15.

Le lendemain, dès sept heures du matin, je dévorais l’asphalte du tunnel Ville-Marie. Tout autour de moi, les entrailles de Montréal étaient aussi moroses que mon humeur. Au-dessus de ma tête, la ville bâillait et s’ouvrait à la vie.

Le Québec était la proie d’une vague de chaleur, rare en cette saison. La veille, quand j’étais arrivée chez moi aux alentours de minuit, le thermomètre du patio dépassait les vingt-cinq degrés. À l’intérieur de l’appartement, il devait faire dans les deux cent cinquante. Et comme de juste, l’air conditionné se fichait pas mal que j’aime dormir au frais. Dix minutes de manipulation des boutons et de coups sur l’appareil entrecoupés de jurons bien sentis ne l’avaient pas convaincu de se mettre au travail. Trempée comme une soupe et d’humeur massacrante, j’avais fini par m’écrouler sur mon lit, toutes fenêtres ouvertes.

Les types qui traînaient dans la rue s’étaient montrés tout aussi indifférents à mon confort et à mon besoin de sommeil. Ils étaient bien une douzaine à faire la fête dans l’arrière-cour d’une pizzeria à dix mètres de chez moi. Mes hurlements n’avaient pas gâché leur bonne humeur. Menaces ou malédictions, rien n’y avait fait.

J’avais mal dormi, me tournant et me retournant sous les draps collants, réveillée plusieurs fois par des rires, des chansons ou des cris de colère. J’avais accueilli l’aube avec un tambour dans le cerveau.

Les services du coroner et le laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale se trouvent dans un bâtiment en forme de T de treize étages, en verre et béton, à l’est de Centre-ville. Il est surnommé depuis des décennies la SQ, par déférence envers son principal occupant, la police provinciale, dite Sûreté du Québec.

Il y a plusieurs années de cela, le gouvernement de la Belle Province a injecté des millions de dollars dans le développement de la police et des sciences judiciaires. Après une rénovation totale du bâtiment, le LSJML s’est vu offrir deux étages, les douzième et treizième, autrefois occupés par la maison d’arrêt. Au cours d’une cérémonie officielle, la tour a été baptisée édifice Wilfrid-Derome. Mais les vieilles habitudes ont la vie dure, la plupart des gens continuent de dire : la SQ.

Émergeant du tunnel au niveau de la brasserie Molson, je suis passée sous le pont Jacques-Cartier, j’ai foncé sur la rue de Lorimier et tourné à droite dans un quartier où rien n’est beau, ni les rues ni les gens. Maisons à trois étages avec des cours grandes comme un timbre-poste et des escaliers de fer en spirale sur la façade ; églises en pierres grises avec des flèches argentées, dépanneurs10 aux coins des rues, vitrines d’entreprises. Et, dominant le tout, le Wilfrid-Derome, alias la SQ.

Après dix minutes d’exploration minutieuse, j’ai dégotté une place de stationnement apparemment autorisée sans permis spécial. Une erreur du système, assurément. J’ai vérifié par deux fois les restrictions selon le mois, le jour et l’heure avant d’effectuer la manœuvre et je suis partie pour la SQ, lestée de ma serviette et de mon ordinateur portable.

Un flot d’enfants s’écoulait vers l’école voisine par groupes de deux ou trois, comme des fourmis convergeant sur une barre en chocolat en train de fondre. D’autres, arrivés en avance, jouaient déjà au ballon dans la cour, sautaient à la corde ou se pourchassaient. Une petite fille regardait à travers la grille de fer forgé, les deux mains accrochées aux montants, comme l’enfant à Chupan Ya. Elle m’a suivie des yeux, le visage dénué d’expression. Elle allait passer les huit heures suivantes enfermée dans une salle de classe surchauffée. L’été et la liberté ne viendraient pas avant un mois entier. Je ne l’ai pas enviée.

Cela dit, la journée qui m’attendait n’était pas plus enviable que la sienne : des heures en tête à tête avec un crâne momifié et un torse décomposé.

Quant à ce rôle de médiateur que j’allais devoir tenir entre Chantal et sa mère, il ne me réjouissait pas davantage. C’était un de ces matins où on regrette de ne pas être employé à la compagnie du téléphone.

Congés payés. Avantages sociaux conséquents. Et pas de cadavres.

