9.

Visiblement, c’était mon jour pour les fleurs, car au retour du dîner un bouquet de la taille d’une Coccinelle Volkswagen m’attendait dans ma chambre. La carte était typique de Ryan.

Des fosses remplies de mercis nullement sceptiques pour tous (n)os souvenirs.

J’ai ri pour la première fois depuis plus d’une semaine.

Après avoir pris une douche, je me suis étudiée dans le miroir de la salle de bains avec la même sévérité que si j’avais regardé une inconnue dans la rue. J’ai vu une femme d’âge moyen avec un nez délicat et de jolies pommettes, des rides en étoiles au coin des yeux et un menton qui tenait encore la rampe. Une marque de varicelle au-dessus du sourcil gauche, des fossettes asymétriques.

Écartant ma frange, j’ai tiré la peau de mon front vers les oreilles. Mes cheveux fins étaient d’un blond qui avait viré au châtain et galopait maintenant vers le gris. Rien à voir avec les épais cheveux dorés de ma sœur Harry. Les sprays et gels censés donner du volume étaient bien la dernière de ses préoccupations alors que, moi, je dépensais des mille et des cents rien qu’en mousse.

Pendant un moment, je me suis regardée droit dans les yeux. Des iris verts, des cernes violets et un regard las. Oh, un sillon tout neuf sous mon sourcil gauche ! Serait-ce l’éclairage ? Un pas à droite, un demi-pas en arrière. La ligne était bel et bien là. Génial ! Une semaine au Guatemala et j’avais dix ans de plus. Était-ce l’inquiétude née de ma conversation avec Galiano ?

J’ai pressé du dentifrice sur ma brosse à dents et j’ai attaqué les molaires supérieures. Quel était son but en me tenant ce discours au Gucumatz ? M’inciter à la prudence ?

En revenant à pied, nous avions parlé presque tout le temps de l’affaire de la fosse septique. Galiano n’avait pas grand-chose de nouveau à m’apprendre. Sa visite à la clinique de l’APROFAM dans la zone 1, le planning familial local, n’avait rien donné. Idem pour la clinique privée Mujeres por Mujeres. À contrecœur, la doctoresse Maria Zuckerman avait fini par accepter de vérifier son fichier de patientes. Elle avait trouvé deux dames Eduardo, Margarita et Clara, toutes deux âgées de plus de trente ans. Pas de Lucy Gerardi, de Claudia de la Aida ou de Chantal Specter. Si l’une d’elles était venue à la consultation, c’était sous un faux nom.

Pas de quoi s’étonner.

De plus, les rendez-vous non suivis de visite étaient chose courante. Ou alors les femmes venaient une ou deux fois et on ne les revoyait plus. Un grand nombre était dans la même tranche d’âge que la jeune fille de la fosse, et beaucoup étaient enceintes. En l’absence de photo ou de description, le Dr Zuckerman s’était opposée à ce que son personnel subisse la « tracasserie » d’un interrogatoire.

Galiano avait demandé une liste de toutes les patientes qui avaient téléphoné ou avaient été examinées au cours de l’année. Comme de juste, le médecin avait refusé, invoquant le secret médical. Le policier avait l’intention de demander une commission rogatoire dès qu’il aurait réuni davantage d’éléments.

Tout en me rinçant la bouche, j’ai senti la culpabilité monter en moi. Si j’avais fait un prélim’ plus approfondi au Paraíso, nous aurions au moins une description précise de la victime.

J’avais aussi interrogé Galiano sur l’agression de Carlos et de Molly. Il en avait vaguement entendu parler, car c’étaient les autorités de Sololá qui étaient chargées de l’enquête. Il m’a promis de se renseigner.

J’ai étalé de la crème sur mon visage.

Nous avions également parlé d’Andrew Ryan. J’avais expliqué son travail à la Sécurité du Québec, et Galiano m’avait raconté certains souvenirs de leurs jeunes années.

En partant, il m’avait indiqué que son coéquipier irait voir les Eduardo et les de la Aida le lendemain matin, et que lui-même s’occuperait des Gerardi et des Specter. La découverte au Paraíso justifiait ces visites dominicales.

J’avais insisté pour l’accompagner, arguant que cela n’entrait pas dans le cadre des activités dangereuses et qu’un œil extérieur pouvait se révéler utile. Il n’avait pas paru convaincu, mais il avait accepté.

J’ai éteint la lumière, ouvert mes fenêtres le plus grand possible, réglé mon réveil à l’heure fixée et je me suis couchée.

