4.
Les dernières stries pourpres de l’aube se fondaient en une brume couleur bronze quand Galiano est passé me prendre à l’hôtel, le lendemain matin.
— Buenos días.
— Buenos días, ai-je marmonné en m’installant côté passager. Jolis, les carreaux !
Il portait des lunettes d’aviateur plus foncées qu’un trou noir.
— Gracias.
Il m’a désigné la tasse en carton dans le support au milieu du tableau de bord et a embrayé. J’ai pris le café avec reconnaissance.
Nous n’avons guère parlé en roulant vers la zone 1. Je déchiffrais la ville à mesure qu’elle défilait sous mes yeux. Bien qu’elles ne soient pas rédigées dans une langue des plus châtiées, les réclames et les affiches me permettaient d’améliorer mon espagnol.
Et de ne pas penser à ce qui m’attendait.
Au bout de vingt minutes, Galiano s’est arrêté à côté de deux voitures de police qui barraient l’accès à une petite ruelle. Au-delà de ce point de contrôle, des fourgons de police, une ambulance, un camion de pompage et un camion-citerne de pompiers étaient stationnés le long des trottoirs. Les autres véhicules devaient appartenir à divers services officiels. Les badauds se rassemblaient déjà.
Galiano a présenté sa carte. Un flic en uniforme l’a autorisé à se garer dans la ruelle. Nous avons fait le reste du chemin à pied.
La pensión Paraíso se trouvait au milieu du pâté de maisons, en face d’un entrepôt désaffecté. Pour l’atteindre, nous sommes passés devant un magasin de spiritueux, un autre de sous-vêtements, un barbier et un traiteur chinois. Aux devantures, des articles défraîchis, des modèles de coupes de cheveux à la mode au temps d’Eisenhower et, chez Long Fu, un menu, une réclame pour Pepsi et une bannière en satin avec un faisan brodé. Tous ces commerces étaient fermés pour la journée au moins.
L’hôtel était un bunker de deux étages en brique, recouvert d’un stuc blanc décrépit qui avait viré au gris depuis certainement un bon bout de temps. Tuiles cassées sur le toit, fenêtres crasseuses, volets bancals, porte d’entrée avec grille de protection rétractable. En un mot, le paradis.
Second policier en faction devant l’entrée. Nouvelle vérification des identités.
L’intérieur de l’hôtel exauçait les promesses de la façade : tapis élimé recouvert d’un chemin de couloir en plastique jaunasse, comptoir tendu de lino, casier en bois pour les clefs et le courrier, murs en plâtre fissurés. Une odeur séculaire de moisi, de poussière, de cigarettes et de transpiration.
À la suite de Galiano, j’ai traversé un hall désert, longé un couloir étroit et franchi tout au bout une porte qui donnait sur une cour. Soleil : néant ; entretien même soin qu’à l’intérieur du bâtiment. Fleurs desséchées dans des pots en terre, chaises en fer rouillées, vinyle des sièges déchiré, meubles de jardin en plastique vert piqueté de moisissures, brouette retournée, sol en terre battue. Un seul arbre.
Un canapé en tissu auquel manquait un pied était appuyé contre la façade. Tout du long, des morceaux de plâtre et des briques tombés du mur, des feuilles mortes, des petits bouts d’emballage en cellophane et des canettes en alu. La seule tache de gaieté dans cet environnement sinistre était la pelle mécanique jaune canari. À côté, on pouvait voir de la terre retournée et la dalle de ciment replacée sur la cuve à la va-comme-je-te-pousse, séquelles de l’inspection faite par les Serano père et fils.
Étaient déjà présents sur les lieux : Juan-Carlos Xicay en conversation avec un type en combinaison bleu marine identique à la sienne, le conducteur de l’excavatrice, assis par terre près de son engin, et un flic en uniforme devant l’entrée de service. Et aussi ce cher Antonio Díaz, qui errait tout seul à l’autre bout de la cour, les yeux cachés derrière ses lunettes roses.
Je lui ai adressé un sourire et un coucou de la main. Il n’a pas répondu. Il n’a pas non plus détourné la tête.
