11.

À trois heures de l’après-midi, les embouteillages battaient déjà leur plein. Sirène hurlante et gyrophare tournoyant, Galiano zigzaguait entre les voitures. Le pied collé à l’accélérateur, il ralentissait à peine aux croisements.

La radio mitraillait des ordres en espagnol que je ne comprenais pas. Qu’importe. Je pensais à Claudia de la Aida dans sa jupe noire toute simple et son chemisier clair. J’essayais de me rappeler son expression sur les photos. Impossible de m’en souvenir.

D’autres images du passé me revenaient en mémoire. Des tombes à fleur de terre. Des corps en décomposition roulés dans des tapis. Des squelettes recouverts de feuilles mortes. Des vêtements putréfiés dispersés par des animaux. Un crâne rempli de boue.

J’avais l’estomac noué.

Des parents éperdus : leur enfant est mort. Dans un instant, c’est moi qui vais le leur annoncer. Visages déconcertés, éberlués, incrédules, furieux aussi peut-être. Apporter une telle nouvelle est une tâche épouvantable.

Et voilà que ça me retombait dessus.

Mon cœur valdinguait sous mes côtes.

Merde ! Merde ! Merde !

À l’heure où je roulais vers le laboratoire criminel de la police pour en savoir davantage sur les poils de chat, la señora de la Aida avait reçu un coup de téléphone d’un homme lui annonçant la mort de Claudia et indiquant où se trouvait son cadavre. En pleine hystérie, elle avait appelé Hernández. Lequel avait prévenu Xicay. Et l’équipe de récupération avait effectivement localisé le cadavre dans un ravin de la banlieue ouest.

— Qu’est-ce que votre coéquipier vous a dit d’autre ?

— Que l’appel émanait d’un téléphone public.

— Où ça ?

— Près de la gare routière Cobán, dans la zone 1.

— Qu’est-ce que l’homme a dit exactement ?

— Que le corps était dans la zone 7. Il a expliqué comment le retrouver et il a raccroché.

— Près du site archéologique ?

— Sur les marches, à l’arrière.

Tentacule de la ville, la zone 7 s’enroule autour des ruines de Kaminaljuyu. Ce centre maya comptait au temps de sa grandeur plus de trois cents tertres, treize courts pour le jeu à la balle6 et cinquante mille résidants. Hélas, à la différence des architectes des basses terres, les bâtisseurs de Kaminaljuyu avaient préféré le torchis à la pierre, choix malheureux sous ce climat tropical. L’érosion et l’éloignement du site ont transformé cette métropole antique en une série de bulbes recouverts de terre. Le parc est fréquenté de nos jours par les amoureux et les amateurs de frisbee.

— Claudia travaillait au musée Ixchel. Vous pensez qu’il y a un lien ?

— J’enquêterai dans cette direction, évidemment.

Une puanteur a rempli la voiture. Nous longions une décharge.

— La señora de la Aida a reconnu la voix ?

— Non.

À mesure que nous nous éloignions du centre, les quartiers devenaient de plus en plus vétustés et décrépits. Arrivé à un croisement avec des comedores et des bazars aux quatre coins, Galiano a tourné dans une rue étroite bordée de maisons en bois avec des vérandas affaissées où pendait du linge. Quatre pâtés de maisons plus loin, la rue débouchait en T dans une autre ruelle fermée aux deux bouts.

Nous avons pris à gauche et aperçu une scène hélas trop familière : des voitures de police stationnées sur un côté, gyrophares et radios en marche ; en face, un fourgon de la morgue sur un terre-plein protégé tout du long par une rambarde en métal. Derrière, la pente abrupte d’un ravin.

Vingt mètres plus loin, une chaîne barrait la chaussée là où l’asphalte se terminait. Une bande de plastique jaune s’étirait sur quatre mètres, tournait à gauche et longeait la rambarde avant de plonger dans la barranca.

Des flics en uniforme s’affairaient à l’intérieur du périmètre. Une poignée de gens les regardaient, massés derrière le cordon, les uns filmant la scène, les autres écrivant dans des calepins. Plus loin, des véhicules et un camion de la télévision où somnolaient des journalistes. D’autres grillaient une cigarette dehors, en bavardant.

Au bruit de nos portières, les objectifs se sont braqués sur nous. Les journalistes ont convergé.

— Señor, está...

— Détective Galiano...

— Una pregunta, por favor.

