1.
— Je suis morte. Ils m’ont tuée, moi aussi.
Les paroles de la vieille femme m’ont frappée en plein cœur.
— S’il vous plaît, racontez-moi ce qui s’est passé ce jour-là.
Maria parlait si doucement que j’ai dû tendre l’oreille pour arriver à comprendre ce qu’elle disait en espagnol.
— J’ai embrassé les petits et je suis partie pour le marché. (Regard rivé au sol, voix dénuée d’expression.) Je ne savais pas que je ne les reverrais plus.
La traduction du k’akchiquel à l’espagnol et vice versa n’émoussait en rien l’horreur du récit.
— Quand êtes-vous rentrée à la maison, señora Ch’i’p ?
— ¿ A qué hora regresó usted a su casa, señora Ch’i’p ?
— Chike ramaj xatzalij pa awachoch, ixoq Ch’i’p ?
— Tard dans l’après-midi. Quand j’ai eu vendu tous mes haricots.
— Et votre maison était en feu ?
— Oui.
— Avec les enfants à l’intérieur ?
En réponse à la question posée par Maria Paiz (la jeune anthropologue), hochement de tête de la vieille Maya et de son fils âgé d’une quarantaine d’années. Des souvenirs trop horribles pour s’habiller de mots.
Dans mon cœur, je sentais la colère se heurter au chagrin comme les éclairs là-bas, à l’horizon.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— On les a enterrés dans le puits. Très vite, avant que les soldats reviennent.
Le visage de la vieille femme me faisait penser à du velours côtelé marron. Elle avait des mains calleuses, une longue tresse qui tirait sur le gris. Le carré de laine bizarrement plié sur sa tête et dont un coin battait, soulevé par le vent, était tissé dans des tons lumineux, rouge, rose, jaune et bleu, selon des motifs plus anciens que les montagnes alentour.
Elle ne souriait pas. Elle n’avait pas pour autant un visage buté, simplement un regard fixe qui ne cherchait pas à rencontrer le mien, même brièvement. Et c’était tant mieux, car je ne sais pas si j’aurais eu la force de supporter sa douleur. Peut-être le devinait-elle, et, pour cette raison, empêchait-elle ses yeux d’en entraîner d’autres dans l’enfer qui était le sien.
Ou peut-être se méfiait-elle. Peut-être que les horreurs qu’elle avait vues ne l’incitaient pas à regarder dans les yeux les gens qu’elle ne connaissait pas.
J’avais la tête qui tournait. J’ai retourné un seau et je me suis assise dessus.
J’étais à plus de deux mille mètres d’altitude à l’ouest du Guatemala, à Chupan Ya, un village au fond d’une gorge encaissée de cette région dite des Montagnes. À environ cent vingt-cinq kilomètres au nord-ouest de la capitale, Guatemala, au cœur d’une forêt luxuriante – un océan de vert parsemé de petites îles : les champs ou les parcelles cultivées. Çà et là, des terrasses construites par la main de l’homme dévalaient comme d’espiègles cascades le gigantesque damier des versants. Plus haut, accroché aux cimes, un voile de brume adoucissait les contours et prêtait au paysage une douceur à la Monet.
Spectacle d’une rare beauté, qui pouvait rivaliser avec les Grandes Montagnes Fumeuses, Gatineau, au Québec, sous la lumière du Nord, la barrière d’îles le long des côtes de Caroline, le volcan Haleakula à l’aube. La splendeur de l’environnement rendait encore plus cruelle la tâche pour laquelle j’étais là.
Mon travail d’anthropologue en médecine légale consiste à déterrer les morts afin de leur restituer leur identité. À faire en sorte que ces corps brûlés, momifiés, décomposés ou réduits à l’état de squelette ne restent pas ensevelis dans des fosses communes. Parfois l’examen n’aboutit qu’à une identification partielle : sexe, race, âge. D’autres fois, il fait apparaître des preuves concrètes grâce auxquelles l’identification supposée sera confirmée. Dans certains cas, il permet de révéler la façon dont ces personnes sont mortes. Ou les mutilations qu’ont subies leurs cadavres.
La mort est donc pour moi chose habituelle. Son odeur, sa vue, son idée même me sont familières. Sur le plan des émotions, mon métier m’a endurcie. J’ai appris à rester détachée.
