur mes patientes.
— Laissez-moi comprendre, docteur. Je viens ici pour vous poser des questions sur trois femmes. L’une d’elles se trouve être votre subordonnée dans un autre service, et vous ne me le signalez pas ?
— C’est un nom courant. J’avais la tête ailleurs. Je n’ai pas fait le rapprochement.
— Je vois. (Le ton qui signifiait le contraire.) Eh bien, parlons d’elle maintenant.
— J’ai beaucoup d’employées sous mes ordres. Je ne sais rien de leurs activités en dehors de l’hôpital. Patricia Eduardo était juste l’une d’entre elles.
— Vous ne vous inquiétez jamais de leur vie privée ?
— Ce serait indiscret.
— Ah ? ! Vous avez été vue vous disputant avec Patricia, peu de temps avant sa disparition.
— Mes subordonnées ne comblent pas toujours les espoirs que j’ai placés en elles.
— C’était le cas avec Patricia ?
Elle a hésité un quart de seconde.
— Non.
— À quel propos vous êtes-vous battues ?
— Battues ? Je ne donnerais pas à cette discussion le nom de pugilat. Mlle Eduardo n’était pas d’accord avec le conseil que je lui donnais.
— Et qui était ?
— D’ordre médical.
— En tant que supérieure qui ne se mêle pas de la vie de ses subordonnées ?
— En tant que médecin.
— Patricia était donc bien une patiente ?
Zuckerman a réalisé tout de suite son erreur.
— Elle est peut-être venue une fois à cette clinique.
— Pour quel motif ?
— Je ne peux pas me rappeler de quoi souffrent toutes les femmes qui viennent me consulter.
— Patricia n’était pas une inconnue. C’était quelqu’un avec qui vous travailliez tous les jours.
Zuckerman n’a pas fait de commentaires.
— Elle n’est pas inscrite dans votre fichier ici.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Parlez-nous d’elle.
— Vous savez que je ne peux pas le faire.
— Secret médical ?
— Oui.
— Il s’agit d’une enquête sur un meurtre, alors, votre secret médical, vous pouvez vous le foutre au cul.
Zuckerman s’est raidie. Le grain de beauté sur sa joue a paru doubler de volume.
— Nous faisons ça ici ou au commissariat central ?
Zuckerman a pointé le doigt sur moi.
— Cette dame n’est pas là en mission officielle.
— Vous avez parfaitement raison, me suis-je empressée de répondre. Je m’en voudrais de vous faire trahir votre serment. J’attendrai à l’accueil.
Sur ce, j’ai quitté la pièce sans attendre les réactions de qui que ce soit. Le couloir était vide. Sur la pointe des pieds, je me suis faufilée à l’intérieur du bureau du Dr Zuckerman et j’ai refermé la porte.
Le soleil du matin qui passait à travers les stores à demi fermés jetait des ombres nettes sur la table et faisait étinceler de mille couleurs une petite pendule en cristal. Son tic-tac, léger et rapide comme le cœur d’un colibri, était le seul bruit dans la pièce.
Des étagères sur deux des murs. Une armoire de classement sur un troisième. Le tout d’un gris administratif. Une deuxième porte. Cabinet de toilette, salle de bains ?
J’ai fait un rapide inventaire des bouquins. Journaux professionnels habituels. JAMA. Fertility. Bouquins de médecine courants. Un certain nombre sur la biologie cellulaire. Plus encore sur la physiologie de la reproduction et l’embryologie.
Bruit de porte qu’on ouvre de l’autre côté de la cloison. Retenant mon souffle, j’ai tendu l’oreille.
Tic-tac. Tic-tac. Tic-tac. Tic-tac.
Je me suis précipitée sur la porte. Ce que j’ai vu derrière m’a sidérée : deux longues paillasses en travers de la pièce, encombrées de microscopes, de tubes à essai et de boîtes de Pétri ; des armoires vitrées remplies de bouteilles et de tubes ; deux étagères où s’entassaient des bocaux contenant des embryons et des fœtus, chacun portant la durée de gestation. Un jeune homme était en train de ranger un bocal dans l’un des trois réfrigérateurs collés contre le mur du fond. J’ai pu lire l’étiquette : Sérum de fœtus bovin.
Au bruit que j’ai fait, il s’est retourné. T-shirt vert sur pantalon de treillis enfoncé dans des bottes noires. Cheveux gominés attachés dans le cou. Une chaîne en or avec des initiales : J.S. Panoplie du gars de commando.
Ses yeux fixaient la pièce dans mon dos.
— Le toubib vous a laissée entrer ?
Avant que je puisse répondre, le Dr Zuckerman a fait irruption dans son bureau.
Je me suis retournée. Un quart de seconde, nos regards sont restés vrillés l’un à l’autre.
— Vous n’avez rien à faire ici !
Visage grenat jusqu’à la racine de ses cheveux affreux.
— Excusez-moi. Je me suis perdue.
Passant devant moi, Zuckerman a refermé la porte du labo.
— Partez.
Lèvres serrées, elle a pris une profonde respiration. Ses narines se sont dilatées.
Je ne me le suis pas fait dire deux fois. Du couloir, j’ai entendu un nom prononcé par une voix en colère. Je n’ai pas traîné. Je devais retrouver Galiano.
J’avais beau ne pas lui avoir été présentée, je savais qui était le type en tenue de commando.