16.

Dehors, l’air était lourd et poisseux. La brise qui venait du Saint-Laurent avait évacué les odeurs de brasserie pour apporter celles du fleuve, ce qui n’était pas vraiment un soulagement. Pendant que je marchais jusqu’à ma voiture, une mouette dans le ciel a salué l’arrivée intempestive de l’été. À moins que ce ne soient des cris de protestation, au contraire.

Au Québec, les forces de l’ordre sont organisées selon un schéma assez compliqué. La SQ supervise toutes les instances qui ne relèvent pas des municipalités, et il y en a plusieurs à l’intérieur du grand Montréal. L’île elle-même est sous le contrôle de la police de la Communauté urbaine de Montréal, la CUM, laquelle est divisée en quatre secteurs intitulés : Opérations du nord, du sud, de l’est et de l’ouest. Appellation certes peu originale, mais qui présente l’avantage de coller à la géographie. Chaque secteur possède son propre bâtiment où sont regroupés les départements d’investigation, d’interposition et d’analyses, ainsi qu’un centre de détention provisoire.

C’est là que les suspects arrêtés pour des crimes autres que le meurtre et l’agression sexuelle attendent d’être déférés devant un juge. Ayant été interpellées pour vol, rue Sainte-Catherine, au magasin MusiGo du centre commercial Le Faubourg, Chantal Specter et Lucy Gerardi étaient détenues à l’Op-sud.

L’Op-sud présente la même variété humaine que le secteur de ville très étendu qui se trouve sous son contrôle. Si le français et l’anglais y sont les langues prédominantes, on y parle également le grec, l’italien, le libanais, le chinois, l’espagnol, le parsi et une douzaine de dialectes. Outre le quartier où j’habite moi-même, l’Op-sud supervise l’université McGill, le night-club Wanda, les assurances Sun Life, le pub Hurley’s, la cathédrale Marie Reine-du-Monde et le magasin de préservatifs de la rue Crescent.

Cette partie de la ville regroupe aussi bien des séparatistes que des fédéralistes, des trafiquants de drogue que des banquiers, des veuves richissimes que des étudiants sans le sou. Cour de récréation pour les fans de hockey comme pour les célibataires en mal de rencontre, lieu de travail pour un bon nombre de banlieusards, c’est aussi un lit pour les SDF qui cuvent sur les trottoirs leur dose d’alcool quotidienne. Pour moi, c’est la scène de crime de bien des enquêtes auxquelles j’ai participé au fil des années.

Refaisant en sens inverse le trajet du matin, j’ai emprunté le tunnel vers l’ouest et suis sortie à Atwater. Là, j’ai pris la rue Saint-Marc vers le nord et tourné une première fois à droite dans la rue Sainte-Catherine, puis une deuxième fois dans la rue Guy. Passant à quelques mètres de chez moi, j’ai bien regretté de ne pouvoir m’y arrêter au lieu de me rendre à l’Op-sud.

Tout en roulant, je pensais aux parents des deux prévenues : au señor Gerardi, le père de Lucy, un monsieur arrogant et dominateur, et à sa mère terrorisée ; à Dominique Specter et à ses yeux colorisés, et à l’ambassadeur, ce perpétuel absent. Ces deux couples étaient les chanceux de l’histoire, leurs filles étaient vivantes. Alors que la señora Eduardo était toujours aux quatre cents coups, à se demander ce qui avait bien pu arriver à Patricia. Quant aux de la Aida, ils devaient être anéantis par la mort de Claudia et peut-être aussi écrasés de culpabilité pour n’avoir pas su prévenir la tragédie.

Sur le parking de l’Op-sud, je me suis garée entre deux voitures de police. Claude, le chauffeur des Specter, était appuyé contre le flanc de sa Mercedes, les bras croisés sur la poitrine. À mon passage, il a incliné la tête.

J’ai emprunté la porte principale et suis allée me faire identifier auprès de l’agent au comptoir, en lui exposant l’objet de ma visite. La femme a vérifié que c’était bien moi sur la photo et fait courir son doigt le long d’une liste. Satisfaite, elle a relevé la tête.

