13.
Le jour commençait seulement à poindre à l’heure où nous avons pris la route pour Sololá. Mateo poussait la Jeep à fond, le visage impassible, les mains serrées sur le volant. L’air était frais et l’horizon brouillé par la brume de l’aube. Nous passions sans cesse de zones illuminées de rose par les rayons obliques du soleil levant, lorsque nous roulions au sommet des montagnes, à la grisaille des épaisses poches de brouillard dès que nous plongions dans le creux des vallées.
J’étais assise à l’avant, le coude à la fenêtre comme un camionneur de Tucson. Le vent ne relevait mes cheveux droit sur ma tête que pour mieux les rabattre sur mon visage et je les repoussais machinalement, perdue dans mes pensées.
Je n’avais rencontré Carlos que récemment. Molly, je la connaissais depuis une bonne dizaine d’années. À peu près du même âge que moi, elle était venue à l’anthropologie sur le tard, après avoir enseigné la biologie dans un lycée. À trente et un ans, frustrée de surveiller les toilettes et la cafétéria, elle avait repris ses études et, son doctorat de bio-archéologie en poche, elle avait travaillé au département d’anthropologie de l’université du Minnesota.
Comme moi, c’est à force de tomber sur des flics et des coroners qui ignoraient la distinction entre anthropologie physique et anthropologie légale qu’elle s’était retrouvée entraînée à pratiquer cette discipline et, comme moi, elle consacrait une partie de son temps à enquêter sur les violations des droits de l’homme.
Cependant, à l’inverse de moi, Molly n’avait jamais abandonné l’étude des morts du passé. L’archéologie restait son champ d’action privilégié, même si elle avait déjà traité plusieurs affaires judiciaires. Elle n’était pas encore agréée par le Conseil américain d’anthropologie légale.
Mais elle le serait, j’en étais sûre !
Nous avalions les kilomètres en silence. À mesure que nous nous étions éloignés de Guatemala, la circulation s’était peu à peu raréfiée et nous filions maintenant le long de vallées vert foncé et de pâturages jaunes où paissaient des vaches efflanquées. À l’approche des villages, les bas-côtés de la route étaient encombrés de vendeurs installés derrière leurs marchandises. Nous roulions depuis une heure et demie quand Mateo a enfin déclaré :
— Le docteur la trouve agitée.
— Réveillez-vous après un trou de deux semaines dans votre biographie et vous serez agité, vous aussi.
Nous avons pris un tournant à grande vitesse. Deux véhicules fonçaient à toute berzingue droit sur nous. Un jet d’air s’est engouffré par nos fenêtres ouvertes.
— Peut-être bien, a fait Mateo.
— Comment ça, peut-être bien ?
Je me suis tournée vers lui.
— Je ne sais pas. Le toubib avait une voix bizarre.
Il est allé mordre le pare-chocs du camion devant nous et s’est déporté brusquement sur le côté pour le doubler.
— Bizarre ?
Il a levé les épaules.
— Son ton, surtout.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Pas grand-chose.
— Qu’elle aurait des séquelles ?
— Ça, il ne peut pas le dire. Ou bien il ne veut pas.
— Quelqu’un est venu du Minnesota ?
— Son père. Je croyais qu’elle était mariée ?
— Divorcée. Ses enfants vont encore à l’école.
Mateo a fait le reste de la route en silence. Le vent gonflait sa chemise en jean et je voyais les bandes jaunes de la route se refléter dans ses lunettes noires. Aux abords de Sololá, la circulation est redevenue plus intense.
L’hôpital était un bâtiment de six étages en briques rouges et verre sale. Mateo s’est garé sur l’un des nombreux petits parkings à proximité. Nous avons remonté à pied la ruelle ombragée qui menait à l’entrée principale. Dans la cour, un Christ en ciment nous a accueillis, les bras grands ouverts.
Des gens s’amalgamaient dans l’entrée, erraient, priaient, buvaient des boissons gazeuses ou bien étaient avachis sur des bancs en bois. Les uns en peignoir, les autres en costume ou en jean, la plupart en tenue maya de la région – les femmes drapées dans des tissus rouges bariolés portant leurs enfants roulés comme des burritos sur la poitrine ou dans le dos, les hommes en tablier de laine et chapeau de gaucho, le pantalon et la chemise brodés de grands motifs. Çà et là, parmi ce kaléidoscope, on voyait virevolter la blouse blanche raide d’amidon d’un employé de l’hôpital.