J’ai dû rester des heures à écouter les bruits de la circulation et de l’hôtel en regardant les rideaux se gonfler sous le vent, avant de m’endormir, la tête sous l’oreiller. J’ai rêvé de Ryan et de Galiano faisant la fête dans les Provinces maritimes.

 

Galiano est passé me prendre à huit heures. Mêmes bonjours, mêmes lunettes noires.

Au cours d’un petit déjeuner rapide, il m’a expliqué qu’il comptait mettre la pression sur Mario Gerardi, le frère aîné de Lucy. J’ai voulu savoir pourquoi.

— Mauvaises vibs.

— C’est courant.

Ce qui ne l’était pas –  ou plus  –, c’était cette expression. Je n’avais pas dû l’entendre depuis que les Beach Boys avaient quitté le box-office.

— Il y a quelque chose en lui qui me chiffonne.

— Ses chaussettes ?

— Parfois, il faut suivre son instinct.

Ça, je ne pouvais le nier.

— Il fait quoi, ce Mario ?

— Il glande.

— Des études ?

— Il a déjà un diplôme de physique de Princeton.

Galiano a saucé ce qui restait de ses œufs et de ses haricots avec sa tortilla.

— Ce n’est donc pas un imbécile. Que fait-il, maintenant ?

— Il essaie de résoudre la constante de Planck, j’imagine.

— Le détective Galiano s’y connaît en physique quantique. Je suis impressionnée.

— Mario est riche et beau garçon. C’est le tombeur de ces dames.

— Le détective Galiano a également des connaissances en littérature. Passons au point suivant. Pourquoi Bat n’aime-t-il pas le jeune Mario ?

— Ce sont ses chaussettes, vous l’avez dit vous-même.

— Bizarre, non, que Lucy et Chantal aient disparu pratiquement en même temps.

— Curieux, même.

Ignorant mes protestations, Galiano s’est emparé de la note et l’a réglée. Départ pour la zone 10.

Avenida de la Reforma, on avançait à la vitesse d’un escargot. Nous sommes restés bloqués dix bonnes minutes près du jardin botanique de l’université San Carlos. Je me suis imaginé Lucy Gerardi marchant sur le trottoir, ses longs cheveux bruns encadrant son visage. Que s’était-il donc passé ce jour-là ? Pourquoi était-elle allée au jardin botanique ? Pour y retrouver quelqu’un ? Pour réviser ? Pour rêver à des rêves de jeune fille qu’à présent elle ne réaliserait plus ? Le cadavre confisqué par Díaz était-il le sien ?

En proie à un nouvel accès de culpabilité, je me suis tournée vers la fenêtre.

— Pourquoi commence-t-on par les Gerardi ?

— Mme l’ambassadrice ne se lève pas avec les poules.

J’ai dû avoir l’air surpris, car il a enchaîné :

— Je suis d’avis qu’il faut être ferme sur les questions importantes et savoir glisser sur le reste. Si Sa Seigneurie aime dormir, qu’elle dorme ! En outre, je veux être sûr que papa Gerardi sera là quand nous arriverons.

Tout de suite après l’ambassade américaine, Galiano a tourné dans une étroite rue ombragée et s’est arrêté.

La demeure des Gerardi se dressait au centre d’une pelouse parfaitement tondue et entourée de haies taillées au cordeau. Un chemin dallé, bordé de part et d’autre de fleurs multicolores, menait du trottoir à la maison.

Une allée longeait la propriété sur la droite. La Mercedes ¡500 S et la Jeep Grand Cherokee de rigueur y étaient garées. À gauche, un petit enclos avec un schnauzer de la taille d’une marmotte d’Amérique, qui courait d’un bout à l’autre de sa chaîne en aboyant comme un fou.

— Je suppose que ça peut passer pour un chien, a admis Galiano en appuyant sur la sonnette.

La porte s’est ouverte sur un homme grand et maigre aux cheveux argentés, portant lunettes à monture noire, costume sombre, chemise d’un blanc éclatant et cravate en soie jaune. Tenue bien formelle pour un dimanche matin.

— Buenos días, señor Gerardi, a lancé Galiano.

Le menton du maître des lieux s’est relevé légèrement. Son regard a glissé vers moi.

— Le Dr Brennan est l’anthropologue qui collabore à l’affaire concernant votre fille.

Gerardi s’est reculé et nous a invités à entrer. Puis il nous a précédés le long d’un couloir carrelé de tomettes rutilantes jusqu’à un bureau lambrissé.

