12.
Mme Specter est retournée à son Vogue et, moi, je suis montée dans ma chambre.
Je ne sais si sa patience venait de sa courtoisie ou de son dégoût. J’étais dégoûtante en tout cas. Ça me démangeait partout et j’étais crevée après six heures passées à récupérer un corps. J’avais besoin de prendre une douche.
Je me suis servie de tout ce que mon nécessaire de toilette avait à m’offrir. Shampooing et conditionneur à la camomille, gel de bain au citron, lait corporel au miel et à l’amande, mousse pour les cheveux au thé vert et au cyprès.
Je me suis habillée en jetant à mon lit des regards nostalgiques. Tout ce que je voulais, c’était dormir et pas le moins du monde mener une conversation longue et intense avec une mère dans le chagrin.
Mais si l’ambassadrice avait caché quelque chose et voulait maintenant tout déballer ? Et si ses révélations étaient susceptibles de jeter la lumière sur l’une ou plusieurs de ces disparitions ? Et si elle savait où Chantal se trouvait ?
Compte là-dessus et bois de l’eau claire, Brennan.
Parfumée de toute la gamme de cosmétiques Caswell-Massey, j’ai rejoint Mme Specter dans le hall. Elle a proposé le Parque de las Flores à deux pâtés de maisons de là. J’ai accepté.
C’était un petit square carré entouré de rosiers. Des arbres et des bancs en bois occupaient les quatre triangles délimités par deux allées en X recouvertes de gravier.
— C’est une belle soirée, a dit Mme Specter en retirant un journal abandonné sur le banc pour s’asseoir.
Si ce n’est qu’il était neuf heures du soir !
— Cela me rappelle les nuits d’été à Charlevoix. Je suis originaire de là-bas, le saviez-vous ?
— Non, madame, je l’ignorais.
— Avez-vous déjà visité cette partie du Québec ?
— C’est très spectaculaire.
— Mon mari et moi avons un pied-à-terre à Montréal, mais je m’efforce de rentrer à Charlevoix aussi souvent que possible.
Un couple est passé devant nous. La femme poussait un landau dont les roues crissaient doucement sur le gravier, son mari la tenait par l’épaule.
J’ai pensé à Galiano et j’ai senti ma joue s’enflammer là où ses doigts m’avaient effleurée. J’ai pensé à Ryan. Mes deux joues se sont mises à brûler.
— C’est l’anniversaire de Chantal, aujourd’hui.
Les paroles de Mme Specter m’ont ramenée sur terre.
— Elle a dix-sept ans.
Présent de l’indicatif ?
— Cela fait maintenant plus de quatre mois qu’elle est partie.
Il faisait trop sombre pour que je puisse voir ses traits.
— Chantal n’aurait jamais voulu que je souffre autant.
Où qu’elle soit, elle m’aurait appelée si elle en avait eu la possibilité.
Elle a titillé l’étiquette sur son sac. Je l’ai laissée continuer à son rythme, sans la presser.
— Cette dernière année a été si difficile. Comment le détective Galiano a-t-il dit l’autre jour ? Une mauvaise passe ? Oui, c’est cela. Avant, même quand elle faisait une fugue, elle me faisait toujours savoir qu’elle allait bien. Chantal pouvait refuser de rentrer à la maison, refuser de me dire où elle était, mais elle m’appelait. Toujours.
Elle a fait une pause et regardé une vieille femme fourrager dans une poubelle, un triangle plus loin.
— Il lui est arrivé quelque chose d’épouvantable, je le sais.
Elle s’est tue. L’espace d’un instant, des phares ont illuminé son visage. Peu après, elle a recommencé à parler.
— J’ai eu si peur que ce soit Chantal qu’on ait retrouvée dans cette fosse septique.
J’ai voulu dire quelque chose, elle m’a coupé la parole.
— Les choses ne sont pas toujours comme elles le paraissent, Dr Brennan.
— Que voulez-vous dire ?
— Mon mari est un être merveilleux. J’étais très jeune quand nous nous sommes mariés. Il a dix ans de plus que moi.
Les phrases sortaient de ses lèvres comme elles lui venaient à l’esprit.
— Les premières années, nous avons connu des périodes...
Elle a fait une pause, craignant d’en dire trop et sachant pourtant qu’elle devait laisser libre cours à ce qui pesait sur son cœur.
— Je n’étais pas prête à me poser dans la vie. J’ai eu une aventure.
À ce moment, et pour la première fois, je me suis doutée de la raison pour laquelle nous nous trouvions ensemble sur ce banc.