— L’avocat et la mère sont déjà là. Laissez vos affaires ici.

J’ai déposé sur le comptoir le sac que j’avais à l’épaule. Elle l’a rangé dans un casier et a gribouillé quelque chose dans un registre qu’elle a tourné vers moi.

Pendant que j’y consignais l’heure et mon nom, elle a décroché un téléphone et prévenu quelqu’un de mon arrivée. Quelques instants plus tard, une collègue s’est encadrée dans la porte métallique verte à ma gauche. Ayant promené sur moi son détecteur de métaux, elle m’a fait signe de la suivre le long d’un couloir éclairé au néon, sous des caméras au plafond qui enregistraient tous nos mouvements.

Droit devant moi, le dessoûloir et sa kyrielle de pochetrons, les uns écroulés sur les bancs et endormis, les autres accrochés aux barres de fer. Après le bloc, une seconde porte en fer du même vert que la précédente et, au-delà, les cellules. En face du dessoûloir, un comptoir placé devant un treillis en bois – le vestiaire destiné aux prisonniers entrants. Prison standard.

Nous sommes passées devant une série de portes marquées ENTREVUE DÉTENU. De mes visites précédentes, je savais que toutes donnaient sur un box minuscule comportant un téléphone mural, un tabouret boulonné au sol et, le long du mur du fond, un comptoir surmonté d’une fenêtre par laquelle on apercevait le box identique situé de l’autre côté. Je savais aussi que les conversations avaient lieu à travers cette vitre en plexiglas au moyen du téléphone.

Mais cela, c’était pour les détenus de base, pas pour la progéniture d’un ambassadeur.

En effet, nous avons dépassé les parloirs et nous sommes arrêtées devant une porte marquée ENTREVUE AVOCAT. La gardienne m’a fait signe d’entrer. Je n’avais jamais pénétré dans ces salles réservées aux entretiens avec les avocats. Allais-je y trouver des chaises en cuir rouge ? Des verres de fine ?

Plus grande que celle réservée aux fiancés et aux parents des détenus, la salle était tout aussi sévère. Outre le téléphone, le mobilier se composait en tout et pour tout d’une table et de chaises en fer.

Autour de la table étaient assis Mme Specter, sa fille et un monsieur à l’imposante bedaine, l’avocat selon toute apparence. Presque aussi haut que large, il avait le crâne serti d’une couronne de cheveux gris qui rebiquaient sur le col de son costume à vingt mille dollars, découvrant au sommet de sa tête un rond rose et brillant comme son visage. Palette estivale pour Mme l’ambassadrice : tailleur écru, bas blanc cassé, escarpins laissant apparaître les orteils. Ses boucles cuivrées étaient retenues par un serre-tête doré, parsemé de fines petites perles.

Un bref sourire crispé à mon adresse, et le masque Estée Lauder a repris ses pleins droits.

— Dr Brennan, permettez-moi de vous présenter Ihor Lywyckij.

Ledit s’est levé à moitié et m’a tendu une main. Ses traits portaient la marque d’années d’alcool et de nourriture trop riche. Ils ont quand même eu droit à mon plus beau sourire. La poignée de main, flasque, méritait un 4 sur 20.

— Tempe Brennan.

— Enchanté.

— M. Lywyckij représentera Chantal.

— Avec lui, j’suis aidée... S’iou plaît, m’sieur, m’envoyez pas en cabane.

La voix de Chantal débordait de sarcasme.

Je me suis tournée vers elle. Assise, les jambes allongées et les mains enfoncées dans les poches de son gilet en jean, la fille de l’ambassadeur gardait les yeux fixés au sol.

— Chantal, n’est-ce pas ?

— Non, c’te conne de Blanche-Neige !

— Chantal !

Mme Specter a posé la main sur la tête de sa fille qui l’a écartée d’un mouvement de l’épaule.

— C’est de la merde cette histoire, j’ai rien fait.