Tapis de Beshir. Table en noyer. Objets de valeur disposés avec goût sur des étagères en acajou. Quelle que soit sa profession, ce monsieur avait un salaire confortable.

À peine avions-nous pénétré dans la pièce qu’une femme s’est encadrée dans la porte. Obèse et les cheveux couleur feuilles mortes.

— Buenos días, señora Gerardi, l’a saluée Galiano.

La señora l’a considéré avec le regard craintif et dégoûté qu’elle aurait eu en découvrant un scorpion dans son lavabo.

Gerardi s’est adressé à son épouse dans un espagnol si rapide que je n’ai pas compris un traître mot. Il ne l’a pas laissée répondre.

— ¡Por favor, Edwina !

La señora Gerardi s’est tordu les poignets. Sous sa peau rose et boursouflée, les articulations faisaient de petits ronds blancs. L’indécision se lisait dans ses yeux. J’ai cru un moment qu’elle allait se rebiffer. Mais non. Elle s’est seulement mordu la lèvre inférieure et s’est retirée.

Le señor Gerardi a désigné les fauteuils en cuir devant son bureau.

— S’il vous plaît.

Je me suis assise. Le cuir sentait la Jaguar neuve. Du moins à ce qu’il me semblait, n’ayant jamais eu l’heur de monter dans ce carrosse.

Galiano est resté debout. Gerardi aussi. Les deux bras le long du corps, raides comme des piquets.

— À moins que vous n’ayez des nouvelles à me transmettre, cette réunion n’a pas lieu d’être.

— Un cadavre vous paraît-il un motif suffisant ?

Galiano n’était pas à prendre avec des pincettes.

Notre hôte n’a pas réagi.

— Lucy aurait-elle eu des raisons de se trouver dans la zone 1 ? a demandé Galiano.

— J’ai clairement explicité dans mes déclarations que ma fille ne fréquentait pas les lieux publics. Elle allait... (Ses lèvres se sont pincées et il a repris :) Elle va à l’école, à l’église et à notre club.

— Vous rappelez-vous des noms d’amis qu’elle aurait pu mentionner ? Des camarades d’université ?

— J’ai déjà répondu à cette question. Ma fille n’est pas frivole.

— Lucy était-elle proche de Chantal Specter ?

— Elles se voyaient de temps en temps.

— Que faisaient-elles quand elles étaient ensemble ?

— Tout cela est dans mes déclarations.

— C’est bien, mettez-moi de mauvaise humeur !

— Elles révisaient leurs cours, allaient au cinéma, à la piscine, au tennis. L’ambassadeur et moi appartenons au même club.

— Où est votre fils, señor Gerardi ?

— À une leçon de golf.

— Hmm. Est-ce que Chantal Specter passait du temps chez vous ?

— Laissez-moi mettre les choses au clair. Malgré la position de son père, je n’encourage pas ma fille à fréquenter la demoiselle Specter.

— Pourquoi ?

Gerardi a marqué une hésitation.

— Chantal Specter est une personne perturbée.

— Perturbée ?

— Je ne trouve pas qu’elle ait une bonne influence sur ma fille.

— Et les garçons ?

— Je ne permets pas à ma fille de sortir.

— J’imagine qu’elle en est ravie.

— Ma fille ne remet pas en question mes décisions.

Lucy, sale merdeux froid et prétentieux ! Ta fille s’appelle Lucy !

— Vous êtes-vous rappelé quelque chose depuis notre dernier entretien ? a demandé Galiano.

— Je ne sais rien que vous ne sachiez déjà. Je vous l’ai dit clairement au téléphone.

— Et moi, je vous ai dit clairement que je voulais parler à Mario aujourd’hui.

— Ces leçons de golf sont prévues des semaines à l’avance.

— Je m’en voudrais de compromettre les progrès de votre fils.

Gerardi a réprimé un mouvement de colère avec difficulté.

— Franchement, détective, je comptais sur une avancée. L’affaire traîne depuis bientôt quatre mois. La pression est insupportable pour ma femme et mon fils. Quant à l’agression perpétrée à l’encontre de nos animaux domestiques, elle était tout simplement monstrueuse.

Allusion à la collecte de poils effectuée par la police, ai-je supposé tandis que Galiano rétorquait :

— Je ne manquerai pas de présenter mes excuses à votre schnauzer.

— Ne prenez pas cet air fanfaron avec moi, détective, a jeté Gerardi en se penchant par-dessus la table, son visage à quelques centimètres de celui de Galiano.

