23.

Patricia Eduardo ne souriait pas. Son visage n’exprimait ni mécontentement ni surprise. Sur un portrait, elle avait de longs cheveux bruns ; sur un autre, de grosses boucles en tire-bouchon ; sur un troisième, les cheveux courts.

J’ai parcouru les variantes composées par Lucien, le souffle court. Avec lunettes, sans lunettes. Des sourcils droits, des sourcils arqués. Des lèvres pleines, des lèvres minces. Des paupières tombantes, des paupières bien ouvertes. Si les détails superficiels variaient, la structure anatomique demeurait la même.

Je venais de repasser à la seconde image à cheveux longs quand Lucien est entré.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? a-t-il demandé en posant une bouteille d’Évian sur la table à côté de moi.

— Vous pouvez ajouter une frange ?

— Bien sûr.

J’ai écarté ma chaise. Lucien s’est assis à sa place et a tapé sur des touches. Une frange est apparue. Il l’a rajoutée au dessin.

— Et un chapeau ?

— Quel genre ?

— Une bombe d’équitation.

Il a cherché dans la base de données.

— Y a pas !

— Un truc avec une visière, alors.

Il a trouvé quelque chose d’approchant, l’a sélectionné et collé sur l’image.

Je me suis rappelé les portraits de Patricia Eduardo à côté de son cheval, ses yeux sombres, son regard déterminé.

Le visage que je visionnais en ce moment était blanc et lisse, progéniture engendrée par des pixels. Qu’importe ! C’était bien la jeune fille qui montait le cheval des Appalaches.

D’autres souvenirs me sont revenus. Une fosse pleine d’eaux usées et d’excréments humains. Un crâne aux orifices remplis de saloperies. Des os tout petits dans une manche aux trois quarts décomposée. Était-ce possible ? Comment cette employée d’hôpital de dix-neuf ans, qui aimait les chevaux et était sortie un soir à Zona Viva, pouvait-elle avoir trouvé le repos éternel dans un endroit aussi abominable ?

J’ai scruté son visage. J’y ai vu des chatons noyés. J’y ai vu Claudia de la Aida. J’y ai vu Chupan Ya.

Ce salopard ! Ce putain de merde d’assassin !

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

La voix de Lucien m’a ramenée sur terre.

— C’est bien. (Je me suis forcée au calme.) Bien mieux que ce que j’aurais fait moi-même.

— Réellement ?

— Absolument.

C’était la vérité. Si j’avais créé une ressemblance aussi frappante, j’aurais douté de mon objectivité. Ce qu’on ne pouvait reprocher à Lucien puisqu’il n’avait jamais vu ni même entendu parler de Patricia Eduardo.

— Sortez-m’en plusieurs copies, vous serez gentil.

— Je vous les apporte dans votre bureau.

— Merci.

 

— Detective Galiano.

— C’est Tempe.

— Ay, buenos días ! Vous m’attrapez au vol, et c’est tant mieux. J’étais sur le point de partir avec Hernández.

— C’était Patricia Eduardo dans la fosse septique.

— Sans aucun doute ?

— Aucun.

— Le faciès ?

— Un sosie, version macchabée.

Silence à l’autre bout de la ligne. J’ai repris :

— Je sais, l’expression n’est pas des mieux choisies. Quoi qu’il en soit, le graphiste du service a fait la composition à l’aveugle. La mère de Patricia ne verrait pas la différence avec son portrait de classe.

— Dios mío !

— Je vous faxe une copie.

Un ange a survolé tout le continent, du Guatemala jusqu’au nord.

— On continue à cuisiner Miguel Gutiérrez, a finalement déclaré Galiano.

— Le jardinier des de la Aida ?

— ¡ Cerote ! Un étron.

— C’est-à-dire un prince au royaume des hommes, c’est cela ? Il raconte quoi ?

— En version Reader’s Digest, qu’il a fait une fixation sur Claudia. Il a commencé à la filer, à passer des nuits entières sous sa fenêtre.

— Un voyeur, quel bonheur !

— Au bout du compte, il s’est décidé à agir. Il clame que la victime était consentante.

— Elle était probablement trop jeune pour savoir le rembarrer sans le vexer.

— Le 14 juillet, il s’est pointé au musée et lui a proposé de la raccompagner en voiture. Claudia a accepté. En cours de route, il lui a demandé de lui expliquer des choses sur les ruines de Kaminaljuyu. Elle a accepté. Arrivé là, il s’est garé dans la ruelle derrière et lui a sauté dessus. Elle s’est débattue. Il a perdu le contrôle et l’a étranglée. Après, il a balancé son corps dans la barranca. Vous connaissez le reste.