Pourtant, quelque chose chez cette vieille femme faisait voler en éclats ma carapace.
Nouvelle vague de vertige. L’altitude, bien sûr.
Tête baissée, j’ai entrepris de respirer profondément.
Bien que rattachée aux services judiciaires de Caroline du Nord et à ceux du Québec, je me trouvais au Guatemala pour un mois. J’y étais venue en tant que volontaire, comme conseiller auprès de la FAFG, la Fundación de Antropología Forense de Guatemala, dont le travail consiste à localiser et identifier les restes des personnes disparues entre 1962 et 1996, au cours de ces guerres civiles qui furent parmi les conflits les plus sanglants de l’histoire de l’Amérique latine.
Depuis mon arrivée, une semaine plus tôt, j’avais appris bien des choses sur ces massacres perpétrés par l’armée guatémaltèque avec l’aide de groupes paramilitaires. Le nombre estimé de victimes se montait à cent ou deux cent mille, des paysans pour la plupart. Femmes et enfants se comptaient par milliers. Tués à l’arme à feu ou à la machette en général.
Rares étaient les villages où les gens avaient eu le temps de cacher leurs morts, comme ici, à Chupan Ya. Le plus souvent, les corps avaient été enterrés (sans aucun signe distinctif) dans des fosses communes ou jetés dans les rivières, quand ils n’étaient pas abandonnés sous les huttes ou les maisons en ruine. Aucune explication n’avait été fournie aux familles, aucune liste des disparus, aucun document officiel. La commission des Nations unies chargée de la clarification historique parlait de génocide du peuple maya.
Les familles et les voisins appelaient les absents des desaparecidos. Des disparus. Le FAFG tâchait de les retrouver ou, plutôt, de retrouver leurs restes. Et j’étais venue leur apporter mon soutien.
Ici, à Chupan Ya, c’était par un matin d’août 1982 que l’armée assistée de patrouilles civiles avait commis ses exactions. Craignant d’être accusés de collaboration avec la guérilla locale, les hommes du village s’étaient sauvés en disant aux femmes de se regrouper avec leurs enfants dans des fermes bien précises. Celles-ci avaient obtempéré, parce qu’elles avaient confiance dans l’armée, ou peut-être parce qu’elles la craignaient. Hélas, repérées par les soldats, elles avaient été violées des heures durant et massacrées ensuite avec leurs enfants. Toutes les maisons de la vallée avaient été brûlées.
Les survivants parlaient de cinq charniers. Dont ce puits devant lequel se tenait la señora Ch’i’p. À ce qu’on disait, vingt-trois femmes et enfants gisaient au fond.
La vieille Maya poursuivait son récit. Je pouvais voir derrière elle la structure que nous avions érigée trois jours plus tôt afin de protéger le site de la pluie et du soleil. Des sacs à dos et des appareils photo pendaient aux montants métalliques, et des bâches recouvraient l’ouverture du puits. Des caisses, des seaux, des pelles, des pics, des brosses et des récipients d’entreposage étaient éparpillés là où nous les avions laissés le matin.
Des piquets, plantés autour de l’excavation et reliés par une corde, créaient une frontière entre spectateurs et ouvriers. Trois membres de l’équipe de la FAFG étaient assis à l’intérieur de ce périmètre. De l’autre côté se massaient les villageois. Ils venaient chaque jour en silence nous regarder travailler.
Et puis il y avait les policiers qui nous avaient enjoints de stopper les recherches. De tout arrêter, alors que nous étions à deux doigts de mettre au jour des preuves tangibles. La terre remontée commençait à devenir plus friable et présentait des scories. Sa couleur acajou virait au gris typique des cimetières. Nous avions déjà retrouvé dans le tamis une barrette d’enfant. Des fragments de tissu. Une minuscule espadrille.
Seigneur ! La famille de cette vieille femme se trouvait-elle vraiment à quelques centimètres du niveau où nous avions été forcés de nous arrêter ?
Cinq filles et neuf petits-enfants. Abattus à bout portant, puis coupés en morceaux à la machette et brûlés dans leur maison avec les autres femmes et enfants du village. Comment pouvait-on supporter cela ? Qu’est-ce que la vie pouvait vous offrir après un tel drame, sinon une douleur sans fin ?