— Et vous, señor, ne me sous-estimez pas !

Ayant reculé de quelques pas, Galiano a ajouté, en regardant le maître de maison droit dans les yeux :

— Je retrouverai Lucy. Avec ou sans votre aide.

— J’ai pleinement coopéré, détective. Je n’apprécie pas vos sous-entendus. Personne n’est plus inquiet que moi pour ma fille.

Une horloge a égrené l’heure quelque part dans la maison. Pendant les dix coups, personne n’a dit un mot. C’est Galiano qui a rompu le silence :

— Une pensée me taraude depuis mon arrivée.

Gerardi a conservé un visage fermé comme une porte.

— Je vous ai dit qu’un cadavre avait refait surface, et vous n’avez pas manifesté plus d’intérêt que si je vous annonçais la météo.

— Je suppose que si ce squelette avait eu un quelconque rapport avec ma fille, vous me l’auriez dit.

— Il semble que vous ayez supposé bien des choses à propos de votre fille.

— Cette personne que vous avez retrouvée est-elle effectivement ma fille ? a articulé Gerardi, la lèvre supérieure blanche de rage.

Galiano n’a pas répondu.

— Visiblement, vous ne le savez pas.

Non, nous ne le savions pas. Et cela, parce que je m’étais laissé intimider par une paire de lunettes roses !

Gerardi a réussi à aligner ses vertèbres selon un axe encore plus rectiligne.

— Il est temps que vous quittiez mon toit.

— Buenos días, señor Gerardi. Regresaré. Je reviendrai.

Galiano m’a fait un signe et s’est dirigé vers la porte. Je me suis levée et je l’ai suivi.

 

— ¡ Hijo de la gran puta !

Galiano a vainement tenté de régler la radio sur une station audible. J’ai demandé :

— Qu’est-ce que vous pensez de lui, au fond ?

— C’est un connard pompeux, dominateur, et qui a toujours raison.

— Rien que ça !

— Quel père faut-il être pour considérer que l’amitié à l’adolescence est synonyme de frivolité ?

La voix de Galiano distillait le mépris.

— Tout à fait mon avis. Que fait donc ce papa pour s’offrir une Mercedes et des Beshir ?

— C’est le plus grand concessionnaire automobile du pays.

Nous roulions vers la résidence de l’ambassadeur et je devais me retenir au tableau de bord dans les virages.

— Et pourtant, ce salaud a raison. (Du revers de la main, j’ai essuyé la trace laissée par mon index.) Nous ne savons rien de rien sur ce cadavre.

— Pour l’instant.

Nouvelle trace sur le tableau de bord.

— Vous pensez que Lucy était aussi obéissante que son père le croit ?

— Allez savoir ? a répondu Galiano en haussant les épaules et les sourcils, une main tournée en l’air –  geste très français pour un flic du Guatemala. L’expérience nous enseigne que les enfants ne le sont presque jamais.

Deux autres marques de doigts.

Derrière la vitre de la portière, les arbres défilaient. Après plusieurs virages, nous avons tourné dans une rue bordée de vastes jardins entretenus dans les règles de l’art. Des grandes demeures, on n’apercevait que les tuiles des toits.

— Quoi qu’il en soit, Gerardi a probablement raison sur un point, a déclaré Galiano.

— Lequel ?

— Chantal Specter.

 

L’ambassadeur et sa famille vivaient cachés non seulement derrière des haies identiques à celles qui entouraient la propriété des Gerardi, mais également derrière une enceinte électrifiée et un monumental portail roulant en fer forgé, protégé par un bataillon de gardes en uniforme.

Galiano a tenu son badge en évidence contre la fenêtre. Un garde s’est penché pour l’examiner. Puis il est rentré dans le poste de contrôle, et le portail s’est ouvert.

Un large détour en demi-cercle nous a conduits à l’entrée de la demeure. Là, un second garde a vérifié une nouvelle fois l’identité de Galiano. Satisfait, il a sonné à la porte et nous a confiés à un domestique. Lequel a déclaré, en nous regardant sans nous voir :

— Veuillez me suivre. Mme Specter vous attend.

Décor identique à celui que nous venions de quitter.

Bureau lambrissé, carrelage de prix, mobilier et objets d’art de valeur, tapis persan Bakhtiar.

L’entretien, en revanche, s’est déroulé de façon diamétralement opposée.

Mme Specter s’est avancée pour nous saluer. Nuage à la Issey Miyake, cheveux cuivrés, lèvres et ongles rouge de Chine, sandales jaune tournesol et tailleur-pantalon en soie assortie. Le tissu d’une légèreté arachnéenne ondulait le long de son corps.