— C’est lui qui a prévenu la señora de la Aida ?

— Oui. Après la visite d’un habitant des cieux.

— D’un ange ?

— Uriel en personne, qui lui a dit qu’il avait foutu la merde et l’a enjoint de dire un rosaire et de se confesser.

— Seigneur !

— Je doute que le dab des dabs soit impliqué dans l’affaire.

— Avez-vous trouvé un lien entre Gutiérrez et Patricia Eduardo ?

— Nada.

— Et avec le Paraíso ?

— Pas encore. On va creuser encore, maintenant.

J’ai gardé le silence un moment avant de lâcher le second morceau :

— Les poils de chat relient Patricia à celui des Specter.

— On creuse déjà dans cette direction.

— Ryan fait des recherches sur l’ambassadeur.

— Oui, c’est moi qui le lui ai demandé. Sans grand espoir, d’ailleurs.

— Barrage diplomatique ?

— Autant vouloir forcer la CIA.

Une pause, puis :

— Ryan nous a prévenus pour Nordstern.

— Nous en saurons plus quand nous aurons épluché ses notes.

— Avec Hernández, on a saisi un ordinateur portable dans sa chambre, au Todos Santos.

— Des trucs intéressants ?

— On vous le dira quand on aura craqué le mot de passe.

— Ryan est très bon à ça. Je voulais vous dire, Galiano, je tiens à vous aider.

— J’en suis ravi. (Un long soupir a volé jusqu’à moi. Il a repris d’une voix devenue rauque :) Toutes ces morts me hantent, Tempe. Claudia, Patricia. Ces filles avaient l’âge de mon Alejandro. Ce n’est pas un âge pour mourir.

— Díaz sera fou de rage quand il saura, pour les scans.

— On lui offrira une glace !

Envolée, la mélancolie !

— J’en ai fini, ici. Il est temps que je reprenne le boulot sur les victimes de Chupan Ya. Mais si je peux vous aider à coincer le tueur de Patricia Eduardo, je mourrai heureuse.

— Pas dans mon secteur, d’accord ?

— Marché conclu.

— C’est drôle, non ?

— Quoi donc ?

— Le nom et le prénom du meurtrier.

— Miguel Ángel Gutiérrez ?

Ça m’a pris un moment pour comprendre.

— Oui, un inconscient rongé par la culpabilité peut vraiment faire chier.

Mes rapports d’analyse sur le torse et la tête réduite une fois terminés, je suis allée annoncer à LaManche mon intention de repartir pour le Guatemala. Il m’a dit d’être prudente et m’a souhaité bon vent.

Ryan est entré dans mon bureau alors que je réservais une place sur le vol Delta. Il m’a laissé demander un siège près de l’allée et m’a arraché le combiné de la main.

— Bonjour, mademoiselle. Comment ça va* ?

J’ai voulu récupérer le téléphone, mon téléphone !

Ryan a reculé avec un grand sourire. Et de continuer à ronronner dans l’appareil :

— Mais oui*. Mais je parle anglais aussi.

D’un geste, je lui ai ordonné : « Rends-moi ça. » Il a attrapé ma main et l’a emprisonnée dans la sienne.

— Pas vraiment. Mais votre travail, alors, ça c’est coton ! (Voix ruisselante de compassion.) Personnellement, je serais incapable de garder en tête ces numéros de vol et ces horaires sans tout mélanger.

Incroyable ! Ce type faisait même du gringue à une hôtesse de voyage de la banlieue d’Atlanta ! Mes globes oculaires en ont fait un tour de trois cent soixante degrés dans mes orbites.

— De Montréal.

Et la minette l’interrogeait sur sa vie.

— Vous avez bien raison. C’est à deux pas, en fin de compte.

Arrachant ma main de la sienne, je me suis renversée en arrière dans mon fauteuil et me suis mise à faire glisser un stylo entre mes doigts.

— Vous croyez que vous pourriez me trouver un petit siège sur ce vol que vient de réserver le Dr Brennan, ma chère* ?

J’ai arrêté à mi-stylo.

— Lieutenant-détective Andrew Ryan.

Une pause.

— Police provinciale.

Une voix lointaine à consonance métallique m’est parvenue pendant que Ryan changeait d’oreille.

— Le danger ? Oh, on apprend à vivre avec, vous savez.