Je regardais autour de moi, quelque peu dépaysée. Si j’étais familière avec l’atmosphère de ce genre de lieu, j’ignorais l’organisation de celui-là. Des panneaux indiquaient la cafétéria, la boutique de cadeaux, les services administratifs et une douzaine de départements. Radiografía. Urología. Pediatría.
Ignorant les instructions qui enjoignaient de s’inscrire à l’accueil avant toute chose, Mateo m’a entraînée vers une batterie d’ascenseurs. Arrivés au cinquième étage, nous avons pris un couloir à gauche. Nos chaussures cliquetaient bruyamment. J’avais bien dû apercevoir une douzaine de fois mon reflet dans les petites fenêtres rectangulaires découpées dans les portes des chambres quand une voix derrière nous a ordonné :
— ¡ Alto !
Demi-tour sur nous-mêmes.
Crachant le feu par les naseaux, une infirmière se ruait sur nous, un dossier serré contre sa poitrine d’un blanc immaculé. Sous sa coiffe à ailettes, ses cheveux étaient tellement tirés en arrière qu’elle en avait le visage coupé en deux par une ride horizontale.
La surveillante du cinquième étage !
Son bras tendu, prolongé du dossier, nous a bel et bien emprisonnés.
Sourire engageant de notre part.
Interrogatoire serré de la sienne.
Mateo a indiqué la raison de notre présence.
Le dragon s’est plongé dans sa liste de patients. Puis, avec le regard qu’on réserve aux bourreaux d’enfants :
— ¿ Familia ?
— Americana, a répondu Mateo en me désignant.
Regard scrutateur du dragon.
— Numéro treinta y cinco.
— Gracias.
— Veinte minutos. Nada más. Vingt minutes. Pas plus.
— Gracias.
La Mort Flouée, telle est l’allégorie qui m’est venue à l’esprit en découvrant Molly. Une chemise de nuit délavée par des millions de lessives pendait sur son corps comme un linceul, un tube partait de son nez, un autre de son bras, plus décharné que ceux des squelettes à la morgue.
Mateo a soufflé avec bruit.
— Jesucristo.
J’ai posé une main sur son épaule.
Molly a ouvert les yeux : deux cavernes couleur lavande. Nous reconnaissant, elle a tenté de se remonter dans son lit. Je me suis précipitée pour l’aider.
— ¿ Qué hay de nuevo ?
Un bafouillage.
— Quoi de neuf de ton côté ? lui ai-je répliqué.
— Pour une sieste, c’était une sacrée sieste !
— Je savais bien que je t’en demandais un peu beaucoup, a lancé Mateo sur un ton qu’il aurait voulu léger.
Molly a eu un faible sourire. Elle a montré un verre d’eau sur la table de chevet.
— Tu veux bien ?
J’ai rapproché la table du lit. Elle a serré ses lèvres sèches autour de la paille. Au bout d’une gorgée, elle s’est laissée retomber sur son oreiller.
— Tu connais mon père ?
Sa main s’est levée pour s’affaler aussitôt sur la couverture de laine grise.
D’un même mouvement, Mateo et moi avons pivoté sur nos talons.
Un homme à cheveux blancs occupait une chaise dans le coin de la chambre. Des rides profondes creusaient son front, le bas de ses joues et son menton. Le blanc de ses yeux avait jauni avec l’âge, mais les pupilles avaient conservé leur bleu aussi limpide qu’un lac de montagne. Mateo s’est avancé vers lui, main tendue.
— Mateo Reyes, le patron de Molly ici. Mais vous l’aviez deviné, bien sûr.
— Jack Dayton.
Ils se sont serré la main.
— Ravie de vous rencontrer, monsieur Dayton, ai-je lancé à mon tour, de ma place, près du lit.
Il a incliné la tête.
— Je regrette que ce soit dans de telles circonstances, ai-je ajouté.
— Celles-ci étant ?
— Pardon ?
— Qu’est-il arrivé à ma fille ?
— Papa, ne commence pas.
J’ai posé une main sur l’épaule de Molly.
— La police enquête.
— Ça fait deux semaines.
— Ces choses-là prennent du temps, a dit Mateo.
— Ouais.
— On vous tient informé ? ai-je demandé.
— Z’ont rien à dire.
— Je suis sûre qu’ils font leur travail.
J’étais loin d’en être convaincue mais je voulais l’apaiser.
— Ça fait deux semaines maintenant.