J’ai embrassé du regard la campagne environnante. On distinguait une demi-douzaine de fermes entre les arbres. Des murs de pisé, des toits de tuiles, de la fumée montant des feux. Des cours en terre battue avec les cabinets en planches, et un ou deux chiens efflanqués. Les plus riches avaient des poulets, un cochon décharné, une bicyclette.
Deux des filles de la señora Ch’i’p avaient habité le hameau de huttes sur le versant est, à mi-chemin du sommet. Une autre tout en haut, là où nous avions garé les véhicules de la FAFG. Toutes trois étaient mariées, mais la vieille mère ne se souvenait plus de leur âge. Celui de leurs bébés, oui : trois jours, dix mois, deux, quatre et cinq ans. Et puis elle avait encore deux filles de onze et treize ans qui vivaient avec elle.
Familles reliées par les sentiers de cette montagne autant que par les gènes. Cette vallée était tout leur monde.
Je me suis imaginé la señora Ch’i’p rentrant ce jour-là du marché, descendant peut-être ce même chemin de terre escarpé que nous empruntions chaque jour, matin et soir. Elle avait vendu ses haricots. Elle devait être contente.
Et soudain, l’horreur.
Vingt ans, ce n’est pas assez long pour oublier. Une vie entière ne suffirait pas.
Pensait-elle souvent à ses enfants ? Aujourd’hui, quand elle refaisait le trajet pour se rendre au marché, leurs fantômes l’accompagnaient-ils ? Se faufilaient-ils chaque soir derrière le tissu déchiré qui lui servait de rideau, lorsque le jour avait fui la vallée ? Quand ils venaient peupler ses rêves, lui apparaissaient-ils joyeux, tels qu’ils avaient été dans la vie, ou bien ensanglantés et carbonisés, tels qu’elle les avait retrouvés ?
Je sentais ma vue se brouiller. J’ai de nouveau laissé tomber ma tête et j’ai fixé le sol. Comment des hommes pouvaient-ils faire subir de telles horreurs à leurs semblables ? À des femmes, à des enfants seuls et sans défense ?
Au loin, le tonnerre a grondé. Des secondes, peut-être des années plus tard, l’interview s’est interrompue. Une question est restée en suspens dans les airs, sans traduction. J’ai relevé la tête. Maria et l’interprète fixaient la colline derrière moi. La señora Ch’i’p se tenait la joue d’une main, les doigts serrés en boule comme les nouveau-nés. Elle n’avait pas cessé de fixer ses sandales.
— Mateo est de retour, a lancé Elena Norvillo, membre de la FAFG pour la région d’El Petén, et elle s’est levée.
Je me suis retournée. Le reste de l’équipe observait de dessous la tente.
Deux hommes avançaient le long d’un des nombreux sentiers qui serpentaient jusqu’en bas de la gorge. Celui qui marchait en tête portait un coupe-vent bleu, un jean fané et une casquette marron ornée de l’inscription FAFG, impossible à déchiffrer d’aussi loin mais que je connaissais bien car les six que nous étions dans cette équipe d’excavation en portaient d’identiques. L’homme qui venait derrière était en costume-cravate et trimbalait une chaise pliante.
Le duo choisissait son chemin au milieu d’un pauvre champ où poussaient du maïs et une demi-douzaine d’autres plants, en prenant garde de ne rien endommager, un pied de haricots ici, un autre de pommes de terre là, nourriture sans grande valeur pour nous, mais ô combien précieuse pour la famille qui la possédait.
— Tu l’as ? a crié Elena quand ils n’ont plus été qu’à une vingtaine de mètres de nous.
Mateo a levé un pouce en l’air.
L’injonction de suspendre les travaux émanait d’un magistrat local, pour qui l’ordre d’exhumer ne pouvait être exécuté hors de la présence d’un juge – équivalent guatémaltèque de nos procureurs. N’en ayant pas trouvé sur les lieux le matin lorsqu’il était venu visiter le site, il avait ordonné l’arrêt immédiat des fouilles. Mateo s’était donc rendu à Guatemala dans l’espoir d’obtenir cassation de l’ordonnance.