— Quand cela ?
— En 1983. Mon mari était nommé à Mexico, mais il voyageait sans cesse. J’étais seule la plupart du temps, j’ai commencé à sortir le soir. Je ne cherchais pas quelqu’un ou quelque chose, je voulais juste faire passer le temps. (Elle a inspiré profondément et a laissé sortir l’air lentement.) J’ai rencontré un homme. Nous avons commencé à nous voir. Plus tard, j’ai songé à quitter André pour l’épouser.
Autre pause. Probablement pour faire le tri entre ce qu’elle pouvait dire et ce qu’il valait mieux taire.
— Je n’ai pas eu le temps de faire part de ma décision à Miguel, sa femme a tout découvert avant. Il a rompu.
— Et vous étiez enceinte ?
— Chantal est née au printemps suivant.
— Votre amant était mexicain ?
— Guatémaltèque.
Je me suis rappelé les photos de Chantal. Elle avait les yeux brun foncé, des pommettes hautes, la mâchoire large. Sa blondeur et des idées toutes faites m’avaient aveuglée.
Seigneur, combien de bourdes allais-je commettre encore dans cette affaire ?
— Y a-t-il autre chose ?
— Cela ne vous suffit pas ?
Elle s’est laissée aller. Sa tête s’est inclinée comme si son cou n’avait plus la force de la soutenir.
— Bien des couples se trompent.
J’en savais quelque chose.
— J’ai vécu presque vingt ans avec mon secret, c’était un enfer. (Sa voix était à la fois craintive et fâchée.) J’étais incapable d’admettre que ma fille ne soit pas celle de mon mari, Dr Brennan. Incapable de le lui dire à elle, de le dire à son vrai père ou à mon mari. À qui que ce soit. Cette déception a gâché ma vie dans tous les domaines. Elle a empoisonné mes pensées et les rêves que je n’ai pas eus.
Quelle drôle de façon d’exprimer les choses.
— Si jamais Chantal est morte, c’est de ma faute.
— Votre réaction est normale, madame Specter. Vous vous sentez seule et coupable, mais...
— En janvier dernier, j’ai dit la vérité à Chantal.
— À propos de son père ?
J’ai perçu, plus que je ne l’ai vu, son signe d’assentiment.
— Et c’est ce soir-là qu’elle a disparu ?
— Elle a refusé de le croire. Elle m’a traitée des pires noms. Nous avons eu une dispute terrible, et elle est partie en claquant la porte de la maison. Depuis, personne ne l’a revue.
Pendant un long moment, ni elle ni moi n’avons rien dit.
— L’ambassadeur est au courant ?
— Non.
Une vision du rapport que j’allais écrire sur le corps retrouvé dans la fosse septique est passée devant mes yeux.
— Si c’était votre fille au Paraíso, ce que vous m’avez dit risque d’être divulgué.
— Je sais.
Sa tête est revenue à la verticale, une de ses mains est montée à sa poitrine. Ses doigts étaient d’une pâleur incroyable à côté de ses ongles, noirs dans la nuit.
— Je sais également qu’un corps a été découvert aujourd’hui près de Kaminaljuyu, bien que je ne puisse, à mon grand regret, me rappeler le nom de cette malheureuse jeune fille.
Les Specter étaient décidément bien informés.
— Cette victime n’a pas encore été identifiée.
— Ce n’est pas Chantal. Cela réduit le champ à trois.
— Comment pouvez-vous en être aussi certaine ?
— Ma fille a des dents parfaites.
Excellentes, les sources des Specter !
— Chantal voyait-elle un dentiste ?
— Uniquement pour des nettoyages et des contrôles. La police a le dossier. Malheureusement, il ne contient pas de radio ; mon mari s’oppose à ce que l’on subisse inutilement des rayons X.
— Le squelette du Paraíso peut très bien ne pas être celui d’une des disparues que nous recherchons, ai-je précisé.
— Comme il peut aussi bien être celui de ma fille.
— Avez-vous un chat, madame Specter ?
J’ai senti sa tension plus que je ne l’ai vue.
— Quelle drôle de question !
Visiblement, l’ambassadrice n’était pas au courant des analyses effectuées par Minos. Les sources des Specter n’étaient donc pas infaillibles.
— Il y avait des poils de chat dans le jean récupéré dans la fosse. (Silence radio de ma part sur l’échantillon prélevé chez elle.) Et vous avez dit au détective Galiano que vous n’aviez pas d’animal de compagnie.