L’air aussi innocent que l’étrangleur de Boston. Des cheveux blonds teints en un noir corbeau, un bustier en dentelle rose sous son gilet, une minijupe noire en tissu extensible, des collants noirs, des croquenots noirs et, pour compléter le tout, un maquillage noir.

J’ai pris la chaise en face de cette pauvre malheureuse injustement accusée, tandis que Lywyckij objectait :

— Le garde de sécurité a trouvé cinq CD dans votre sac, mademoiselle.

— Allez vous faire foutre !

— Chantal !

Cette fois, c’est vers sa propre tête que s’est élevée la main de Mme Specter.

— Je suis là pour vous aider, mademoiselle. Je ne peux le faire si vous vous butez contre moi, a poursuivi l’avocat.

Il avait tout de M. Rogers, le voisin nunuche et complaisant de la série télé.

— Tu parles, tout ce que vous voulez, c’est m’envoyer dans un camp de concentration de merde, oui.

Chantal a relevé la tête. Un bloc de haine pure se dressait en face de moi. Coup de coude pour me désigner :

— Et qu’est-ce qu’elle fout ici, celle-là ?

Mme Specter ne m’a pas laissé le temps de répondre.

— Nous sommes tous concernés, chérie. Si tu as un problème de drogue, nous voulons trouver la meilleure solution pour toi, et le Dr Brennan peut nous y aider.

— Pigé. Vous voulez m’enfermer le plus loin possible pour que je sois plus une gêne.

Coup de pied dans la table et nouveau regard furibond rivé au sol.

— Chant…

Une main sur l’épaule de sa cliente, maître Lywyckij a levé l’autre pour lui signifier de le laisser parler.

— Qu’est-ce que vous voulez exactement, Chantal ?

— Sortir de ce trou.

— J’arrangerai cela.

— Vous ?

Pour la première fois, elle avait la voix d’une gamine de son âge.

— Vous n’êtes pas sous le coup d’une inculpation antérieure, et le vol à l’étalage est un délit mineur. Étant donné les circonstances, j’arriverai certainement à persuader le juge de vous remettre à la garde de votre mère mais seulement si vous promettez de lui obéir et de vous conformer aux conditions édictées.

Aucune réaction.

— Vous comprenez ce que cela signifie ?

Pas de réponse.

— Qu’en désobéissant à votre mère, vous violez l’arrêt du juge.

Nouveau coup de hache dans le pied de table.

— Vous comprenez, Chantal ?

— Ouais, ouais.

— Serez-vous capable de vous conformer aux conditions qui vous seront imposées ?

— J’suis pas complètement tarée.

Mme Specter a accusé le coup, mais a tenu sa langue.

— Et Lucy ? a demandé Chantal.

Lywyckij a chassé de la table une poussière inexistante.

— La situation de Mlle Gerardi est plus problématique. Votre amie est entrée au Canada illégalement et n’a pas de papiers l’autorisant à s’y trouver. C’est un point qui devra être réglé.

— J’vais nulle part sans Lucy.

— Nous trouverons une solution.

Lywyckij a croisé les doigts. Chapelet de saucisses roses entrelacées.

Pendant un moment, personne n’a prononcé un mot. Chantal continuait de donner de grands coups dans le pied de la table.

— Et maintenant, a fait Lywyckij en se penchant sur ses avant-bras, peut-être pourrions-nous aborder la question de la drogue.

Silence.

— Chantal, chérie, tu dois...

Une nouvelle fois, Lywyckij a levé la main pour intimer à sa cliente de se taire.

Le silence s’est prolongé. La table a continué de trembler.

Mon regard allait et venait de la mère à la fille. De Glamour Magazine à Métal Edge.

Au bout d’un moment, second coup de coude dans ma direction.

— Et elle, c’est une sorte d’assistante sociale ?

— Cette dame est une amie de votre m..., a commencé Lywyckij.

— J’avais dit : ma mère, et personne d’autre !

— Le Dr Brennan a fait le voyage avec moi de Guatemala, est intervenue Mme Specter d’une toute petite voix.

— Pour t’aider à te moucher pendant le décollage ?