Une belle journée en perspective.
Pascual Hernández était là, lui aussi, en compagnie d’un type à face de rat, raide et coincé, portant sandales, jean et sweat-shirt des Cowboys de Dallas. À côté, une dondon vigoureuse avec une ribambelle de bracelets en plastique et une poitrine tombante sous sa robe noire brodée.
Nous sommes allés les retrouver. Hernández nous les a présentés comme les tenanciers du gourbi.
De près, j’ai constaté que la señora Serano avait les yeux vairons, un marron et un bleu, ce qui lui donnait un drôle d’air bancal. Difficile de décider lequel fixer quand elle vous regardait. Elle avait aussi la lèvre inférieure tuméfiée et fendue. Ce rat la battrait-il ?
— Ces messieurs dames nous seront aussi utiles que des chrétiens à la grand-messe, a déclaré Hernández avec un regard pourfendeur au patron. Même si ça leur coûte infiniment de devoir rester ici.
— Je n’ai rien à cacher, a répondu Serano en élevant ses mains, doigts écartés. Je ne suis au courant de rien.
Il était si nerveux que j’avais du mal à comprendre son espagnol.
— Non. Vous avez seulement un cadavre dans votre fosse septique.
— Je ne sais pas comment il y est arrivé.
Les yeux du bonhomme passaient à toute vitesse de l’un à l’autre d’entre nous.
Galiano a dirigé ses carreaux sur Serano.
— Qu’est-ce qu’il y a d’autre que vous ne savez pas, señor ?
— Nada.
Rien.
Ses yeux de rat virevoltaient comme un moineau en quête de perchoir. Galiano a laissé échapper un soupir fatigué.
— Je n’ai pas le temps de faire joujou, señor Serano. Alors, gardez bien dans votre coffre-fort ce que je vais vous dire. (Petits coups frappés sur la poitrine du monsieur, en plein sur le C bleu de Cowboys.) Quand nous en aurons terminé ici, nous aurons un vrai cœur-à-cœur, tous les deux.
Serano a hoché la tête sans piper.
Les lunettes Darth Vader se sont tournées vers la pelle mécanique, et Galiano a crié :
— Tout est prêt ?
Xicay a interrogé le conducteur et levé le pouce. Il m’a ensuite désignée, puis les équipements entassés pêle-mêle à côté du flic en uniforme, et il a fait le geste de remonter une fermeture Éclair sur sa poitrine. Autrement dit, je pouvais aller me préparer. J’ai acquiescé en levant le pouce en l’air.
Galiano s’est retourné vers les Serano et a repris d’une voix égale :
— Votre boulot aujourd’hui consistera à ne rien faire, et à le faire, assis là, dans le plus grand silence. (Doigt pointé sur le canapé crevé.) Vámonos !
Et d’accompagner sa déclaration d’une série de ronds de la main au-dessus de sa tête.
Je me suis hâtée vers le tas d’équipement. Dans mon dos, l’excavatrice est revenue à la vie dans un grondement sonore. Pendant que j’enfilais une combinaison étanche et des bottes en caoutchouc montant jusqu’aux genoux, le conducteur a placé l’engin à l’endroit voulu. La pelle s’est abaissée avec des crissements rauques, ses griffes ont raclé le sol jusqu’à la dalle en ciment, l’ont saisie, puis l’ont déposée à gauche de la fosse. Une odeur de terre humide a embaumé l’air du matin.
Munie de mon dictaphone, je me suis approchée du bord.
Affreux liquide marron sur le pourtour des compartiments, surmonté d’une écume organique gélatineuse sur laquelle des millions de cafards couraient en tous sens. À la vue de ce spectacle, mon estomac s’est contracté.
Galiano et Hernández m’ont rejointe.
— Cerote, s’est écrié le second, portant la main à la bouche.
Galiano s’est abstenu de commentaire.
J’ai dégluti et commencé à dicter. Date. Heure. Lieu. Personnes présentes.
La pelle a cliqueté et est retombée. Les griffes ont mordu le sol, balancé pendant un moment et se sont renversées. Un deuxième couvercle de ciment est apparu. Déplacé à son tour. Puis un troisième, un quatrième, un cinquième. L’odeur de putréfaction a bientôt supplanté définitivement celle de la terre humide.