— Nous avons perdu notre chat à Noël.
— Perdu ?
— Guimauve s’est noyé. (Les ongles noirs ont dansé sur les perles noires.) Chantal a découvert son petit corps qui flottait dans la piscine. Elle était désespérée.
Elle s’est tue. Le silence s’est prolongé un moment.
— Il est tard, vous devez être très fatiguée.
Elle s’est levée, a lissé d’imaginaires faux plis sur son impeccable soie grise et a fait un pas dans l’allée. Je l’ai rejointe.
Elle m’a encore dit quelques mots, une fois sur le trottoir. Dans la lumière orangée d’un réverbère, j’ai pu constater qu’elle avait repris son maintien d’épouse de diplomate.
— Mon mari a passé quelques coups de téléphone. Le substitut vous contactera pour voir avec vous quels arrangements prendre à propos des restes récupérés au Paraíso.
— Vous voulez dire que je pourrai les analyser ? me suis-je écriée, ahurie.
— Oui.
J’ai voulu la remercier.
— Non, Dr Brennan. C’est moi qui devrais vous remercier... Excusez-moi, a-t-elle ajouté et elle a sorti un portable de son sac.
Elle n’a parlé qu’un bref instant. Nous sommes revenues vers l’hôtel en silence. De la musique sortait par les portes ouvertes des bars et des bistros. Une bicyclette a klaxonné dans notre dos. Nous avons croisé un ivrogne, puis une grand-mère avec un caddie. Bizarrement, je me suis demandé si c’était la vieille aperçue au square.
Comme nous approchions de l’hôtel, une Mercedes noire s’est garée le long du trottoir. Un homme en costume sombre en est descendu et a ouvert la portière arrière.
— Je prierai pour vous.
L’ambassadrice a disparu derrière les vitres fumées.
Le lendemain, à dix heures du matin, je me penchais au-dessus du squelette de Kaminaljuyu sur un plateau en acier inoxydable à la Morgue del Organismo Judicial de la zone 3. Galiano était à mes côtés. À l’autre bout de la table se tenait le Dr Ángelina Fereira, flanquée d’un technicien d’autopsie.
Sur ses instructions, les restes avaient été photographiés et radiographiés avant notre arrivée. Les vêtements étaient étalés sur la paillasse derrière moi. Le sac mortuaire et les cheveux avaient été soigneusement examinés.
Ce carrelage froid, cette table en acier, ces instruments étincelants, cette lumière au néon et cette assistance en masques et gants, je connais trop bien tout cela.
Tout comme la procédure sur le point de commencer : incision de la peau, entaille des chairs, mesure, pesage, prélèvement des tissus, découpe des os à la scie. Cette mise à nu implacable serait une ultime indignité infligée à la malheureuse : une agression post mortem pire encore que tout ce qu’elle avait subi dans ses derniers instants.
Quelque part au fond de moi, j’aurais voulu recouvrir son corps, emporter la jeune fille loin de ces inconnus stériles vers la douceur de ceux qui l’avaient aimée. Permettre à sa famille d’ensevelir dans un lieu de paix ce qui restait d’elle.
Mais l’être doué de raison en moi savait qu’il fallait d’abord lui restituer son nom : alors seulement, les siens pourraient l’enterrer. Ses ossements méritaient qu’on leur donne la chance de parler, de crier en silence ce qui s’était déroulé au cours des dernières heures de sa vie. Alors seulement la police pourrait espérer reconstituer la tragédie.
Voilà pourquoi nous étions réunis dans cette salle, munis de nos listes, de nos scalpels, de nos balances, de nos étriers, de nos cahiers, de nos fioles à spécimen et de nos appareils photo.
Le Dr Fereira était d’accord avec mon estimation de l’âge, du sexe et de la race. Comme moi, elle n’avait trouvé aucune fracture récente ni d’autres signes d’agression violente.
Nous avons mesuré et calculé la taille de la victime. Puis nous avons prélevé du tissu osseux en vue d’une éventuelle analyse de l’ADN. Ce ne serait pas nécessaire.
Nous pratiquions l’autopsie depuis une heure et demie quand Hernández est arrivé avec le dossier dentaire de Claudia de la Aida. Un simple coup d’œil nous a confirmé l’identité de la personne étendue sous nos yeux.
Le policier venait juste de repartir avec Galiano pour aller annoncer la nouvelle à la famille quand la porte s’est rouverte sur un homme que j’ai reconnu pour l’avoir rencontré au Paraíso : le Dr Héctor Lucas. Sous la lumière crue, son visage était gris. Il a salué sa collègue et lui a demandé de quitter la salle.