Malgré mes bonnes résolutions de ne pas m’énerver, je lui aurais volontiers sauté à la gorge, à cette mouflette. Un démon. L’enfer avec des mains d’enfant.

— Je travaille pour la police d’ici.

Chantal a réagi au quart de tour.

— Laquelle, de police ?

— Toutes. Et vos manières de loubard ne n’impressionnent pas.

Chantal a haussé les épaules.

— Votre avocat vous donne de bons conseils.

Je n’ai même pas essayé de prononcer le nom du susnommé.

— L’avocat de ma mère a un QI de navet.

Le visage de Lywyckij s’est assombri jusqu’à ressembler à une grosse quetsche mûre. Mieux valait intervenir :

— Vous me semblez partie pour une sacrée dégringolade.

— Ouais, eh ben, c’est ma vie.

— Je dois avoir pleine connaissance de... a voulu plaider Lywyckij, mais Chantal l’a coupé encore une fois :

— Ça veut dire quoi : vous travaillez pour la police ?

Pas idiote, la fille de l’ambassadeur ! Le côté volontairement vague de ma phrase ne lui avait pas échappé.

— Je travaille pour le laboratoire médico-légal.

— Le coroner ?

— Admettons.

— Ils découpent les macchabées, à Guatemala ?

— J’ai été appelée là-bas pour participer à une enquête sur un meurtre.

M’en tenir là, ou saupoudrer d’un peu de réalité ? J’ai opté pour la seconde solution.

— Les deux victimes étaient des jeunes filles de votre âge.

Les yeux de vampire ont enfin rencontré les miens. J’ai laissé tomber :

— Claudia de la Aida.

Aucune réaction chez Chantal. Et pourtant, j’ouvrais l’œil.

— Elle habitait tout près de chez vous.

— Une coïncidence incroyable, hein ?

— Claudia travaillait au musée Ixchel.

Haussement d’épaules.

— La seconde victime n’a pas été identifiée. Nous l’avons trouvée dans une fosse septique, dans la zone 1.

— Un quartier plutôt louche, vous trouvez pas ? Nous en étions maintenant à qui ferait baisser les yeux à l’autre.

— Essayons un autre nom.

— Bouton d’or ?

— Patricia Eduardo. Ça vous dit quelque chose ? Combat d’yeux. Les siens ne cillaient pas.

— Elle travaillait à l’hôpital Centro Médico.

— Je joue plus ! J’ai pas la forme aujourd’hui.

— Disparue depuis octobre dernier.

— Les gens s’en vont.

— En effet.

Grand coup de pied dans la table, qui a fait un bond en avant.

— Votre nom a été prononcé au cours de l’enquête.

— Vous mentez !

Elle avait crié. Et bang dans la table.

— Pourquoi est-ce que vous mentez ?

— Trop de coïncidences incroyables.

— On se fout de moi ou quoi ?

Chantal s’est tournée vers Lywyckij. Geste d’ignorance de l’avocat, paumes en l’air. Retour de Chantal sur moi.

— C’est du baratin.

— Ce n’est pas l’avis de la police guatémaltèque. Ils veulent des renseignements.

— Ils veulent peut-être aussi un traitement contre la chaude-pisse ? J’sais pas de quoi vous parlez.

Elle me regardait avec des yeux ronds.

— Vous avez le même âge, vous habitez le même quartier, vous fréquentez les mêmes lieux. Qu’ils trouvent un seul lien entre vous et Claudia de la Aida, un seul endroit où vous ayez toutes les deux fait pipi, et ils vous font revenir pour vous passer à la moulinette.

Ce n’était pas vrai, bien sûr, et Lywyckij le savait, mais il jouait mon jeu.

— Personne pourra me réexpédier de force au Guatemala.

Voix un peu moins assurée.

— Vous avez dix-sept ans. Cela fait de vous une mineure.

— Nous ne permettrons pas que cela se produise.

Lywyckij sautait à pieds joints dans le rôle du gentil.

J’ai persévéré dans celui de la méchante.