J’ai failli m’étouffer.

Pause.

— Fantastique*.

Qu’est-ce qui était fantastique ?

— Ce serait génial.

Quoi donc ?

— Pas le moindre problème. Le Dr Brennan n’ignore pas que je suis grand. Ça ne la gênera pas du tout d’occuper le siège du milieu.

Un ressort m’a projetée en avant :

— Ça gênera infiniment le Dr Brennan d’occuper le siège du milieu.

Ryan m’a calmée de la main. De rage, j’ai jeté mon stylo. Il l’a rattrapé au vol.

— Un mètre quatre-vingt-huit.

Et des yeux bleu nuit ! Pas besoin d’entendre la fille pour deviner sa réponse.

— Oui, j’imagine, rétorquait Ryan avec un petit rire plein d’humilité.

Ça commençait à devenir ridicule.

— Vraiment ? Je m’en voudrais de vous inciter à enfreindre la loi.

Longue pause.

— Deux A et deux B dans la ville de G ! Vous alors, vous êtes incroyable !

Pause.

— Je vous revaudrai ça, Nickie Edwards.

Pause.

— C’est cela.

Ryan m’a passé l’appareil. J’ai raccroché sans faire de commentaire.

— Inutile de me remercier, a dit Ryan.

— De quoi ?

— Nous serons en première.

— J’enverrai une carte à Nickie.

— Je ne lui ai pourtant pas demandé de traitement de faveur.

— Non, le poids de ton charme français l’a tout simplement écrasée.

— C’est à croire.

— Est-ce que Nickie te tricotera un chandail pour les fraîches nuits guatémaltèques ?

— Tu crois qu’en rappelant tout de suite, j’ai des chances de retomber sur elle ?

Il tendait déjà la main vers le téléphone, penché au-dessus de mon fauteuil. Je l’ai repoussé d’une main plaquée sur sa poitrine.

— Tu as tous les moyens de la faire retrouver, ai-je laissé tomber d’une voix glaciale.

— Ce serait un abus de pouvoir.

— Ne t’en fais pas. Nickie te rappellera elle-même dès qu’elle aura ingurgité toutes les bandes de l’Assimil de français.

— Le chandail, tu crois qu’elle me l’enverra avant, par Fédéral Express ?

J’ai poussé plus fort. Ryan s’est redressé, sans pour autant accroître la distance entre nous.

— On continue ce charmant tête-à-tête ou tu me dis pourquoi tu as pris un billet d’avion pour Guatemala ?

— Parce que c’est le moyen le plus rapide de s’y rendre.

— Ryan...

— La perspective de bénéficier de ma compagnie ne t’enchante pas ? Tu me brises le cœur.

Il a placé ses deux mains sur l’organe blessé.

— Tu ne viens pas au Guatemala pour me faire plaisir.

— Mais si.

Sourire d’enfant de chœur.

— Tu vas me dire pourquoi, oui ou non ?

Ryan a énuméré les raisons sur ses doigts.

— Uno : Olaf Nordstern a été tué à Montréal peu de temps après son arrivée du Guatemala. Dos : L’assassin de Nordstern avait un passeport guatémaltèque. Très : André Specter, citoyen de notre ville faisant actuellement l’objet d’une enquête discrète, est ambassadeur du Canada au Guatemala.

— Et tu t’es proposé pour y aller.

— J’ai proposé mes services.

— On t’a assigné une nouvelle mission ?

— Le Guatemala m’a paru plus amusant que la garde à vue au commissariat central.

— Et comme tu parles espagnol...

— Si, señorita.

— Tu t’étais bien gardé de me le dire.

— Tu ne me l’avais jamais demandé.

— Tu as trouvé des choses sur Specter ?

— D’après sa femme, c’est Albert Schweitzer.

— Tu m’étonnes !

— D’après les Affaires extérieures, c’est Nelson Mandela. Et... chasse hypergardée.

— Galiano m’avait prévenue. Et qu’en pense Chantal ?

— D’après elle, son vieux, c’est le marquis de Sade. (Ryan a secoué la tête.) Elle lui en veut sacrément.

— Qu’est-ce qu’elle dit ?

— Un paquet de choses, et pas des plus élogieuses. Avant tout, que son père est un coureur de jupons invétéré, d’aussi loin qu’elle se souvienne.

— Comment est-elle au courant ? Ce n’est qu’une enfant.

— Par de nombreuses disputes entre ses parents. Et aussi, une nuit, elle l’a surpris en pleine conversation au téléphone rose.