Quand j’ai atteint la SQ, j’étais en nage. Ce mélange, dès le matin, de pollution et d’odeurs de brasserie n’était pas fait pour soulager les vaisseaux de mon crâne fatigué. J’avais l’impression que son contenu était nettement supérieur à sa capacité et que tout poussait pour sortir.

Surtout, je n’avais pas bu mon café du matin, mes placards étant désespérément vides. Tout le temps qu’a duré la vérification par le scanner de mon badge d’accès à l’immeuble, mon passage sous le portique de sécurité, mon attente au pied de l’ascenseur, la lecture par le boîtier de contrôle de ma carte d’accès au labo et mon ascension jusqu’au douzième étage, mes lèvres n’ont cessé de répéter : Café !

Dernier obstacle, les portes en verre. Enfin, j’ai pénétré dans l’aile médico-légale.

Sur le côté droit du couloir, une succession de bureaux. Microbiologie. Histologie. Pathologie. Anthropologie/Odontologie. En face, les labos correspondants, avec des cloisons pleines jusqu’à mi-hauteur puis vitrées jusqu’au plafond, afin de maximiser la visibilité sans pour autant compromettre la sécurité.

Sept heures trente-cinq à ma montre. Pas âme qui vive. J’allais avoir presque une demi-heure pour moi, la plupart des assistants –  techniciens et personnel administratif  – ne commençant qu’à huit heures.

Sauf Pierre LaManche, bien sûr. Depuis dix ans que je travaille au LSJML, notre directeur de la section médico-légale n’est jamais arrivé après sept heures du matin, ni reparti avant que tout le monde ait vidé les lieux. Réglé comme une Timex, le patron.

Et, par ailleurs, une énigme. Chaque année, il prend trois semaines de congé en juillet et une semaine à Noël. Ce qui ne l’empêche nullement d’appeler tous les jours le labo pour travailler à partir de chez lui. Il ne voyage pas, ne fait pas de camping, ne jardine pas, ne pêche pas, ne joue pas au golf. Personne ne lui connaît de passe-temps. Quand on l’interroge sur ses vacances, il refuse poliment d’en discuter. Personne ne lui pose plus de questions.

Mon bureau est le dernier d’une série de six, juste en face du labo d’anthropologie. Ma porte requiert une clef spéciale.

Ma table disparaissait sous une montagne de papiers. J’y ai ajouté mon ordinateur et ma serviette, puis j’ai attrapé ma tasse pour foncer vers la salle du personnel.

Comme prévu, la porte de LaManche était la seule ouverte. Au retour, j’ai passé la tête à l’intérieur.

Il a levé les yeux par-dessus les demi-lunes qui terminaient son nez. Long, ce nez ; longues, les oreilles. Et long le visage parcouru de longs plis verticaux. Un cheval affublé de lunettes.

— Temperance !

Seul LaManche m’appelle par mon nom entier. Dans son français ciselé, la dernière syllabe a rimé avec « sconce ».

— Comment ça va* ?

Je l’ai rassuré sur mon état de santé.

— Entrez donc, je vous prie, et prenez place.

De sa grande main tachetée, il a désigné les deux fauteuils en face de son bureau.

— Merci.

J’ai posé mon café en équilibre sur l’accoudoir.

— Comment était le Guatemala ?

Comment résumer Chupan Ya ?

— Difficile.

— À bien des niveaux, j’imagine ?

— Oui.

— La police guatémaltèque se réjouissait de collaborer avec vous.

— Tout le monde ne partageait pas son enthousiasme.

— Comment cela ?

— Vous voulez le détail ou les grandes lignes ?

Il a laissé tomber ses demi-lunes sur le bureau et s’est calé dans le fauteuil. Je lui ai raconté la récupération au Paraíso et les efforts de Díaz pour m’empêcher de travailler.

— Pourtant ce monsieur n’a pas émis d’objection à ce que vous participiez à l’affaire Claudia de la Aida ?

— Il ne s’est même pas montré.

— A-t-on des suspects pour ce meurtre-là ?

J’ai secoué la tête.

— Si je vous ai bien comprise, il ne reste plus qu’une seule disparue, puisque la fille de l’ambassadeur et son amie sont ici.

— Oui, Patricia Eduardo.

— Et il y a aussi l’inconnue de la fosse septique.

— Il n’est pas impossible que les deux ne fassent qu’une.