Entre masque et chapeau, les yeux de Fereira ont papilloté d’ahurissement. À moins que ce ne soit de colère.
— Bien sûr, docteur.
Elle a expédié ses gants dans la poubelle à déchets biologiques et a quitté la salle. Lucas a attendu que la porte se referme.
— Vous avez droit à deux heures d’examen sur le corps découvert au Paraíso.
— Ce n’est pas suffisant.
— Il faudra que ça le soit. Dix-sept personnes ont péri dans un accident d’autocar, il y a quatre jours. Trois autres sont mortes depuis. Le personnel est surchargé de travail et nous manquons de place.
Si j’éprouvais de la compassion pour les victimes de l’accident et leurs familles, le décès d’une jeune femme enceinte dont on s’était débarrassé du corps comme on le ferait d’ordures me touchait davantage.
— Je n’ai pas besoin d’une salle particulière. Je peux travailler n’importe où.
— Vous n’y êtes pas autorisée.
— Sur ordre de qui, cette limitation à deux heures ?
— Du procureur. Le señor Díaz reste d’avis que la présence d’un étranger est superflue.
— Étranger par rapport à quoi ? ai-je jeté avec colère.
— Qu’est-ce que vous sous-entendez ?
J’ai pris une profonde inspiration et j’ai expiré lentement.
— Je ne sous-entends rien du tout. Je ne fais que proposer mon aide, je ne comprends pas pourquoi le procureur s’acharne à faire barrage contre moi.
— Je suis désolé, Dr Brennan, cela n’est pas de mon ressort. (Il m’a remis une feuille de papier.) Les ossements seront apportés dans cette pièce à l’heure de votre choix. Appelez ce numéro.
— Voyons, ce n’est pas raisonnable ! J’ai plein accès aux restes retrouvés à Kaminaljuyu, et ceux récupérés au Paraíso me sont pratiquement interdits ? Le señor Díaz aurait-il peur que je découvre des choses ?
— C’est ainsi, Dr Brennan. Et aussi : vous n’êtes pas autorisée à emporter ni à photographier quoi que ce soit.
— Ça laissera un grand trou dans ma collection de souvenirs !
Comme Díaz, Lucas avait le don de faire jaillir le pire de moi.
— Buenos días.
Sur ce, il a quitté la salle.
Quelques secondes plus tard, Fereira est réapparue. Elle sentait la cigarette et avait un petit bout de papier collé sur la lèvre inférieure.
— Une audience avec Héctor Lucas, c’est votre jour de chance.
Bien que nous ayons parlé espagnol pendant toute l’autopsie, elle s’était adressée à moi en anglais, avec un accent presque texan.
— Ouais.
Dos à la paillasse, appuyée sur ses coudes, elle me regardait. Elle avait des cheveux gris coupés très court, des yeux marron foncé, des sourcils à la Pete Sampras et un corps taillé comme un Frigidaire.
— Il a peut-être l’air d’un crapaud, mais c’est un excellent médecin.
Je n’ai pas répondu.
— Vous vous êtes pris de bec, tous les deux ?
Je lui ai parlé de la fosse septique. Elle m’a écoutée avec une grande attention.
Quand j’ai eu fini, elle est demeurée un instant à considérer les restes de Claudia de la Aida.
— Galiano pense que ces deux affaires pourraient être liées ?
— Oui.
— Dieu du ciel, espérons que non !
— Amen.
De l’ongle de son pouce, elle a gratté le papier resté sur sa lèvre, l’a regardé et l’a expédié au loin d’une pichenette.
— Vous pensez que le corps trouvé au Paraíso pourrait être celui de la fille de l’ambassadeur ?
— C’est possible.
— Díaz vous bloque peut-être la route par crainte d’un embarras diplomatique.
— Ça n’a pas de sens, voyons ! C’est grâce à l’ambassadeur que j’ai été autorisée à venir.
— Pour deux heures seulement.
L’ironie perçait dans sa voix. Cela dit, elle n’avait pas tort. Si Specter était assez puissant pour passer par-dessus Díaz, comment se faisait-il qu’il ne m’ait pas obtenu l’autorisation d’effectuer toutes les analyses nécessaires ?
— Comment expliquez-vous que l’ambassadeur ne mette pas tout en œuvre pour en avoir le cœur net, quand bien même il n’y aurait qu’une chance sur cent mille pour que ce soit sa fille ?