— Peut-être qu’il parlait avec sa femme ?

— L’ambassadrice était au pieu en haut pendant que M. l’ambassadeur faisait sa petite affaire en bas dans le bureau. Chantal dit aussi qu’un peu avant de quitter Guatemala avec Lucy, elle est tombée sur son père sortant du Ritz Continental avec une pépée au bras.

— Et lui, il les a vues ?

— Non, mais Chantal a reconnu la compagne de son papa. Une fille qui aurait été dans la même école qu’elle jusqu’à son diplôme, deux ans plus tôt.

— La vache. Elle t’a dit son nom ?

— Aida Pera.

— Tu l’as crue ?

Ryan a eu un geste d’ignorance.

— Mais c’est sûr que je l’interrogerai.

— Donc, l’ambassadeur aime les très jeunes filles.

— Si Chantal dit la vérité.

— Tu as interrogé les jeunes de Chez Tante Clémence ?

— Ce plaisir m’a été refusé. Les trois faire-valoir ont, semble-t-il, disparu.

— Tu leur avais pourtant dit de ne pas quitter la ville.

— Ils sont probablement partis en excursion géologique. Les collègues leur mettront le grappin dessus.

— En attendant ?

Il a sorti de sa poche le CD-Rom de Nordstern.

— On fait connaissance avec SCELL.

Je l’ai inséré dans mon PC et j’ai cliqué sur la commande D:\. Un nom de fichier est apparu : « fullrptstem ».

— C’est un dossier pdf monumental. Plus de vingt mille kilo-octets.

— Tu peux l’ouvrir ? a demandé Ryan en s’accroupissant près de moi.

— Sans logiciel approprié, ça sera du baragouin.

— Tu en as un ?

— Pas sur cette machine.

— Ce n’est pas un de ces programmes qu’on peut télécharger gratuitement ?

— Il est impossible d’ajouter des programmes dans les ordinateurs du gouvernement.

— Dieu bénisse la bureaucratie ! Essayons quand même. Celui-là a peut-être un lecteur incorporé.

J’ai ouvert le dossier. L’écran s’est rempli de lettres et de symboles indéchiffrables séparés par des lignes de points indiquant les changements de page ou de colonne.

— Fichu.

Ryan s’est relevé. Son genou a craqué.

J’ai regardé ma montre. Cinq heures quarante-deux.

— J’ai un lecteur Acrobat dans mon portable. Je peux emporter le disque chez moi, le parcourir en vitesse et te faire un résumé demain dans l’avion.

Ryan s’est relevé, son genou a craqué une nouvelle fois. Je savais déjà ce qu’il allait dire. Ça n’a pas raté.

— On pourrait le faire ens...

— J’ai des montagnes de choses à faire, ce soir. Ça peut me prendre un temps infini avant que je m’y colle.

— Et ton dîner ?

— J’attraperai quelque chose chez un traiteur en rentrant.

— Les fast-food, c’est très mauvais pour le pancréas.

— Depuis quand mon pancréas te concerne-t-il ?

— Tout ce qui te concerne me concerne.

— Voyez-vous ça !

J’ai enfoncé la touche eject, le CD-Rom est apparu.

— Si tu tombes malade dans les montagnes, je n’ai pas envie de me retrouver à laver tes petites culottes.

J’ai failli lui jeter le disque à la figure. Me ravisant, je le lui ai tendu. Il a levé les sourcils.

— Tu peux l’emporter chez toi, le parcourir en vitesse et me faire un résumé demain dans l’avion, ai-je dit.

— Nom d’un chien, mais c’est vrai ! Quelle bonne idée ! a-t-il répondu, mi-figue, mi-raisin.

J’ai rangé le disque dans ma serviette.

— Je passe te prendre à onze heures ?

— J’aurai deux valises de culottes.

Un camion s’étant renversé dans le tunnel, le retour à la maison m’a pris presque une heure.

J’ai pioché un plat tout fait dans le congélateur et je l’ai fourré au micro-ondes. Profitant des quelques minutes d’attente, j’ai allumé mon ordinateur portable et branché le lecteur pour dossiers pdf. Le four émettait des bip-bip pendant que je cliquais sur le dossier « fullrptstem ».

Quand je suis revenue m’asseoir devant l’écran, un tableau surréaliste m’attendait. Des gouttes et des gribouillis, éjectés d’une masse au centre, roulaient vers le haut et formaient un titre.

Des mots qui ne voulaient rien dire !