Ma frustration devait se lire sur mon visage, car il m’a réconfortée :

— Vous n’aviez aucun pouvoir d’arrêter ce Díaz.

— Quand même, j’aurais dû faire un examen plus approfondi avant son retour.

Nous avons tous deux gardé le silence pendant un moment. J’ai fini par le rompre :

— Enfin, j’ai quand même quelques idées.

Je lui ai parlé des échantillons de poils de chat.

— Qu’espérez-vous en tirer ?

— Une analyse qui pourrait se révéler utile dès qu’on aura un suspect.

— Oui.

Plutôt réservé, le oui. J’ai insisté :

— Dans les meurtres d’enfants à Atlanta, ce sont les poils de chien qui ont permis d’inculper Wayne Williams.

— Ne montez pas sur vos grands chevaux, Temperance. Je suis d’accord avec vous.

J’ai remué le sucre dans mon café.

— Cela ne servira peut-être à rien.

— Si M. Gagné est disposé à analyser ces poils, pourquoi pas ?

Je lui ai exposé ensuite ce que je comptais faire à partir des scans.

— Cela me paraît plus prometteur.

Moi aussi, j’espérais que ça donnerait des résultats.

— Vous avez trouvé les demandes que j’ai laissées sur votre bureau ?

Il se référait au formulaire intitulé « Demande d’expertise en anthropologie » qui m’est adressé pour chaque cas avant tout examen. Rempli par le pathologiste chargé du cas, il indique les diverses analyses réclamées, le nom des spécialistes assignés pour chacune et donne un aperçu des éléments de l’enquête déjà connus.

— La tête réduite n’est pas forcément celle d’un homme, a précisé LaManche. De toute façon, elle ne semble pas provenir de quelqu’un mort récemment. Le torse, c’est une autre histoire. Commencez par lui, voulez-vous ?

— Vous avez des suppositions ?

— Ce pourrait être un petit trafiquant de drogue dans l’ouest du Québec, qui s’est récemment mis à son compte. Un certain Robert Clément.

— Et il a oublié de verser sa dîme aux Hell’s Angels, je suppose ?

LaManche a hoché la tête.

— Il a disparu peu après son arrivée à Montréal, au début du mois. Sa disparition a été signalée il y a dix jours.

J’ai haussé des sourcils étonnés. En général, les motards évitent d’attirer l’attention des représentants de la loi.

— Un appel anonyme émanant d’une femme, a précisé mon patron.

— Je m’y mets tout de suite.

 

De retour dans mon bureau, j’ai appelé Susanne Jean. Pas encore arrivée à l’usine. J’ai laissé un message.

Ensuite, j’ai emporté l’échantillon du Paraíso à la section d’ADN. Robert Gagné a écouté ma requête tout en faisant cliqueter son stylo-bille d’un air distrait.

— Le problème est intrigant.

— N’est-ce pas ?

— Je n’ai encore jamais fait de chat.

— L’occasion ou jamais d’entrer dans la postérité.

— Chez les félins, c’est le roi de la double hélice.

— La place est libre.

— Hélice de Félix... Pas mal comme nom pour ce projet, vous ne trouvez pas ?

Ça m’a fait tout drôle d’entendre en français le nom du célèbre chat du dessin animé.

— Je dois conserver une partie de l’échantillon ? a demandé Gagné en prenant le récipient en plastique que m’avait remis Minos.

— Vous pouvez tout utiliser. Ils en ont encore, au Guatemala.

— Ça vous ennuie si je joue un peu avec, pour tester différentes techniques ?

— Faites joujou autant que ça vous amusera.

Nous avons signé les formulaires de suivi de scellés, et je me suis dépêchée de retourner dans mon bureau. Je devais encore tamiser le courrier empilé sur mon sous-main avant mon entrevue avec le crâne et le torse.

J’ai réduit l’entreprise à son strict minimum : ayant soustrait de la pile les demandes d’expertise signées par LaManche, je suis partie à la pêche aux post-it roses –  avis d’appels téléphoniques. Le reste du tas a été poussé sur le côté. J’espérais un message de Ryan, du genre : « Bienvenue, bon retour, heureux de te savoir rentrée. » À la maison, il n’y avait rien sur mon répondeur.

Coups de fil d’enquêteurs, d’étudiants, de journalistes. Un procureur avait appelé quatre fois. Ryan, pas une.