— Détective Galiano, c’est toujours un plaisir de vous voir, bien que j’eusse préféré vous rencontrer en d’autres circonstances, naturellement.

Accent français.

— Comment allez-vous, madame Specter ?

Dans la main brune de Galiano, les doigts de l’ambassadrice avaient quelque chose de fantomatique.

— Bien, je vous remercie. (Elle a tourné son sourire vers moi, un sourire de commande.) Est-ce la dame dont vous avez parlé ?

— Tempe Brennan, me suis-je présentée.

Les ongles rouge de Chine se sont tendus vers moi.

— Je vous remercie infiniment de prêter votre concours aux autorités de ce pays. Cela signifie tant pour mon mari et pour moi-même.

— J’espère ne pas vous décevoir.

— Mais je suis d’une grossièreté achevée, pardonnez-moi ! (Une main sur le cœur, l’ambassadrice a désigné des sièges à l’autre bout de la pièce.) Je vous en prie, asseyons-nous.

Toutes les persiennes étaient tirées et leurs lamelles en bois d’au moins neuf centimètres de large ne laissaient pas filtrer le soleil du matin.

— Prendrez-vous du thé ou du café ?

Nous avons tous les deux décliné.

— Alors, détective. Dites-moi que vous m’apportez de bonnes nouvelles.

— Je crains fort que non, madame, a répondu le policier d’une voix douce.

L’ambassadrice a pâli. Son sourire a vacillé, mais s’est maintenu.

— Rassurez-vous, s’est-il empressé d’ajouter. Je n’en ai pas de mauvaises pour autant. Je passais juste voir comment vous alliez, vérifier certains détails et savoir si quelque chose vous était revenu en mémoire depuis notre dernière conversation.

Elle a laissé retomber sa main sur l’accoudoir et s’est autorisée à toucher du dos le dossier.

— J’ai essayé, vraiment, mais rien ne m’est revenu en tête en dehors de ce que je vous ai déjà dit.

Malgré tous ses efforts, son sourire s’est effacé. Elle s’est mise à tirer sur des fils dans la tapisserie du siège, près de son genou.

— Je passe des nuits entières à tenter de me remémorer les événements de cette dernière année. Je... C’est difficile de l’admettre mais, à l’évidence, bien des choses se sont passées sous mes yeux sans que je les remarque.

— Chantal traversait une passe difficile. (Le ton de Galiano était à une galaxie de celui qu’il avait employé avec Gerardi.) Comme vous me l’avez dit, elle se montrait moins ouverte qu’auparavant avec vous et votre mari.

— J’aurais dû être plus à l’écoute.

Le halo roux de ses cheveux faisait ressortir sa pâleur. Son ongle laqué tiraillait la tapisserie du siège comme s’il était actionné par un moteur indépendant de sa volonté.

Je souffrais pour elle, j’ai voulu la soulager.

— Ne vous blâmez pas, madame Specter. Qui peut se vanter de contrôler pleinement ses enfants ?

Ses yeux se sont posés sur moi. Des yeux d’un vert brillant malgré la pénombre, probablement dû à des lentilles de contact de couleur.

— Avez-vous des enfants, Dr Brennan ?

— Une fille, étudiante à l’université. Je sais combien les adolescents peuvent être difficiles.

— Oui.

— Pouvons-nous revoir certains détails, madame Specter ? a demandé Galiano.

— Si cela peut vous aider.

Il a sorti son calepin et commencé à vérifier des noms et des dates. Pendant tout cet échange, Mme Specter n’a cessé de triturer les fils du siège, l’un après l’autre, tordant, lissant, grattant jusqu’à ce qu’ils rebiquent tous en l’air.

— La première arrestation de Chantal a eu lieu il y a un peu plus d’un an, en novembre.

— Oui.

— Du mois d’août au mois de décembre de l’année dernière, Chantal a suivi un traitement de désintoxication au Canada.

— Oui.

— Où cela, exactement ?

— Dans un centre spécialisé près de Chibougamau.

À ces mots, j’ai sursauté nerveusement et cessé de fixer les fils qui retombaient un à un pour jeter un coup d’œil à Galiano. Il n’a pas réagi.

— C’est au Québec ?

— Oui, à plusieurs centaines de kilomètres au nord de Montréal. C’est plutôt une sorte de camp de sport.