Ses yeux se sont baissés sur ses doigts noueux croisés sur ses genoux.
Vous avez tout à fait raison, Jack Dayton, ai-je pensé. Tout haut, j’ai demandé à Molly comment elle se sentait et j’ai pris sa main dans la mienne.
— Avec un peu de temps, je serai aussi vaillante que la pluie... Drôle d’expression, n’est-ce pas ? a-t-elle ajouté avec un pauvre sourire. Ça doit venir des fermiers. Comme Papa.
Elle a roulé sa tête sur l’oreiller pour regarder son père. Le vieil homme n’a pas bougé un muscle. Elle s’est retournée vers moi.
— J’ai beau avoir quarante-deux ans, ils me prennent toujours pour une gamine, Maman et lui. Ils ne voulaient pas que je vienne ici.
Dans le fond de la chambre, il a levé au ciel ses yeux bleu glacier.
— Admire le résultat.
Molly m’a adressé un sourire de connivence.
— J’aurais aussi bien pu être agressée à Mankato, Papa.
— Sauf que, chez nous, on arrête les gens qui enfreignent la loi et on les enferme !
— Tu sais bien que ce n’est pas toujours vrai.
— En tout cas, les flics parlent une langue que je comprends.
Dayton s’est mis debout et a remonté sa ceinture.
— Je reviens.
Il a filé hors de la chambre dans un crissement de baskets sur le carrelage.
— Il faut l’excuser. Il est grognon parfois.
— Normal, il t’aime. Il a eu peur, il est furieux. Que disent les médecins ?
— Un peu de rééducation, et je serai vaillante comme la pluie. Je ne vais pas vous ennuyer avec les détails.
— Je suis si heureuse. On était fous d’inquiétude, tu sais. Quelqu’un de l’équipe est venu te voir presque tous les jours.
— Je sais. Comment ça marche avec Chupan Ya ?
— On est à fond dans les analyses, a dit Mateo. Dans une ou deux semaines, tous les squelettes devraient être identifiés.
— C’est aussi épouvantable que les témoins le disent ?
J’ai hoché la tête.
— Blessures par balle et coups de machette. En majorité, des femmes et des enfants.
Molly n’a rien dit.
J’ai regardé Mateo. Il a hoché la tête. J’ai dégluti.
— Carlos...
— Je sais. Les flics m’ont dit.
— Ils t’ont interrogée ?
— Hier.
Elle a soupiré.
— Je n’ai pas pu leur dire grand-chose. Je me rappelle seulement des bribes, comme des arrêts sur image. Des phares dans la vitre arrière. Une voiture qui nous a forcés à quitter la route. Deux hommes sur le bas-côté. Une discussion. Des coups de feu. Une silhouette de mon côté du camion. C’est tout.
— Tu te rappelles que tu m’as téléphoné ?
Elle a secoué la tête.
— Tu pourrais les identifier ?
— Il faisait noir. Je n’ai pas vu leurs visages.
— Tu te rappelles ce qu’ils ont dit ?
— Pas tout. Carlos a dit quelque chose comme morda... mordida.
— Pot-de-vin, a traduit Mateo.
Molly a repoussé ses cheveux sur son front. Le dessous de son bras avait la pâleur blafarde d’un ventre de poisson.
— Un des types répétait à l’autre de se grouiller.
— Quoi d’autre ? ai-je insisté.
Le bruit de l’ascenseur au bout du couloir est parvenu jusqu’à nous. Les yeux de Molly sont allés à la porte et sont revenus sur moi. Quand elle a recommencé à parler, elle l’a fait à voix basse :
— Mon espagnol n’est pas super, mais je crois qu’ils ont parlé d’un inspecteur. Tu penses que c’étaient des flics ?
Nouveau coup d’œil de Molly vers la porte. Ce que m’avait dit Galiano au Gucumatz m’est revenu à l’esprit.
— Des soldats impliqués dans le massacre de Chupan Ya, peut-être ?
C’est le moment qu’a choisi le dragon pour faire irruption dans la pièce. Panoramique sur les lieux et arrêt sur Mateo.
— La patiente doit se reposer !
Une main au coin de sa bouche, Mateo a chuchoté d’un air théâtral :
— Mission avortée. Nous avons été découverts.
Le dragon restant imperméable à l’humour, j’ai tenté la supplique :
— Cinq minutes, s’il vous plaît ?
Elle a regardé sa montre.