— On ne vous laissera pas forcément le choix.

Visiblement, Chantal n’y croyait pas. Retirant enfin ses mains de ses poches, elle les a tendues vers moi, poignets serrés l’un contre l’autre.

— OK, c’est moi ! Je les ai tuées et je fournis aussi l’école en héroïne.

— Personne ne vous accuse du meurtre, ai-je dit.

— J’sais bien. C’était juste un petit avant-goût de la vie à l’intention des vilains enfants.

Elle s’est jetée en avant, les yeux écarquillés, s’est mise à branler du chef comme les chiens en plastique sur les plages arrière des voitures.

— De vilaines choses arrivent aux vilains enfants.

— Quelque chose dans ce goût-là, ai-je répliqué d’une voix égale. Mais puisque vous savez tout, vous savez forcément que rien n’empêchera l’extradition de Lucy Gerardi vers son pays d’origine.

Chantal s’est levée si brutalement que sa chaise s’est renversée.

Mme Specter a porté la main à sa poitrine.

La gardienne s’est encadrée dans la porte, la main sur son pistolet.

— Tout va bien ?

— Nous avons terminé, a répondu Lywyckij.

Il s’est levé lourdement et a repris à l’intention de Chantal :

— Votre mère a apporté des vêtements pour la comparution devant le juge.

Regard ébahi de Chantal. Les paquets de Rimmel collés à ses cils ressemblaient à des gouttes de pluie sur une toile d’araignée.

— La relaxe devrait être prononcée dans deux ou trois heures, poursuivait l’avocat. Nous réglerons la question de la drogue plus tard.

La gardienne a emmené Chantal hors de la salle. Lywyckij s’est tourné vers Mme Specter.

— Vous pensez que vous saurez vous faire obéir ?

— Naturellement.

— Elle risque de fuguer encore.

— C’est cet abominable endroit qui déclenche chez elle une réaction d’autodéfense. Dès qu’elle sera à la maison avec son père et moi, tout ira bien.

Visiblement, l’avocat avait des doutes. Moi, des certitudes.

— Quand l’ambassadeur sera-t-il de retour ?

— Aussi vite qu’il le peut.

Le sourire plaqué avait repris ses droits. Une ritournelle qu’on chantait chez les Jeannettes quand j’avais huit ans m’est revenue en mémoire :

 

J’ai un’ chose dans ma poch’ qu’appartient à mon visage,

J’l’ai toujours sous la main, à la place la plus sage.

 

— Et Mlle Gerardi ?

— Quoi, Mlle Gerardi ?

L’échange entre l’avocat et l’ambassadrice m’a ramenée au temps présent. On ne pouvait pas dire que le ton de Dominique Specter exprimait une grande compassion pour la demoiselle en question.

— Dois-je la représenter ?

— Les ennuis de Chantal viennent très certainement de sa mauvaise influence. Ma fille n’aurait jamais eu toute seule l’idée de remonter tout le continent en auto-stop et en car.

— Je n’en suis pas aussi sûre !

Les yeux émeraude se sont tournés vers moi d’un coup.

— Comment osez-vous dire une chose pareille ?

Je n’ai pas cherché à minimiser mes paroles :

— Appelez cela l’instinct.

— Quoi qu’il en soit, a déclaré Mme Specter après un court silence, mieux vaut ne pas se mêler des affaires des citoyens guatémaltèques. Le père de Lucy n’est pas démuni. Il saura prendre soin d’elle.

L’homme fortuné se trouvait justement à Montréal et marchait derrière une gardienne, au moment où nous sommes sortis dans le couloir. Il était accompagné d’un homme vêtu du même uniforme que Lywyckij : costume hors de prix, mocassins italiens et serviette en cuir. Gerardi s’est retourné, nos yeux se sont croisés. La pitié que j’ai ressentie alors pour Lucy n’avait rien de commun avec ma commisération de ce matin pour la petite fille qui se pendait à la grille de l’école : ce qui avait poussé Lucy à s’enfuir de chez elle ne lui serait pas pardonné de sitôt !