Mateo a conduit son compagnon tout droit vers les deux agents de la police civile nationale en uniforme chargés de veiller au respect de l’arrêté et leur a montré un document. Le plus gradé des deux a repoussé en arrière le pistolet pendu à sa ceinture afin de se plonger dans la lecture du papier. Sa chevelure a miroité dans la lumière de la fin de journée quand il a baissé la tête. Son coéquipier, un pied en avant, affichait son ennui. Le gradé a échangé quelques mots avec le visiteur en costume puis, après un hochement de la tête, a restitué à Mateo l’autorisation de reprendre le travail.
Près du puits, Juan, Luis et Rosa se tapaient dans les mains en signe de victoire, sous les regards curieux des villageois silencieux. Mateo et son compagnon les ont rejoints. Elena leur a emboîté le pas. Quant à moi, je suis allée à la tente, non sans jeter en chemin un coup d’œil au couple formé par la señora Ch’i’p et son fils.
L’homme affichait un air buté, on sentait la haine sourdre de tous ses pores. Haine envers qui ? Envers ceux qui avaient massacré sa famille ? Envers nous qui débarquions d’un autre monde pour déranger les ossements des siens ? Envers des autorités qui siégeaient à des centaines de kilomètres et bloquaient notre effort minime de révéler la vérité ? Haine envers lui-même qui avait survécu à l’horreur ? Sa mère en revanche demeurait impassible. À croire que son visage était taillé dans le bois.
Mateo nous a présenté l’homme en costume : Roberto Amado, substitut du procureur à Guatemala. Sa présence, avait statué le juge, rendait l’exhumation exécutoire. Amado resterait donc avec nous à titre d’observateur pendant toute la durée des travaux et son constat permettrait à la cour de valider le travail accompli.
Amado a serré la main de tout le monde et s’est rendu dans le périmètre protégé. Là, il a déplié sa chaise et s’est assis. Mateo a commencé à répartir les tâches.
— Luis et Rosa, remettez-vous au tamis, s’il vous plaît, pendant que je creuserai avec Tempe. Juan, tu te charges du transport de la terre. Nous ferons des rotations, si nécessaire.
Mateo avait une petite cicatrice en forme de V sur la lèvre supérieure qui s’élargissait en U quand il souriait. En cet instant, le V était fin comme une aiguille.
— Elena, tu t’occupes de la documentation. Inventaire des ossements, inventaire des objets et catalogue photos. La moindre molécule doit être répertoriée.
— Où sont Carlos et Molly ? a demandé Elena.
Représentant d’une organisation de défense argentine des droits de l’homme, Carlos Menzes travaillait comme conseiller à la FAFG depuis sa création en 1992. Molly Carraway, elle, était une archéologue récemment débarquée du Minnesota.
— Ils conduisent une autre camionnette. Elle ne sera pas de trop pour remporter l’équipement et tout ce qu’on aura retrouvé. (Il a jeté un coup d’œil au ciel.) L’orage va éclater dans deux heures. Trois, avec de la chance. Essayons de retrouver ces gens avant qu’une autre connerie administrative ne nous tombe sur le poil.
Sur ce, Mateo a rangé l’arrêté de la cour dans son sac à dos et suspendu celui-ci à une barre transversale. C’est un homme aux yeux et aux cheveux noirs comme du jais. Son corps, trapu et court, évoque une prise d’eau pour incendie comme il y en a dans les rues des villes américaines. Aidé de Luis, il a entrepris de retirer les bâches qui recouvraient l’excavation. Les muscles de son cou et de ses bras se sont tendus jusqu’à ressembler à des tuyaux. J’ai réuni des truelles dans un seau attaché à une longue corde.
Mateo a posé son pied sur la première des marches que nous avions creusées dans la paroi du puits. Les bords se sont effrités sous sa botte et de la terre est allée atterrir deux mètres plus bas. Il a entamé la descente dans un léger bruit de cascade.
Quand il a été au fond, j’ai fait descendre le seau, puis j’ai remonté la fermeture éclair de mon coupe-vent. Trois jours ici m’avaient servi de leçon. Si dehors, au cœur de ces montagnes, le temps était agréable en ce mois de mai, sous terre, il faisait un froid humide qui vous transperçait jusqu’à la mœlle. Tous les soirs, je quittais Chupan Ya les doigts gourds, et glacée jusqu’aux os.
À mon tour, je suis descendue dans le puits en posant, comme Mateo, mes pieds parallèles à la paroi et en m’arrêtant à chaque échelon pour en tester la solidité. Je sentais mon pouls s’accélérer à mesure que le noir se refermait sur moi.