— Cinq minutes. Je reviendrai.
Son ton laissait entendre qu’elle n’hésiterait pas à appeler du renfort.
Molly l’a regardée partir. Prenant appui sur ses coudes, elle a essayé de se remonter dans son lit.
— Il y a autre chose. Je ne l’ai pas dit à la police, je ne sais pas pourquoi.
Son regard est passé de Mateo à moi.
— Je... (Elle a dégluti.) Un nom.
Nous avons attendu.
— Je jure que j’ai entendu un des types dire « Brennan ».
J’ai eu l’impression qu’on me catapultait contre un mur. J’ai entendu Mateo jurer. Moi, je regardais Molly, éberluée.
— Tu es sûre ?
— Oui. Non. Oui. Mon Dieu, Tempe, je crois. C’est un tel fouillis dans ma tête.
Elle s’est laissée retomber sur son oreiller. Son bras est remonté vers son front, ses yeux se sont emplis de larmes. J’ai serré sa main.
— Tout va bien, Molly.
Brusquement, j’avais la bouche toute sèche, la chambre me paraissait étouffante. Molly, elle, s’agitait de plus en plus.
— Tu crois qu’ils sont après toi, maintenant ? Et si c’était toi, leur prochaine cible ?
De ma main libre, j’ai caressé sa tête.
— Il faisait noir. Tu avais peur. Tout allait si vite. Tu as probablement mal compris.
— Je ne pourrais pas supporter que quelqu’un d’autre soit agressé. Promets-moi de faire attention, Tempe !
— Et comment ! Tu peux compter sur moi !
J’ai souri, malgré la trépidation qui s’emparait de moi.
À la sortie de l’hôpital, nous sommes allés déjeuner au comedor de l’hôtel Paisaje, tout près de la Plaza Central. Nous avons débattu de ce que Molly nous avait raconté et sommes convenus que cela méritait d’être porté à la connaissance de la police. Nous avons donc fait un détour par le commissariat de Sololá avant de reprendre la route pour Guatemala.
Le responsable de l’enquête n’avait rien de neuf à nous apprendre. Il a consigné nos dépositions, mais il était clair qu’il accordait peu de foi aux souvenirs de Molly. Nous n’avons pas fait état de sa référence à un inspecteur.
Trajet de retour sous un ciel gris. Brume légère comme des embruns sur les hauteurs, et brouillard épais dans les vallées. À croire qu’il avait dévoré le monde alentour.
De même qu’à l’aller, nous avons peu parlé. Les pensées s’entrechoquaient dans mon cerveau, et toutes s’achevaient sur un point d’interrogation.
Qui avait tiré sur Carlos et sur Molly ? Et pourquoi ? Pour la détrousser, comme le supposait la police ? Mais dans ce cas, pourquoi n’avaient-ils pas pris son passeport ? Un passeport américain, ça vaut de l’or dans ce pays ! Pourquoi la police s’accrochait-elle à ce mobile de vol ? Quelles raisons avait-elle de réfuter les autres ?
Se pouvait-il que Molly ait raison et que l’agression ait eu pour objectif d’empêcher l’enquête sur le massacre de Chupan Ya ? Quelqu’un se sentait-il menacé par des révélations ?
Molly maintenait que ses attaquants avaient prononcé le nom de Brennan. Je ne connaissais qu’une personne le portant : moi. Que cherchaient à obtenir ces gens à travers moi ? Serais-je leur prochaine victime ?
Et qui était cet inspecteur dont ils avaient parlé ? La police était-elle simplement réticente à mener l’enquête, ou avait-elle pris part au crime ?
À plusieurs reprises, je me suis surprise à surveiller le rétroviseur latéral.
Au bout d’une heure de trajet, j’ai fermé les yeux. J’étais debout depuis cinq heures du matin, mon cerveau marchait au ralenti et mes paupières pesaient des tonnes. Et puis il y avait le bercement de la jeep et le vent sur mon visage. Malgré mon angoisse, j’ai sombré dans le sommeil.
Un inspecteur, avait dit Molly. Un inspecteur de quoi ? Des bâtiments, des services agricoles, de la voirie ? Des services des eaux ? Des eaux d’égout ?
Eaux d’égout.
Fosse septique.
Je me suis redressée sur mon siège comme un diable qui jaillit de sa boîte.
— Et si ce n’était pas du tout un inspecteur ?
Mateo m’a jeté un coup d’œil.