À mesure que des choses apparaissaient, j’enregistrais leur description au magnétophone en précisant chaque fois leur localisation exacte. Xicay, lui, prenait des photos.
Vers le milieu de la matinée, huit dalles en béton s’entassaient à côté de la cuve. J’ai repéré un os de bras logé contre le conduit d’entrée sur le côté ouest, des lambeaux de tissu dans le coin sud-est et un objet en plastique bleu et plusieurs os de la main au milieu de l’écume.
— Je fais venir le camion ? a demandé Galiano quand j’ai eu enregistré ma dernière description.
— Qu’il se mette en position. Mais avant de commencer le pompage, je dois retirer tout ce qui est visible et fouiller aussi la couche supérieure.
Je me suis tournée vers Xicay et lui ai indiqué qu’on m’apporte un sac mortuaire. Ensuite, je suis allée choisir un masque dans la caisse des équipements et d’épais gants en caoutchouc. Ayant fixé le haut de mes bottes aux jambes de ma combinaison à l’aide d’une bande adhésive, je suis revenue près de la fosse.
— Comment allez-vous faire ? m’a demandé Galiano.
J’ai remonté mes gants jusqu’aux coudes et lui ai mis le rouleau de bande autocollante entre les mains.
— ¡ Dios mío ! s’est exclamé Hernández.
— On peut vous aider ? a proposé Galiano tout en étanchéifiant mes bras.
Enthousiasme mesuré. J’ai considéré son costume-cravate et sa chemise blanche amidonnée.
— L’occasion requiert une tenue plus élégante.
— Criez si vous avez besoin de moi, a fait Hernández, et il est parti vers le tas d’équipement.
Là, il a retiré sa veste et l’a suspendue soigneusement sur le couvercle de la caisse. Bien qu’il ne fasse pas encore chaud, sa chemise était mouillée à hauteur de la poitrine, et on devinait son maillot de corps en dessous.
Galiano sur les talons, j’ai rejoint le bord ouest de la cuve.
Le señor Serano nous observait depuis son sofa avec des regards brillants de curiosité. Son épouse, elle, suçotait une mèche de ses cheveux.
L’assistant de Xicay est venu nous retrouver avec le sac mortuaire. Je lui ai demandé son nom. Mario Colom. À ma demande, il l’a ouvert, étendu derrière moi, et a posé un drap propre dessus. Je lui ai ordonné de mettre ses gants et son masque et j’ai moi-même attaché le mien, après avoir remis mon magnéto à Galiano.
Je me suis accroupie et penchée sur la fosse, l’estomac noué. J’avais un goût de bile dans la bouche et je sentais frémir le dessous de ma langue.
Respirant par petites saccades, j’ai plongé la main dans le magma en décomposition et attrapé l’os du bras. Deux cancrelats ont foncé à toute vitesse vers le haut de mon gant. Sous le caoutchouc, j’ai senti un frôlement furtif de pattes et d’antenne. J’ai eu une secousse dans le bras et j’ai poussé un cri aigu. Derrière moi, Galiano a fait un bond de côté.
Arrête, Brennan. Tes gants sont étanches !
J’ai dégluti et chassé les insectes. Puis j’ai mis ma main en coupe, doigts écartés, pour laisser goutter le magma. De gros tas gluants se sont formés par terre. J’ai posé le cubitus sur le drap blanc.
J’ai péché ainsi, en me déplaçant autour de la fosse, jusqu’à ce que soit extrait du purin tout ce qui devait l’être. Xicay prenait des photos. À la fin, reposaient sur le drap : un cubitus, deux os de la main, un os de pied, trois côtes et l’arc médian d’une paire de lunettes.
Après avoir expliqué à Mario comment s’y prendre là où il était, je suis retournée à l’angle sud-est de la fosse. Stade numéro deux de la fouille : palper systématiquement chaque millimètre de cette mousse flottante aussi loin que nous le permettaient nos bras, en suivant le bord sur toute la longueur.