Ignorant la meute, nous nous sommes glissés sous le cordon et avons longé le ravin. Caméras et objectifs s’en donnaient à cœur joie. Les questions fusaient.

Hernández se trouvait cinq mètres plus bas. Galiano a commencé à descendre en cherchant des appuis solides. J’ai suivi en mettant mes pas dans les siens.

La pente, raide, était envahie d’herbes et de buissons ; le sol était rocailleux. Il fallait progresser en escalier, en se raccrochant à la végétation. Les branchages se cassaient entre mes doigts. Les cailloux se délogeaient sous mes chaussures et dégringolaient le long du versant avec des bruits aigus et des craquements. À tous les coups, j’allais me tordre une cheville ou glisser jusqu’en bas sur les fesses. L’adrénaline se déversait dans mon corps de tous les endroits qui la sécrètent et l’emmagasinent entre deux crises.

Non, ce ne peut pas être elle ! me répétais-je.

À chacun de mes pas, l’odeur douce et fétide devenait de plus en plus perceptible. À environ cinq mètres en contrebas de la chaussée, le terrain se stabilisait avant le plongeon final. En posant le pied sur cette étroite corniche, je me suis dit : c’est une fausse information. C’est parce que la presse a parlé de la disparition de Claudia de la Aida.

Mario Colom était en train de balayer le terrain à l’aide d’un détecteur de métaux. Juan-Carlos Xicay photographiait quelque chose aux pieds d’Hernández. Comme l’autre jour au Paraíso, ils étaient tous deux en combinaison et chapeau.

Galiano est allé rejoindre Hernández. Je l’ai suivi.

Le corps, recouvert de feuilles et de boue, gisait dans une sorte de caniveau rempli d’eau de pluie à la jonction de la pente et de la corniche, étendu sur un morceau de plastique noir déchiré. Il était presque entièrement réduit à l’état de squelette. Par endroits, des restes de muscles et de ligaments maintenaient encore les os ensemble.

Bref regard, en retenant mon souffle.

Les os des bras saillaient comme des branchages secs d’un chemisier bleu clair. Les os des jambes émergeaient d’une jupe noire putréfiée pour disparaître dans des chaussettes et des chaussures crottées de boue.

Merde ! Merde ! Merde !

— Le crâne est plus loin dans le caniveau.

Hernández avait le front crispé et l’air vidé. Sa chemise lui collait au torse.

Je me suis accroupie. Au-dessus de moi, un essaim de mouches vertes scintillaient dans la lumière du soleil en bourdonnant. Les tissus, raides comme du cuir, présentaient de petits trous ronds, et les os d’étroits sillons. Il manquait une main.

— Décapitée ? a demandé Hernández.

— Non, des petits rongeurs. Peut-être des ragondins.

Galiano s’est accroupi près de moi. L’odeur de la chair en décomposition ne semblait pas le gêner. À l’aide de son stylo, il a réussi à dégager un bijou de l’enchevêtrement des vertèbres cervicales. Une croix d’argent au bout d’une chaîne a brillé dans le soleil pendant qu’il soulevait le stylo pour mieux voir. L’ayant remise en place, il s’est levé et a considéré les lieux. Sa mâchoire s’est affaissée.

— Je doute qu’on retrouve beaucoup d’indices.

— Ouais, a renchéri Hernández, après dix mois à la pluie et au vent...

— Qu’on passe quand même tout le secteur au peigne fin. Ne laissez rien filer.

— D’accord.

— Quelque chose du côté des voisins ?

— On va faire du porte à porte. Ça m’étonnerait qu’ils sachent grand-chose. Le corps a dû être balancé pendant la nuit. (Hernández a désigné un type âgé, près du cordon de sécurité.) Ce vieux vit juste après le croisement. Il se rappelle une voiture rôdant dans les parages, l’été dernier. Il s’en souvient parce que la rue est une impasse et que peu de gens l’empruntent. Il dit qu’elle est venue deux ou trois fois, toujours de nuit, et que le chauffeur était toujours seul. Sur le coup, il s’est dit que c’était peut-être un pervers qui cherchait un endroit pour se branler. C’est pour ça qu’il ne s’en est pas mêlé.

— Il a l’air digne de foi ?

Hernández a haussé les épaules.

— Probable qu’il se branle aussi. Sinon, pourquoi il aurait eu cette idée ? Il se rappelle aussi que la voiture était vieille, du genre Honda ou Toyota, mais il n’en est pas sûr. Il l’a vue de sa véranda, ce n’est pas le meilleur endroit. Il n’a pas pu lire la plaque.