Sympa ! Pourtant il savait forcément que j’étais là. Car il avait ses sources, le grand Sherlock.

Le mal de tête tourbillonnait derrière mon œil droit.

Les demandes d’expertise à la main, j’ai enfilé ma blouse. J’étais presque arrivée à la porte du bureau quand mon téléphone a sonné.

Dominique Specter.

— Il fait une de ces chaleurs* !

— Terrible, ai-je renchéri en parcourant des yeux l’un des papiers de mon patron.

— Il semblerait qu’on dépasse tous les records, aujourd’hui.

— Oui.

Réponse distraite. La tête réduite avait été trouvée dans une malle. Des dents très usées et une corde autour de la langue, signalait LaManche.

— La chaleur paraît toujours tellement plus forte en ville. J’espère que vous avez l’air conditionné.

— Oui, ai-je répondu, préoccupée par un sujet autrement plus macabre.

— Je ne vous interromps pas ?

— J’ai été absente pendant presque trois semaines.

— Naturellement. Excusez-moi de m’imposer dans votre emploi du temps. (Longue pause pour exprimer toute l’étendue de sa contrition.) Nous pouvons voir Chantal à une heure.

— Où ça ?

— Dans un commissariat de police de la rue Guy, près du boulevard René-Lévesque.

Op-sud. Tout près de chez moi.

— Voulez-vous que nous passions vous prendre ?

— Je vous retrouverai là-bas.

Je n’avais pas reposé le combiné que le téléphone sonnait à nouveau : Susanne Jean. Prise toute la matinée avec des ingénieurs de chez Volvo et déjeuner d’affaires chez Bombardier, mais pouvait me voir dans l’après-midi. Nous sommes tombées d’accord pour trois heures.

Dans mon labo, j’ai préparé un dossier pour chacune des deux affaires. La demande d’expertise relative au torse indiquait : Sexe : masculin. Âge : adulte. Parties manquantes : bras, jambes, tête. État : décomposition avancée. Lieu de la découverte : bassin technique du lac des Deux-Montagnes. Coroner : Léo Henry. Pathologiste : Pierre LaManche. Officier d’investigation : Andrew Ryan, lieutenant-détective à la Sûreté du Québec.

Tiens, tiens.

Les restes se trouvaient à la morgue. J’ai pris l’ascenseur réservé au personnel autorisé, et introduit ma carte. Trois arrêts : LSJML. Coroner. Morgue. J’ai appuyé sur le bouton du bas.

Sous-sol, autre secteur d’accès restreint. À gauche, les salles d’autopsie. Trois d’entre elles avec une seule table ; la quatrième, plus grande, en contenait deux. Enfin, une pièce centrale.

À travers le carreau de la porte, j’ai reconnu Lisa à ses longs cheveux bouclés retenus par une barrette. Notre jolie technicienne a la trentaine, une bouche toujours prête à sourire et trente-six dents parfaites. C’est la chouchoute incontestée de tous les enquêteurs.

La mienne aussi parce qu’elle préfère parler anglais.

Ce qu’elle a fait en me reconnaissant dès qu’elle s’est retournée au bruit de la porte.

— Je vous croyais au Guatemala.

— Je ne suis là que pour quelques jours.

— R et R ? (Comprendre : repos et récréation.)

— Pas exactement. Je voudrais jeter un œil au torse de LaManche.

— Dr Brennan, voyons ! Un homme de soixante-quatre ans ! s’est-elle écriée avec la grimace idoine.

— Que voulez-vous, un comédien se cache en chacun de nous.

— Enregistré à la morgue sous le numéro ?

Ce numéro, inscrit sur la demande, permet de savoir dans quelle armoire le corps est conservé. Je l’ai lu à haute voix.

— Salle 4 alors, a déclaré Lisa.

— Après vous.

Elle a disparu derrière une porte à double battant donnant sur l’une des cinq travées de la morgue. Chacune comporte quatorze compartiments frigorifiés fermés par des portes en acier sur lesquelles est collée une étiquette blanche mentionnant les références de l’occupant. Étiquette rouge en cas d’HIV positif.

Équipée d’une ventilation spéciale, la salle 4 récupère les cadavres gorgés de flotte ou grillés comme des biscottes. C’est celle où je travaille le plus souvent.