Quarante minutes plus tard, nous avions écumé la totalité de la couche supérieure. Deux côtes et une rotule s’étaient ajoutées à la pêche.
Le soleil était au zénith. Impasse sur le déjeuner, c’était l’avis de tout le monde. Xicay est donc allé prévenir les gars du pompage de se mettre en place. Quelques instants plus tard, le camion-citerne a pénétré dans la cour par un trou dans le grillage.
Tandis que le technicien installait son matériel, j’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule. Díaz maintenait sa surveillance. Dans la lumière mouchetée du soleil, ses verres de lunettes étincelaient comme des diamants roses. Il ne s’est pas approché.
Cinq minutes après, Xicay a crié :
— Prête ?
— Allez-y.
Un second moteur est entré en action. Dans un bruit de succion, l’épais liquide noir s’est mis à bouillonner.
Galiano, bras croisés à côté de moi, regardait fixement la cuve. Hernández suivait la scène de loin, près de la caisse avec l’équipement de rechange. Le couple Serano se tenait toujours sur son divan, le teint couleur porridge.
Le niveau de la cuve baissait lentement. Deux centimètres, six centimètres, quinze centimètres.
À environ soixante centimètres du fond, une surface grumeleuse parsemée de débris est apparue. Le technicien a stoppé la pompe et m’a regardée.
J’ai montré à Mario comment écoper la cuve à l’aide du filet à long manche. Une cuillerée après l’autre, il a récolté tout le résidu et l’a déposé en tas à mes pieds. Je l’ai examiné par petits paquets, bien décidée à lui faire régurgiter tout son butin.
Une chemise à fleurs avec des côtes, des vertèbres et un sternum ; des chaussures et des os du pied dans les chaussettes. Un fémur, un humérus, un radius et un bassin. Le tout couvert de magma organique.
Certains os présentaient encore de la chair en putréfaction. Luttant contre la nausée, je les grattais avant de les poser sur le drap, et Xicay les filmait en vidéo. N’étant pas en état de procéder à un examen approfondi, je me suis contentée d’établir l’inventaire du squelette. Je ferais une analyse minutieuse une fois que les ossements auraient été nettoyés.
Quand Mario a eu puisé tout ce qui pouvait l’être, j’ai fait le tour de la cuve et je me suis assise au bord. Galiano est venu me rejoindre.
— Vous allez y entrer ?
Ce n’était pas vraiment une question. J’y ai répondu par un hochement de tête.
— On ne peut pas aspirer le reste avec un tuyau ?
J’ai écarté mon masque pour pouvoir parler.
— Seulement quand j’aurai retrouvé le crâne.
Mon masque remis en place, j’ai roulé sur le ventre jusque au bord et me suis laissée descendre dans la fosse. Mes semelles ont touché la surface avec un floc. La boue a recouvert le dessus de mes bottes et la puanteur m’a enveloppée.
Remuer dans ce magma me donnait l’impression de me frayer un chemin dans un ragoût d’excréments humains et de purée microbienne – ce qui était précisément le cas. Les frémissements sous ma langue se sont accélérés, de la bile est de nouveau remontée dans ma gorge.
Arrivée au coin sud-est, j’ai tendu le bras. Mario m’a passé une longue tige. M’efforçant de ne respirer qu’avec le haut de mes poumons, j’ai entrepris de sonder systématiquement la bouillasse, un pas après l’autre. Cela, sur toute la longueur.
Quatre paires d’yeux suivaient ma progression.
Au quatrième passage, j’ai heurté un objet coincé dans le même drain que le jean. J’ai tendu la tige à Mario. Prenant une grande respiration, j’ai plongé les deux mains dans la vase putride.
L’objet en question avait plus ou moins la taille et la forme d’un ballon de volley et reposait sous une couche de saloperies d’environ trente centimètres. Malgré la nausée, mon pouls est monté d’un cran.
Délicatement, j’ai palpé ma trouvaille du bout des doigts, m’efforçant de déchiffrer un Braille anatomique à travers mes gants épais.
Un globe. Ovale. Des cavités séparées par un pont. Des aplats rigides partant vers l’extérieur à partir d’une ouverture oblongue.