— On a trouvé des effets personnels ?

Hernández a secoué sa tête.

— Non. Comme pour la petite de la fosse septique. Juste ce qu’elle a sur elle, rien d’autre. Le meurtrier a probablement jeté le corps de la route. Il a peut-être balancé autre chose dans la barranca. Xicay et Colom descendront plus bas quand on en aura fini ici.

Galiano a sondé du regard la petite foule en haut, au bord du ravin.

— Rien à la presse. Je dis bien : pas un mot avant que j’aie parlé à la famille !

Il s’est tourné vers moi.

— Qu’est-ce que vous voulez faire ici ?

Ce que je voulais ? En premier lieu, ne pas répéter ma gaffe de l’autre jour au Paraíso. Mais cela, je ne l’ai pas dit.

— Je vais avoir besoin d’un sac mortuaire et de quelques heures ici.

— Prenez votre temps.

— Mais pas trop quand même..., ai-je terminé pour lui.

Ma fureur contre moi-même m’avait fait parler d’une voix involontairement coupante.

— Prenez tout le temps qu’il vous faudra, a rétorqué Galiano.

À son ton, j’ai senti que Díaz ne viendrait pas me déranger.

J’ai enfilé les gants de chirurgien que j’avais dans mon sac et je suis allée tout au bout de la corniche. Là, j’ai entrepris de longer le caniveau à quatre pattes afin d’en retirer tout ce qui l’encombrait. Lesté de son Nikon, Xicay me suivait à la trace, comme l’autre jour au Paraíso.

Le crâne se trouvait à trois mètres du cadavre. Sectionné du cou par des prédateurs qui avaient rongé tout ce qui présentait à leur avis un tant soit peu d’intérêt. À côté, la masse des cheveux et, soixante centimètres plus loin, des phalanges dispersées menant à un tas d’os : la main.

Quand Xicay a eu pris les photos et répertorié les emplacements, j’ai réuni près du cadavre les parties de corps qui avaient été déplacées. L’inspection du caniveau terminée, j’ai parcouru méthodiquement la corniche. Dans le sens de la longueur d’abord, puis dans le sens de la largeur, en suivant des parallèles.

Rien.

Revenue près du squelette, j’ai pris une lampe électrique dans mon sac. Hernández avait raison : après dix mois ici, il y avait peu de chance de découvrir un indice. Mais enfin. On pouvait toujours se dire que le plastique avait protégé le corps un moment, avant d’être déchiré par les animaux.

Que dalle !

Je n’avais guère d’espoir de retrouver quoi que ce soit. N’empêche, je faisais quand même attention à le toucher le moins possible, car il serait rapporté au labo. Là-bas, peut-être que des fragments, des poils ou des fibres seraient retrouvés.

J’ai posé ma lampe par terre pour retourner le squelette sur le dos. L’odeur s’est intensifiée. Des coléoptères et des mille-pattes se sont enfuis dans toutes les directions. L’appareil photo de Xicay a cliqueté au-dessus de moi.

Dans un climat comme celui des hautes terres du Guatemala, un corps peut prendre des mois, voire des semaines, pour se transformer en squelette, selon que les insectes et les prédateurs y ont accès ou pas. Quand le cadavre est bien enveloppé, la décomposition peut être sensiblement ralentie, les muscles et les ligaments peuvent même se momifier. C’était le cas ici. Les os restaient assez bien attachés les uns aux autres.

J’ai étudié ce corps ratatiné en essayant de me rappeler les photos de Claudia de la Aida : une jeune fille de dix-huit ans. J’en ai grincé des dents.

Non, Díaz. Cette fois, tu ne m’empêcheras pas de faire mon boulot !

J’ai commencé par ce qui avait été la tête et progressé en direction des pieds, changeant constamment de position pour être plus à l’aise. J’étais totalement absorbée par ma tâche. Le temps passait. Des gens venaient et repartaient. Mon dos et mes genoux me tiraient et m’élançaient. Mes yeux et mon visage me démangeaient, à cause du pollen, de la poussière et des nuées d’insectes.

À un moment, je me suis rendu compte que Galiano était parti. J’étais toute seule sur la corniche, Xicay et Colom poussaient les recherches plus bas dans la gorge. De temps à autre, j’entendais leurs voix au loin, ou bien un chant d’oiseau, ou encore une question criée au-dessus de ma tête.