En bas, Mateo me tendait une main, je l’ai prise. Je me trouvais à présent dans un trou qui ne faisait pas deux mètres carrés de surface et dont le fond et les parois étaient lisses. L’air humide sentait le moisi.
Mon cœur battait à tout rompre, juste en dessous de mon sternum. Une goutte de sueur a dégouliné le long de ma colonne vertébrale.
Mais qu’est-ce que c’était que cette vie à traîner à longueur de temps dans des boyaux étroits et obscurs ? !
Tournant le dos à Mateo, j’ai fait semblant de nettoyer ma truelle. J’avais les mains qui tremblaient. Les yeux fermés, j’ai lutté de toutes mes forces contre la claustrophobie. J’ai pensé à ma fille : Katy bébé, Katy étudiante à l’université de Virginie, Katy à la plage. J’ai pensé à mon chat Birdie, à ma maison à Charlotte, à mon appartement à Montréal. Et j’ai joué à un jeu que je pratique souvent : chanter la première chanson qui me vient à l’esprit. Harvest Moon, de Neil Young. J’ai cherché à me rappeler les paroles.
Ma respiration a fini par se calmer, mon rythme cardiaque s’est ralenti. J’ai rouvert les yeux et regardé ma montre. Cinquante-sept secondes. Pas aussi bien qu’hier, mais mieux que mardi. Et nettement mieux que lundi.
Mateo, à genoux, grattait déjà la terre humide. Je me suis installée à l’autre bout. Nous avons travaillé les vingt minutes suivantes sans échanger un mot. Déblayer la terre à la truelle, l’examiner, la transvaser dans des seaux.
Des objets apparaissaient de plus en plus souvent. Un tesson de verre. Un gros morceau de métal. Du bois carbonisé. En haut, Elena les mettait chacun dans un sac et en tenait l’inventaire.
Des bruits du monde au-dessus de nos têtes parvenaient jusqu’à nous. Une plaisanterie. Une demande. Un aboiement de chien. De temps à autre, je lançais un regard vers la trouée de lumière, cherchant inconsciemment à me rassurer.
Des visages se penchaient vers nous. Des hommes en chapeau de gaucho, des femmes en costume maya traditionnel avec des enfants pendus à leurs jupes et des bambins attachés dans leur dos au moyen de bandes tissées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Et tout ce monde nous regardait avec des yeux ronds. Cent variantes de pommettes saillantes, de cheveux et d’yeux noirs comme du jais, de teints terre de Sienne.
À un moment, j’ai aperçu une petite fille. Le bras levé au-dessus de la tête, elle se retenait à la corde. Gamine typique de la région avec ses bonnes joues rondes, sa queue de cheval et ses pieds sales.
J’ai ressenti un pinçon de douleur.
Elle avait le même âge qu’une des petites filles de la señora Ch’i’p jetée dans ce puits, et elle portait la même barrette que celle que nous avions retrouvée dans le tamis.
Je lui ai souri. Elle s’est détournée et a enfoui son visage dans les jupes de sa mère. Une main brune s’est abaissée sur sa tête.
D’après les témoignages, ce trou que nous explorions, prévu pour servir de réservoir, n’avait jamais été achevé. Le soir du massacre, on l’avait transformé à la hâte en sépulture. En un charnier pour des victimes en tous points semblables aux gens rassemblés là-haut pour veiller leurs morts.
Je me suis remise à creuser avec une rage décuplée.
Concentre-toi, Brennan. Mets ta fureur au service de ton but. Découvre des preuves, donne toute ta mesure !
Dix minutes plus tard, ma truelle a heurté quelque chose de dur. Je l’ai abandonnée pour dégager la boue à la main.
La chose, mince comme un crayon, se terminait en formant un angle. Une surface rugueuse, un cou surmonté d’un chapeau minuscule et, tout autour de ce chapeau et de ce cou, une coupe évasée.
Assise sur les talons, j’ai examiné ma trouvaille : un fémur et un os pelvien. La hanche d’un enfant qui n’avait pas deux ans.
J’ai relevé la tête. Mon regard a croisé celui de la petite fille. De nouveau, elle a disparu, mais pour revenir, cette fois, en glissant un œil entre les plis de la jupe de sa mère. Elle m’a adressé un sourire timide.