Le crâne !
Fais gaffe, Brennan !
Ignorant les soubresauts de mes boyaux, je me suis pliée en deux pour saisir à deux mains la boîte à cerveau et tirer vers moi. La boue infâme refusait de lâcher sa proie.
Frustrée, j’ai écarté la bouillasse à la main jusqu’à ce que j’aperçoive un bout du pariétal. J’ai resserré mes doigts autour du crâne et tiré, tout en exerçant une pression dans un sens, puis dans l’autre.
Rien n’a bougé.
Zut !
Réfrénant à grand-peine mon envie de tirer d’un coup sec, j’ai poursuivi mon mouvement de vrille. Un tour dans le sens des aiguilles d’une montre, un tour dans l’autre sens. Un tour dans le sens des aiguilles d’une montre. Une sueur chaude dégoulinait le long de mon corps.
Deux torsions supplémentaires, et ce qui retenait le crâne a lâché.
J’ai repoussé la vase à pleines poignées pour me ménager de l’espace et j’ai repositionné mes doigts de façon à avoir une meilleure prise. Ensuite, j’ai tiré par à-coups vers moi. Le crâne s’est élevé lentement et a émergé du magma avec un bruit de succion mou. Le cœur battant, je l’ai tenu dans mes deux mains. Une épaisse couche marron de matière lisse et poisseuse remplissait les orbites et empêchait de distinguer les reliefs.
Mais j’en avais vu assez.
Sans un mot, je l’ai remis à Mario qui l’a posé sur le sac mortuaire, avant de m’offrir sa main pour m’aider à m’extirper de la fosse. Ensuite, il m’a rincée à fond, d’abord avec le pulvérisateur d’eau javellisée, puis à l’eau claire.
— M. Propre a appelé pour vous proposer un boulot, a lancé Galiano.
J’ai baissé mon masque.
— Quel joli teint ! Un vert bilieux admirable.
D’un pas mal assuré, je me suis traînée jusqu’à la caisse contenant les équipements pour changer de combinaison.
Ensuite, nous avons fait comme Galiano l’avait proposé. Un puissant Karcher a transformé la boue visqueuse en une gadoue liquide que le camion de pompage a aspirée. Puis le système a été inversé et les 12 000 litres de liquide se sont déversés à nouveau dans la cuve, à travers un tamis dont les mailles faisaient un demi-centimètre de diamètre. Mario s’est chargé d’écraser les grumeaux et d’en extraire les cancrelats, pendant que j’examinais tous les fragments et particules restés dans le filet.
À un moment, j’ai relevé les yeux. Plus de lunettes roses à l’horizon. Díaz s’était tiré sans que je le remarque.
Quand le tamis a eu filtré la dernière giclée de liquide, le jour tournait au crépuscule. Le chemisier, les chaussures, les chaussettes, les sous-vêtements et un nœud en plastique avaient été mis en sac et rassemblés près de la caisse de matériel. Un squelette presque complet, avec crâne et mâchoire, s’étalait sur le drap blanc. Manquaient seulement l’hyoïde, un tibia, quelques os des mains et des pieds, deux vertèbres, quatre côtes et les huit dents de devant.
J’avais identifié les os et les avais disposés chacun à leur place. J’avais établi qu’ils appartenaient tous à un seul et même individu, et j’avais répertorié ceux qui manquaient. J’étais trop mal en point pour pousser plus loin l’analyse. Je me posais déjà certaines questions à propos de ce crâne, mais j’avais préféré n’en rien dire à Galiano avant d’y voir plus clair.
J’étais en train d’inventorier une côte quand Díaz est réapparu, accompagné d’un blond en costume beige, maigre comme un coucou, le teint maladif et les cheveux gras. Ils ont considéré les lieux, échangé quelques mots et se sont dirigés sur Galiano.
— Je suis ici en lieu et place du juge, a déclaré le nouveau venu.
On aurait dit un gosse habillé en adulte.
— Et vous êtes ? a demandé Galiano en retirant ses lunettes et en les pliant.