Fereira venait d’énoncer tout haut la question que je me posais tout bas.
— Díaz a peut-être des motifs personnels pour m’interdire l’accès à ces os ?
— Comme quoi ?
Aucune raison ne me venait à l’esprit.
— D’après Lucas, c’est à cause de l’accident d’autocar.
— C’est vrai qu’on est sur les dents, ces derniers temps. (Elle s’est redressée.) Si ça peut vous réconforter, ce n’est pas vous, le problème. Tout simplement, Lucas et Díaz détestent qu’on leur coupe l’herbe sous le pied.
J’ai voulu protester, elle a levé une main.
— Je ne dis pas que vous le faites. Je dis que c’est comme ça qu’ils voient les choses. (Coup d’œil à sa montre.) Quand comptez-vous examiner ces os ?
— Cet après-midi.
— Je peux faire quelque chose ?
— Oui. J’ai une idée mais, toute seule, je n’y arriverai jamais.
— Dites toujours.
Je lui ai exposé mon plan. Ses yeux ont glissé vers Claudia de la Aida et sont revenus sur moi.
— C’est dans le domaine du possible.
Trois heures plus tard, nous avions achevé l’autopsie de la jeune de la Aida et avalé ensemble un déjeuner rapide. Ensuite, Ángelina Fereira était passée à l’examen d’une des victimes de l’accident d’autocar, tandis que le squelette du Paraíso venait remplacer sur la table le corps de Claudia de la Aida, à présent remisé en chambre froide. Rétrogradé du statut d’assistant à celui d’observateur, le technicien d’autopsie bayait aux corneilles sur son tabouret, dans un coin de la salle.
Les ossements étaient bien tels que je me les rappelais, sauf qu’ils étaient nettoyés du purin et des débris. J’ai inspecté les côtes et le bassin, examinant soigneusement l’état de jonction des crêtes des os, des capsules et des sutures crâniennes, sans oublier les dents.
Mes estimations du sexe et de l’âge sont demeurées inchangées : les restes étaient bien ceux d’une femme en fin d’adolescence.
Je ne m’étais pas trompée non plus quant à l’ascendance mongoloïde. Pour confirmer mon impression de l’autre fois et mes observations d’aujourd’hui, j’ai pris néanmoins différentes mesures du crâne et de la face en vue d’effectuer une analyse par ordinateur.
J’ai recherché vainement des indices de traumatismes péri mortem. Pas non plus de signes particuliers sur le squelette permettant une identification. Les dents ne présentaient ni anomalies ni réparations.
Je venais juste de finir d’enregistrer la longueur des os longs en vue de calculer la taille de la victime quand le téléphone de l’antichambre a sonné. Le technicien est allé répondre, puis est revenu me dire que mon temps était écoulé.
Je me suis écartée de la table, j’ai baissé mon masque et retiré mes gants. Pas de problème : j’avais tout ce qu’il me fallait.
Dehors, le soleil baissait et s’apprêtait à disparaître derrière des nuages floconneux qui montaient de l’horizon en tourbillonnant. L’air avait une odeur de fumée. On devait brûler des détritus quelque part. Une légère brise faisait voler papiers et journaux dans la rue.
J’ai pris une profonde inspiration, les yeux posés sur le cimetière à côté. Des ombres diagonales tombaient des monuments funéraires et des vases de bazar et autres pots de confiture qui contenaient des fleurs en plastique. Une vieille femme était assise sur une caisse en bois. Elle avait une mantille sur la tête et son corps usé était drapé de noir. Un rosaire se balançait entre ses doigts osseux.
J’aurais dû me sentir en pleine forme, compte tenu de ma victoire sur Díaz – victoire incomplète, certes, mais victoire quand même. Et aussi parce que mes estimations de départ s’étaient toutes révélées justes. Pourtant, je me sentais accablée.
Triste, mais aussi effrayée.
Trois mois s’étaient écoulés entre la disparition de Claudia de la Aida et celle de Patricia Eduardo. À peine plus de deux mois entre celle de Patricia Eduardo et celle de Lucy Gerardi. Et dix jours seulement entre celle de Lucy Gerardi et celle de Chantal Specter.
Des intervalles de plus en plus courts. Si un seul tueur était responsable de toutes ces disparitions, cela signifiait que sa folie sanguinaire allait en augmentant.
J’ai pris mon portable pour appeler Galiano. Avant même que j’aie le temps de composer son numéro, l’appareil a sonné dans ma main.
Mateo Reyes.
Molly Carraway était sortie du coma !