Doux Jésus au royaume des cieux !
Des larmes ont brûlé mes paupières.
— Mateo !
J’ai désigné les petits ossements. Il s’est déplacé à croupetons jusque dans mon coin.
Le fémur était parsemé de taches grises et noires sur presque toute sa longueur, signe qu’il avait été exposé au feu et à la fumée. L’extrémité distale, blanche et friable, indiquait qu’à cet endroit, la chaleur avait été plus intense.
Pendant un moment, aucun de nous n’a prononcé un mot. Puis Mateo s’est signé et a dit à voix basse : « On les a ! »
Il s’est relevé et a répété sa phrase à voix haute. L’équipe tout entière s’est rassemblée au bord du puits.
Je n’ai pu m’empêcher de penser : On a qui, Mateo ? Les victimes, pas les assassins ! Quelle chance y a-t-il pour qu’un seul de ces bouchers à la solde du gouvernement passe un jour devant la justice ? Mieux encore, pour qu’il soit condamné ?
Elena nous a lancé un appareil photo, puis un sachet en plastique marqué n° 1. J’ai replacé l’os tel que je l’avais trouvé et je l’ai photographié sous tous les angles.
Puis Mateo et moi sommes retournés à nos truelles et les autres à leur tamisage et à leur transport. Au bout d’une heure, ça a été mon tour de passer la terre au tamis. Une heure encore plus tard, je suis retournée au fond du puits.
L’orage restait cantonné au loin.
Peu à peu, le réservoir nous révélait son histoire. L’enfant avait été l’une des dernières victimes à être descendue dans la tombe clandestine. Sous ses restes et autour se trouvaient les squelettes d’autres gens. Les uns gravement brûlés, les autres à peine seulement.
Vers la fin de l’après-midi, sept numéros avaient été assignés aux ossements, et cinq crânes nous contemplaient de dessous un enchevêtrement d’os. Trois des victimes étaient des adultes, deux au moins des adolescents. À part l’enfant retrouvé en premier, impossible de dire l’âge des autres.
À la tombée du jour, j’ai fait une découverte dont le souvenir m’accompagnera jusqu’à la fin de ma vie. Cela faisait plus d’une heure que je travaillais sur le squelette n° 5. J’avais exhumé le crâne et la mâchoire inférieure et dégagé les vertèbres, les côtes, le bassin et les membres. J’avais tracé le contour de ses jambes et retrouvé des os de son pied parmi ceux de la victime d’à côté.
C’était le squelette d’une femme, à en juger d’après l’étroitesse des arêtes des orbites, l’aspect lisse et la minceur des pommettes, la petitesse des mastoïdes. Une phalange délicate portait encore une alliance rouillée. La moitié inférieure du corps était enveloppée dans un lambeau de tissu putréfié qui avait dû être semblable à celui dont étaient faites les jupes des femmes au-dessus de ma tête. Celui de la blouse adhérait encore à la partie supérieure du torse. Malgré les taches et la décoloration, on en devinait le motif. Un paquet, enveloppé dans un tissu différent, reposait entre les os d’un bras, en appui sur la cage thoracique effondrée. J’ai soulevé la première couche de tissu en faufilant délicatement le bout de mes doigts à l’intérieur.
Une fois, à Montréal, j’avais eu à examiner un sac en jute trouvé au bord d’un lac. Après en avoir retiré plusieurs pierres, j’étais tombée sur des os si fragiles que j’avais pensé tout d’abord que c’étaient ceux d’un oiseau. Erreur. Il s’agissait de trois chatons qu’on avait noyés. J’avais été prise d’un dégoût si violent que j’avais dû quitter le laboratoire en catastrophe et faire plusieurs kilomètres à pied avant de pouvoir me remettre au travail.
Le paquet que tenait le squelette n° 5 renfermait une arche minuscule faite de côtes et de vertèbres. Les os des bras et des jambes n’étaient pas plus gros que des allumettes. Il y avait aussi une toute petite mâchoire.
Le petit-fils de la señora Ch’i’p.
Parmi les os du crâne, brisés et fins comme du papier, une balle de 556. Le calibre employé pour les fusils d’assaut.