— Et si Molly n’avait pas entendu un nom mais plusieurs ?
— Señor Inspecteur ?... Señor Specter ? a émis Mateo dans la nanoseconde.
— Exactement.
Maintenant, j’étais bien heureuse que Galiano ait mis Mateo au courant pour Chantal Specter.
— Vous pensez vraiment qu’ils parlaient d’André Specter ?
— Peut-être que l’agression est liée d’une façon ou d’une autre à la fille de l’ambassadeur.
— Mais pourquoi abattre Carlos et Molly ?
— Ils l’auront prise pour moi. Nous sommes toutes les deux américaines, de taille à peu près identique, et nous avons la même couleur de cheveux.
Seigneur ! Cela me paraissait tout à coup parfaitement plausible.
— C’est peut-être pour ça que mon nom a été prononcé.
— Galiano vous a mis sur l’affaire du Paraíso une semaine après que Carlos et Molly ont été agressés.
— Peut-être que quelqu’un avait eu vent de ses intentions et voulait empêcher qu’il les mette à exécution ?
— Qui aurait pu le savoir ?
Nouveau flash de Galiano au restaurant Gucumatz. J’ai frissonné.
— ¡ Maldicion ! s’est écrié Mateo, une minute plus tard, les yeux rivés sur le rétroviseur.
J’ai jeté un coup d’œil dans celui de côté.
Du rouge palpitait dans la brume derrière nous. Une sirène résonnait au loin. Intermittente, mais indubitable.
Les yeux de Mateo faisaient des allers-retours du rétroviseur au pare-brise. Les miens restaient fixés sur le rétroviseur latéral.
Une voiture de police nous suivait. Sa lumière était à présent un tourbillon rouge, et sa sirène hululait de façon ininterrompue.
Mateo s’est rabattu sur la droite.
La voiture fonçait droit sur nous. L’intérieur de la jeep est devenu un tournoiement cramoisi. La sirène hurlait toujours. Mateo gardait les yeux droit devant lui. Je me suis mise à fixer une tache de rouille sur le tableau de bord.
La voiture de police a fait un écart à gauche, nous a doublés et s’est évanouie dans la brume.
Mon cœur n’a ralenti que lorsque nous nous sommes retrouvés à l’intérieur de la FAFG, le portail fermé à clef.
Galiano n’était pas disponible quand je l’ai contacté. Il m’a rappelée dans les minutes suivantes. Il était coincé jusqu’à ce soir, mais mourait d’envie de savoir ce que j’avais appris à Sololá. Il a proposé un dîner à Las Cien Puertas : bouffe super, prix modérés, bonne musique latino. À croire qu’il avait des actions dans la boîte.
J’ai passé les trois heures suivantes à travailler sur les victimes de Chupan Ya et suis rentrée à mon hôtel vers les six heures et quart, complètement déprimée. La disparition absurde d’un si grand nombre de gens me bouleversait. La mort ne me lâcherait-elle donc jamais ?
Tout en me changeant, je me suis forcée à penser à autre chose.
Galiano.
Où étaient donc sa femme et son jeune Alejandro ?
J’ai mis du désodorisant et tapoté un peu de rouge sur mes joues.
Est-ce que je l’éloignais de sa famille ?
Ridicule. Ce dîner était strictement professionnel.
Vraiment ?
S’il avait lieu à cette heure-là, c’était pour des raisons d’emploi du temps. Parce que nous étions tous les deux occupés pendant les heures de travail.
J’ai trouvé le mascara au fond de ma trousse de maquillage.
Ces dîners avec Galiano étaient-ils vraiment justifiés ?
Des dîners d’affaires, simplement.
Dans ce cas, à quoi bon le Rimmel ?
J’ai remis l’applicateur dans son tube et jeté le tube inutile dans ma trousse.
Galiano est passé me prendre à sept heures.
Le restaurant se trouvait sous une arcade typique de la zone 1. Sa grandeur coloniale et sa dignité des temps jadis avaient depuis longtemps cédé la place aux graffitis. Mais si la peinture s’écaillait, la nourriture était excellente. Galiano ne m’avait pas raconté de bobards.
Tout en mangeant, je lui ai détaillé ma visite à Sololá. Que Molly ait pu être prise pour moi lui a paru tout à fait concevable et il a insisté pour que je prenne des mesures de sécurité. Je n’ai pas discuté. J’ai même promis de rester vigilante. Il m’a suggéré de porter une arme et a proposé de m’en fournir une. J’ai refusé, me prétextant nulle au tir. En vérité, les pistolets m’effrayent davantage que la perspective d’être attaquée par des inconnus. Mais cela, je ne l’ai pas dit.