Deux heures plus tard, tout était enfermé dans un sac mortuaire, les différentes parties du squelette, le plastique noir, les cheveux et les vêtements. Le crucifix était rangé à part, dans un sachet étanche Ziploc. D’après la feuille d’inventaire, il ne manquait que cinq phalanges et deux dents.

Cette fois, je ne m’étais pas contentée d’une rapide identification des os pour séparer ceux de droite et ceux de gauche : j’avais examiné attentivement chaque élément du squelette.

Ces restes étaient ceux d’une femme d’une vingtaine d’années au plus, dont le crâne et la face présentaient des caractéristiques suggérant l’ascendance mongoloïde. Fracture du radius droit bien ressoudée et plombages à quatre molaires.

Ce que je ne pouvais dire, en revanche, c’était ce qui lui était arrivé. L’examen préliminaire ne faisait apparaître ni blessure par balle, ni fracture récente, ni coup assené par un instrument pointu ou contondant.

— C’est Claudia de la Aida ?

Galiano était de retour.

— Le profil correspond.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Il n’y a pas trace de coup, de coup de couteau, de balle ou de strangulation. Si vous avez une hypothèse...

— L’hyoïde ?

Galiano se référait à l’os en forme de fer à cheval inclus dans les tissus mous à l’avant de la gorge et qui, chez les victimes d’un certain âge, peut se briser au cours d’un étranglement.

— Intact. Mais ça ne veut rien dire sur quelqu’un d’aussi jeune.

Jeune... Comme la gamine de la fosse septique. Un éclair dans le regard de Galiano m’a fait comprendre qu’il pensait à la même chose que moi.

J’ai voulu me relever. Mes genoux se sont rebellés et j’ai trébuché en avant. Galiano m’a rattrapée juste au moment où je m’écroulais sur lui. Le temps d’un battement de cœur, aucun de nous n’a bougé. Au contact de la poitrine du policier, j’ai senti une douce chaleur se répandre sur ma joue.

Troublée par ma réaction, j’ai reculé et je me suis concentrée sur mes gants de caoutchouc, toujours difficiles à retirer. Les bons yeux de chien fouillaient mon visage. Sans relever les yeux, j’ai demandé :

— Hernández a appris quelque chose ?

— Personne n’a rien vu, ni rien entendu.

— Vous avez les dossiers dentaires de la petite Claudia ?

— Oui.

— Il nous faut une véritable identification dentaire.

J’ai levé les yeux sur Galiano pour les rabaisser aussitôt sur mes gants. Avait-il vraiment continué à me tenir dans ses bras alors que j’avais déjà récupéré mon équilibre, ou bien était-ce mon imagination qui me jouait des tours ?

— Vous avez fini ici ? m’a-t-il demandé.

— Il ne reste plus qu’à creuser et tamiser la terre.

Il a regardé sa montre. Avec une promptitude digne du chien de Pavlov, j’ai consulté la mienne. Cinq heures dix.

— Et vous allez commencer ça maintenant ?

— Je vais finir ça maintenant. S’il y a un salopard en ville en quête d’une nouvelle victime, il pourrait être en train de la sélectionner au moment où je vous parle.

— Juste.

— Et plus il y aura de gens à piétiner l’endroit, plus il sera difficile d’y retrouver un indice.

Le nom de Díaz n’avait pas besoin d’être mentionné.

— Vous avez vu la foule, là-haut ? Cette histoire va éclater comme un orage tropical.

J’ai fourré mes gants dans le sac mortuaire.

— L’équipe de transport peut venir prendre le corps. Assurez-vous qu’ils l’attachent bien.

— Oui, m’dame.

Ce salaud souriait-il ou mon imagination était-elle encore en train de faire des siennes ?

Colom, Xicay et moi-même avons passé l’heure suivante à creuser sur quinze centimètres de profondeur la partie du caniveau qui avait contenu les restes, et à tamiser la terre retirée. Le tamis a restitué les deux dents qui manquaient, trois phalanges, des ongles de doigt et d’orteil et une boucle d’oreille en or.

Quand Galiano est revenu, je lui ai montré le butin.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est ce que nous appelons un indice, ai-je dit en imitant Fredi Minos.

— Ça appartient à la petite de la Aida ?

— C’est une question qu’il faut poser à sa famille.

— Elle ne porte de bijou sur aucune photo.

— C’est vrai.

Galiano a empoché le sachet.