J’ai ressenti le même désarroi qu’à la vue des chatons mais, cette fois, mêlé à de la fureur. Il n’y avait pas de rue ici, à Chupan Ya, nulle part où je puisse laisser éclater ma colère. J’ai regardé les petits os en essayant de me représenter l’homme qui avait tiré cette balle. Comment pouvait-il dormir, la nuit ? Et le jour, comment pouvait-il regarder les gens en face ?
À six heures, Mateo a donné l’ordre d’arrêter la fouille pour la journée. En haut, l’air sentait la pluie, et des veines de foudre palpitaient à l’intérieur des nuages lourds et noirs. Les gens du cru avaient disparu.
Nous nous sommes empressés de recouvrir le site et de remiser le matériel que nous laisserions sur place. Entre-temps, la pluie s’était mise à tomber. De grosses gouttes froides martelaient la tente. Amado, le substitut, attendait debout, le visage impassible, sa chaise pliée à la main.
Mateo a signé le registre de la journée et l’a remis aux policiers. Nous sommes partis à travers le champ de maïs, marchant les uns derrière les autres comme des fourmis le long d’une trace odorante. Nous venions à peine d’entamer la longue ascension quand l’orage a éclaté. Une pluie drue m’a cinglé le visage et trempée de la tête aux pieds. La foudre clignotait, le tonnerre grondait. Les arbres et les épis pliaient sous le vent.
En l’espace de quelques minutes, l’eau a dévalé la pente et transformé le chemin en un torrent d’une épaisse boue marron. À plusieurs reprises, j’ai perdu l’équilibre et je me suis ramassée violemment sur un genou. J’ai repris la grimpée en rampant, me retenant de la main droite à la végétation et trimbalant derrière moi le sac rempli de truelles. Je dérapais, incapable de trouver d’appui solide pour mes pieds. Malgré le martèlement de la pluie, j’entendais les voix de mes compagnons au-dessus et en dessous de moi. Chaque fois qu’un éclair zébrait le ciel, leurs formes tordues s’illuminaient en blanc. J’avais les jambes qui tremblaient et la poitrine en feu.
Une éternité plus tard, j’ai atteint la corniche. Je me suis traînée sur la langue de terre où nous avions garé nos véhicules, onze heures plus tôt. Je déposais les pelles dans la benne d’une camionnette quand une sonnerie a retenti, à peine audible dans le fracas du vent et la pluie. Le téléphone satellite de Mateo.
— Quelqu’un peut répondre ? a hurlé celui-ci.
En glissant et en dérapant, j’ai réussi à gagner la cabine, à attraper le sac à dos de Mateo, à trouver l’appareil, à enfoncer la touche « OK » et à crier « Tempe Brennan ! » avant que la sonnerie s’interrompe.
— Vous êtes toujours sur le site ?
De l’anglais. Molly Carraway, ma collègue du Minnesota.
— On est sur le point de prendre la route. Il pleut des trombes.
Je criais, tout en essuyant l’eau de mes yeux du revers de la main.
— C’est sec par chez nous.
— Vous êtes où ?
— Juste à la sortie de Sololá. On est partis avec du retard. Je crois qu’on est suivis.
— Suivis ?
— Une berline noire nous colle au train depuis Guatemala. Carlos a essayé plusieurs fois de la semer, rien à faire. Le type nous tient comme une mauvaise grippe.
— Tu peux le voir au volant ?
— Pas vraiment. Il a des vitres teintées.
Un coup violent, un cri perçant, puis un grésillement, comme si le téléphone avait roulé à terre.
« De dieu ! »
La voix de Carlos, amortie par la distance.
— Molly ?
Des mots inquiets que je n’ai pas réussi à comprendre.
— Molly, qu’est-ce qui se passe ?
Des cris. Un autre coup sourd. Un raclement. Un Klaxon de voiture. Un fort craquement. Des voix d’hommes.
— Qu’est-ce qui se passe ?
La peur avait fait grimper ma voix d’une octave.
Pas de réponse.
Un ordre hurlé. La réponse de Carlos : « Va te faire foutre ! »
— Molly ! Qu’est-ce qui se passe, dis-moi !
Je criais presque. Mes compagnons s’étaient arrêtés de charger et me dévisageaient.
« Non ! »
La voix de Molly Carraway, toute faible et grêle, comme si elle venait d’une autre galaxie. Paniquée.
« S’il vous plaît, non ! »
Deux échos sourds.
Un autre hurlement.
Encore deux bruits flasques.