Je venais tout juste de passer mes gants et d’attacher mon masque que Lisa a émergé des portes battantes en poussant une civière.

À peine ai-je ouvert le sac qu’une puanteur s’est répandue dans l’air.

— Je crois qu’il a son compte.

— Il n’en redemandera plus.

Aidée de Lisa, j’ai transféré le torse sur la table de dissection. Bien que gonflées et déformées, les parties génitales étaient intactes.

— Bravo, madame, un garçon !

Lisa Lavigne jouant les infirmières de maternité.

J’ai pris des notes tandis qu’elle sortait les radios ordonnées par LaManche. Arthrose vertébrale, les quatre membres réduits à l’état de tronçons mesurant moins de quinze centimètres.

Au moyen d’un scalpel, j’ai retiré les chairs recouvrant le sternum. Lisa a mis en marche une scie oscillante pour effectuer une coupe à hauteur des troisièmes, quatrièmes et cinquièmes côtes. Même opération pour le bassin : après dissection des chairs, nous avons mis à nu la partie avant à l’endroit où les deux moitiés se rejoignent en formant une ligne.

Les six côtes et les symphyses pubiennes présentaient une porosité et une excroissance osseuse manifestes. Ce type était vraisemblablement sur terre depuis pas mal d’années.

Son sexe m’était indiqué par ses organes génitaux. Son âge me serait révélé par l’extrémité de ses côtes et par ses symphyses. Pour l’ascendance, ce serait plus compliqué.

La couleur de la peau n’est pas significative puisqu’elle peut foncer, éclaircir ou carrément changer post mortem selon les conditions de conservation. Ce monsieur avait choisi pour camouflage un brun chiné de vert. Certes, il existe bien des moyens d’estimer la race, des mesures à prendre sur l’arrière du crâne ou sur les fémurs par exemple, mais en l’absence de tête et de membres, tintin. Découvrir la race du propriétaire de ce torse serait quasi impossible.

J’ai commencé par libérer la cinquième vertèbre cervicale, la plus haute de celles encore attachées au torse. Puis j’ai écarté la purée de chair qui recouvrait les tronçons de membres gauches et droits de façon à ce que Lisa prélève un échantillon sur chacun, tout au bout des humérus et des fémurs brisés.

Bords nettement ébréchés et stries profondes en forme de L sur toute la surface découpée. A priori, emploi d’une tronçonneuse.

Après avoir remercié Lisa pour son aide, je suis remontée au douzième étage remettre les échantillons à Denis, le technicien de labo. Il les ferait tremper et les débarrasserait délicatement des résidus de chairs et de cartilages. D’ici quelques jours, les spécimens seraient prêts pour l’analyse.

 

Dans mon bureau, sur le rebord de la fenêtre, il y a une pendule marquée McGill qui m’a été offerte par l’association des anciens élèves en remerciement pour ma participation à une conférence. À côté, se trouve un cadre avec une photo de Katy et de moi, prise un été aux Outer Banks11. C’est la première chose que j’ai vue en entrant dans mon bureau après la dissection. Comme toujours, elle a aussitôt déclenché en moi une sensation de douleur, immédiatement suivie d’un sentiment d’amour si fort qu’il en était presque douloureux, lui aussi.

Pour la millionième fois, je me suis demandé pourquoi cette photo me mettait dans un tel état. Sentiment d’abandon ? Culpabilité pour mes nombreuses absences ? Peine pour mon amie assassinée ? On avait placé cette photo dans sa tombe. C’est moi qui l’avais découverte près de son corps, et je me souviens qu’en la voyant, j’avais été prise de panique puis de rage. Aujourd’hui, j’ai pensé au type qui avait tué mon amie. Continuait-il de focaliser sur moi, dans sa prison ?

Pourquoi avais-je conservé cette photo ? Et pourquoi ici ?

J’étais incapable de le dire.

Mais peut-être comprenais-je, tout de même, quelque part dans mon inconscient. Au milieu de cette folie meurtrière qui est mon lot quotidien, au milieu de ces mutilations et de ces autodestructions qui me laissent chaque fois le cœur engourdi, cette photo craquelée aux couleurs passées me rappelle que je suis douée de sentiments. Voilà pourquoi, d’une année sur l’autre, elle demeure sur l’appui de ma fenêtre.

Midi quarante-cinq sur la pendule McGill. Je n’avais pas une minute à perdre.