Galiano a convenu qu’empêcher les recherches à Chupan Ya pouvait avoir été le motif de l’agression. Cependant, si tel était le cas, une seconde attaque lui paraissait douteuse, maintenant que l’exhumation était achevée. Il m’a recommandé néanmoins de ne pas me rendre dans des endroits déserts. Recommandé ? Non, il a insisté.
Quant à ma théorie sur Specter, elle ne l’a pas convaincu. J’ai argumenté :
— Pourtant, ça expliquerait qu’on m’interdise d’analyser les restes découverts au Paraíso.
— Comment ça ?
— Parce que quelqu’un fait pression sur Díaz.
— Qui donc ?
— Je ne sais pas.
— Et pour quelle raison ?
— Je ne sais pas...
Son scepticisme m’a énervée. À moins que ce soit ma propre incapacité à fournir les réponses.
Sans aucune raison, j’ai repensé à mon trébuchement de l’autre jour. La mémoire tactile existe-t-elle ? Ma joue avait-elle vraiment frémi en reposant sur la poitrine de Galiano ?
Bien sûr que non !
Je l’ai écouté en silence me faire le point sur le meurtre de Claudia de la Aida. Il parlait un anglais sans accent, mais avec une cadence latine. J’aimais sa voix. J’aimais son visage tordu. J’aimais la façon dont il me regardait. J’aimais son apparence.
Le boulot, Brennan ! Tu es une scientifique, pas une écolière.
J’ai attrapé la note au moment où elle arrivait et j’ai fourré mon American Express dans la main du serveur. Galiano n’a pas objecté.
Dans la voiture, il s’est assis, le corps tourné vers moi, un coude posé sur l’appui-tête.
— Qu’est-ce qui vous turlupine ?
Une enseigne en néon striait son visage d’estafilades intermittentes, bleues puis jaunes.
— Rien.
— Vous vous comportez comme si vous veniez d’apprendre que quelqu’un veut vous descendre.
— Remarque pénétrante.
Mais diagnostic erroné, ai-je pensé tout bas.
— Et moi, je suis un mec sensible.
— Vraiment ?
— J’ai lu Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus7.
— Hmm.
— Et aussi Sur la route de Madison8.
Il a passé le pouce sur le coin de ma bouche. J’ai détourné la tête.
— Et j’ai pris des notes.
— Que fait Mme Galiano ce soir ?
L’espace d’un instant, il a paru interloqué. Puis il a éclaté de rire.
— Elle est avec son mari, je présume.
— Vous êtes divorcé ?
Galiano a hoché la tête. Il a soulevé mes cheveux et passé le doigt sur le bas de mon cou. Ça m’a laissé une sensation de brûlure.
— Et Ryan par rapport à vous ?
— Une relation de travail.
C’est vrai que nous travaillions ensemble.
Galiano s’est penché vers moi. J’ai senti son souffle chaud et humide sur ma joue. Puis sa bouche a glissé derrière mon oreille. Sur mon cou, sur ma gorge. Doux Jésus ! il prenait mon visage entre ses mains. Ses lèvres ont trouvé les miennes. J’ai senti une odeur d’homme, de coton, un parfum acidulé comme le citron. Le monde a basculé au ralenti.
Galiano a déposé un baiser sur ma paupière gauche, puis sur la droite et...
Son portable a poussé des cris d’orfraie.
D’un coup, nous nous sommes écartés.
Il a arraché le téléphone de sa ceinture et a pris la communication, une main toujours enfouie dans mes cheveux.
— Galiano. (Pause.) Ay, Dios.
J’ai retenu mon souffle.
— Quand ?
Une plus longue pause.
— L’ambassadeur est au courant ?
J’ai fermé les yeux. Mes doigts se sont crispés en boule.
— Où sont-elles maintenant ?
Seigneur, pitié. Pas un autre cadavre !
— Ouais.
Il a raccroché. Sa main dans mes cheveux est tombée sur mon épaule. Pendant un moment, il s’est contenté de me regarder de ses bons yeux de chien, humides et brillants dans la pénombre de la voiture.
— Chantal Specter ?
Je pouvais à peine poser la question.
Il a hoché la tête.
— Morte ?
— Arrêtée, hier soir à Montréal.