Je connaissais la région pour m’y être rendue une fois à l’occasion d’une exhumation. Vue d’avion, la forêt était si dense qu’on aurait dit un immense brocoli.

— On y enseigne aux jeunes à voir ce qui relève de leur propre responsabilité dans leur problème de dépendance. C’est difficile, parfois. Mais mon mari et moi avons pensé que la méthode du « qui aime bien châtie bien » était celle qui convenait en la circonstance. (Version blême du sourire diplomatique.) L’endroit étant loin de tout, on est certain que les participants suivent la thérapie jusqu’au bout.

L’interrogatoire de Galiano s’est prolongé encore plusieurs minutes. Je me concentrais sur les ongles carmin. Finalement, il a demandé :

— Avez-vous des questions à me poser, madame Specter ?

— Savez-vous le nom de la victime découverte hier ?

Galiano est resté de marbre. Que l’épouse d’un ambassadeur soit bien informée n’était pas pour l’étonner.

— Je m’apprêtais justement à évoquer ce point. Toutefois, il y a peu à en tirer tant que le Dr Brennan n’aura pas achevé ses analyses.

Elle s’est tournée vers moi :

— Y a-t-il quelque chose que vous puissiez me dire ? s’est-elle écriée.

J’ai hésité. Comment faire des commentaires à partir de photos et d’une inspection superficielle de la fosse ?

— Juste un petit quelque chose.

Son ton était suppliant. Mon cœur de mère luttait avec mon cerveau de scientifique. Et si c’était ma Katy qui avait disparu ?

— Je doute que ce corps soit celui de votre fille.

— Pourquoi cela ?

Si la voix demeurait calme, le mouvement des doigts allait bientôt franchir le mur du son.

— Je ne crois pas que cette personne soit d’origine caucasienne.

Ses yeux vert électrique étaient plantés dans les miens. Je voyais ses pensées danser la sarabande dans sa tête.

— Guatémaltèque alors ?

— Probablement. Mais tant que je n’ai pas fini mon examen, ce n’est guère plus qu’une impression.

— Quand l’aurez-vous fini ?

J’ai regardé Galiano.

— Nous avons rencontré un petit incident d’ordre administratif, a-t-il déclaré.

— À savoir ?

Et Galiano de rapporter l’intervention de Díaz.

— Pourquoi a-t-il agi de la sorte ?

— Ce n’est pas clair.

— J’en parlerai à mon mari.

Elle s’est de nouveau tournée vers moi.

— Vous avez du cœur, Dr Brennan, je peux le dire simplement à votre visage.

— Merci.

Elle a souri encore, très « madame l’ambassadrice ».

— Vous êtes sûre que je ne peux rien vous offrir à boire ? Une citronnade, peut-être ?

Galiano a décliné à nouveau. Je me suis laissé convaincre.

— Juste un verre d’eau si cela ne vous dérange pas.

— Mais pas le moins du monde.

Profitant de son absence, j’ai foncé jusqu’au bureau pour y découper un bout de scotch. Revenue à toute vitesse vers le fauteuil qu’occupait Mme Specter, j’ai appliqué puis décollé l’adhésif du siège. Galiano m’a regardée faire sans piper.

L’ambassadrice est revenue avec un verre de cristal rempli d’eau glacée, une tranche de citron à cheval sur le bord.

— Je suis désolée de n’avoir rien de plus à vous apprendre, détective, a-t-elle déclaré à Galiano pendant que je buvais. Je fais de mon mieux, vraiment, je vous assure.

Dans l’entrée, elle m’a demandé :

— Avez-vous une carte, Dr Brennan ?

J’en ai sorti une de mon sac.

— Merci. (De la main, elle a renvoyé un domestique qui se ruait vers nous.) Avez-vous un numéro où l’on puisse vous joindre ?

Étonnée, j’ai inscrit celui du portable que j’avais loué.

— S’il vous plaît, détective, retrouvez mon enfant, je vous en supplie !

La lourde porte de chêne s’est refermée sur nous.

Galiano n’a pas dit un mot jusqu’à ce que nous ayons réintégré la voiture.

— C’était quoi, votre petit numéro avec le scotch ?

— Vous avez vu le tissu ?

Il a pris le temps d’attacher sa ceinture et de démarrer.

— Une tapisserie d’Aubusson. Ça vaut un œil.

J’ai levé en l’air l’adhésif.

— Cet Aubusson a un manteau de fourrure.

La main encore sur la clef, il s’est tourné vers moi :

— Les Specter ont déclaré ne pas avoir d’animal de compagnie.