La nuit est tombée pendant que nous escaladions la pente pour rejoindre la route. Le camion technique de la télé était parti : les journalistes avaient immortalisé le sac mortuaire en gros plan sur vidéo. D’autres s’étaient attardés, espérant une déclaration officielle.

— Combien y a-t-il de corps, Galiano ?

— Qui est-ce ?

— Une femme ? Violée ?

— Pas de commentaire.

Au moment où je montais en voiture, une journaliste m’a prise en photo avec l’un des trois appareils qui pendaient à son cou.

J’ai baissé le loquet et je me suis enfoncée dans mon siège en fermant les yeux. Galiano est monté à son tour et a mis le contact. Toc-toc à ma fenêtre. J’ai ignoré.

Galiano a enclenché la marche arrière et passé un bras autour de mon appui-tête, tout en regardant derrière lui. Ses doigts ont effleuré mon cou pendant qu’il se retournait pour démarrer.

Un frisson m’a parcourue.

Mes yeux se sont ouverts d’un coup.

Bon Dieu, Brennan. Une jeune femme est morte. une famille est dans la douleur, et tu travailles sur l’affaire. Pas le moment de penser au flirt.

À la dérobée, j’ai jeté un coup d’œil à Galiano. Éclairés par les phares des voitures qui venaient en face, ses traits ne cessaient de changer de forme et de taille. Est-ce qu’il m’avait sentie tressaillir quand ma joue s’était posée sur sa poitrine ? Ce type qui m’avait offert des fleurs l’autre jour m’avait-il vraiment étreinte plus longtemps que nécessaire aujourd’hui ?

Le bouquet gros comme une Volkswagen dans ma chambre d’hôtel est venu se superposer à l’image du bracelet de pensées.

Seigneur !

— Ces salopards, ces requins ! (La voix de Galiano m’a tirée de mes réflexions.) Ils sont même pires que des requins. Ce sont des hyènes prêtes à fondre sur une carcasse.

Il a entrouvert sa fenêtre. Je me suis demandé si c’était à cause de moi. C’est vrai que j’empestais la boue et la chair en décomposition.

— Vous avez tout ce que vous vouliez ?

— Je n’ai fait qu’un prélim’, il faut encore que je confirme.

— Le corps a été envoyé à la morgue.

— Autrement dit, je ne pourrai plus le revoir ?

— Si. Si j’arrive à fournir un indice quelconque.

— Il y a quatre plombages aux molaires, ça devrait permettre de l’identifier. Et aussi une ancienne fracture du bras, si ce n’était pas suffisant.

Nous avons roulé un moment en silence.

— Vous savez pourquoi Díaz n’a pas pointé le bout de son nez, aujourd’hui ?

— Peut-être que le lundi, il joue aux boules.

Vingt minutes plus tard, Galiano me déposait devant mon hôtel. J’avais ouvert la portière avant même que les roues se soient immobilisées. Comme je me penchais pour prendre mon sac, sa main s’est refermée sur mon bras.

Oh là là !

— Vous avez fait un sacré boulot aujourd’hui.

— Merci.

— S’il y a un maboul dans les rues, nous le coincerons.

— Oui.

Il a libéré mon bras et, du bout des doigts, a écarté mes cheveux.

Au contact de sa main sur ma joue, j’ai frémi.

— Dormez bien.

— Ça oui !

Sur ce, j’ai bondi hors de la voiture.

Hélas, Dominique Specter avait d’autres projets pour moi. Elle m’attendait dans le hall de l’hôtel, à moitié cachée derrière un caoutchouc. Elle s’est levée à mon entrée. Un Vogue est tombé sur le carrelage.

— Dr Brennan ?

Avec son tailleur-pantalon de soie grise et son ras-de-cou en perles noires, elle était aussi déplacée en ces lieux qu’un travesti à une convention de baptistes.

J’étais trop ahurie pour répondre.

— Je sais bien que ma démarche est quelque peu irrégulière.

Elle a remarqué mes cheveux, mes ongles noirs de boue et ma tenue. Mon odeur aussi, peut-être.

— Est-ce que cela vous dérange ?

Sourire plaqué.

— Non, ai-je répondu prudemment. Le détective Galiano vient juste de me raccompagner. Je peux encore le rattraper.

J’ai plongé la main dans mon sac à la recherche de mon portable.

— Non !

J’ai levé les yeux. Son regard vert électrique débordait d’inquiétude.

— Je... je préfère vous parler...

— Le détective Gal...

— Seule à seule. Comprenez-vous ?

Non, je ne comprenais pas. J’ai fait semblant.