— Dr Héctor Lucas. Je suis là pour prendre possession des restes récupérés sur ce site.
— Il n’en est pas question ! a répondu Galiano.
Lucas a regardé sa montre, puis Díaz. Celui-ci a sorti un papier d’une pochette à fermeture Éclair.
— Ce document l’y autorise. Emballez tout pour que ce soit transporté à la morgue centrale.
Díaz a élevé le papier à hauteur des yeux du policier.
Pas une synapse de Galiano n’a ordonné le plus petit mouvement à ses muscles.
Díaz a remonté ses verres teintés sur son nez. Le reste de l’assistance est demeuré figé. Sauf un mouvement dans mon dos. La pompe s’était arrêtée.
— Maintenant, détective !
Dans le silence qui s’était abattu, l’ordre de Díaz est tombé comme un couperet.
Une seconde s’est écoulée. Dix autres. Une minute entière.
Galiano continuait de fixer Díaz quand son portable a retenti. Il a laissé passer quatre sonneries avant de prendre la communication, les yeux rivés sur le substitut. Il a écouté, les mâchoires crispées. Puis il a lâché :
— ¡ Eso es una mierda !
Ayant fourré le téléphone dans sa poche, il a laissé échapper un soupir venu de bien plus loin que son diaphragme, puis a lancé à Díaz d’une voix haut perchée :
— Faites attention, señor. Faites bien attention. ¡ No me jodáis ! N’essayez pas de m’embrouiller.
D’un petit geste de la main, il m’a fait signe de m’écarter. Je me suis remise sur mes pieds et j’ai reculé de quelques pas. Mais, très vite, je suis revenue m’agenouiller près du squelette et j’ai entrepris d’examiner le crâne. Díaz a fait un demi-pas en avant en bredouillant une phrase qu’il n’a pas finie. Il a attendu que je me relève.
Le Dr Lucas s’est approché du sac mortuaire. Satisfait de son inspection, il a sorti des gants de sa poche, replié le drap et remonté la fermeture à glissière. Il s’est ensuite immobilisé, une expression d’incertitude sur le visage.
Díaz a quitté la cour, pour y revenir accompagné de deux types en combinaison grise portant un brancard au piétement rabattu. Morgue del Organismo Judicial, pouvait-on lire dans leur dos.
Sous les directives de Lucas, ils ont attrapé le sac par les coins et l’ont posé sur la civière. Puis ils sont repartis par où ils étaient arrivés.
Díaz a tenté une nouvelle fois de montrer le document à Galiano, qui a gardé les bras croisés sur sa poitrine. Il s’est alors avancé vers moi en évitant soigneusement de regarder la fosse et m’a tendu le papier.
J’allais le prendre quand mon regard a croisé celui du policier. Ses paupières inférieures se sont plissées et son menton s’est levé d’un quart de millimètre. J’ai compris.
Sans un mot de plus, Díaz et Lucas ont quitté les lieux.
Galiano a regardé son coéquipier. Hernández ramassait déjà les sacs contenant les combinaisons.
— Il en reste combien là-dedans ? a demandé Galiano avec un mouvement du menton vers le camion-citerne.
L’opérateur a levé les épaules en agitant une main.
— Trente litres, soixante peut-être.
— Terminez le filtrage.
Le tamis n’a rien livré d’autre. J’écrasais entre mes doigts la dernière poignée de boue quand Galiano m’a rejointe.
— Sale journée pour des gens bien !
— Le substitut n’est pas un type bien ?
— Ce connard de petit rongeur n’a même pas pensé aux combinaisons.
Je me sentais trop mal en point pour répondre.
— Il correspond au profil ?
J’ai levé des sourcils interrogateurs.
— Le squelette. Il correspond à la description d’une des filles disparues ?
J’ai hésité, furieuse de n’avoir pas fait un examen plus approfondi des os, et furieuse que Galiano les ait laissés partir.
— Oui et non.
— Vous le saurez quand vous aurez examinés les os.
— Je le ferai aussi ?
— De toute façon, c’est moi qui l’emporterai au final, a déclaré Galiano, les yeux rivés sur la fosse vide.
Je me suis demandé sur qui.