22.
Le jour suivant, je me suis réveillée avec le même sentiment de crainte diffus qu’au lendemain de l’agression à Sololá. Puis, d’un coup, les souvenirs de la veille se sont abattus sur moi. La poitrine de Nordstern en train d’exploser, le coup de feu tiré par Ryan, le tireur inerte sur le trottoir éclaboussé de sang. Je me suis frotté le visage avec mes deux mains. Les deux hommes étaient morts, j’en étais certaine, bien qu’on ne m’ait rien dit officiellement. J’ai fermé les yeux et remonté la couverture sur ma tête. N’y aurait-il jamais de fin aux massacres ?
J’ai revu Chantal, ses joues striées de larmes, son corps raidi de terreur. À l’idée que nous ayons pu être blessées, voire mourir, elle et moi, un frisson m’a parcourue. Comment aurais-je pu annoncer la nouvelle à sa mère ?
Et Katy ! Comme elle aurait été anéantie en apprenant ma mort ! Grâce au ciel, ce moment n’était pas encore arrivé.
J’ai revu Nordstern, à Guatemala et aussi au Jillian’s Bar, quelques minutes avant qu’il ne meure. Le remords m’a inondée. Je l’avais détesté, je l’avais rembarré, mais je n’avais jamais souhaité sa mort.
Et maintenant, il n’était plus.
Seigneur ! Qu’avait-il donc découvert de si important pour qu’il faille l’abattre en pleine rue à Montréal ?
Et Chantal ? Comment allait-elle réagir après de tels événements ? Tant de voies s’offrent à une adolescente en crise : le repentir, la fugue, l’évasion dans la drogue. Elle avait beau paraître solide, au fond elle était certainement aussi fragile qu’une aile de papillon. Qu’elle apprécie ou non ma compagnie, je ne pouvais pas la laisser tomber. Sur ce serment, je suis allée prendre ma douche.
L’été, débarqué quelques jours plus tôt avec tant d’impétuosité, s’était enfui pendant la nuit. C’est par une température avoisinant les quinze degrés et sous un crachin bien parti pour durer que je suis sortie du garage. C’est la vie québécoise*.
La réunion du matin a été courte et n’a fait apparaître aucune affaire nécessitant mes compétences. J’ai passé l’heure suivante à découper une gomme en petits tronçons de longueurs différentes et à les coller sur le moulage réalisé par Susanne. En dehors de son aspect brillant, le crâne ressemblait exactement à l’original récupéré au Paraíso.
À dix heures du matin, j’étais assise devant un moniteur au département imagerie, la section où l’on traite les images photographiques et de synthèse. Lucien, notre gourou en matière de graphisme, était en train d’installer le crâne en face d’une caméra vidéo quand Ryan est entré.
— Qu’est-ce que c’est que ces piquants hérissés partout ?
— Des marqueurs pour indiquer la profondeur des tissus.
— Évidemment, suis-je bête !
— Chacun d’eux indique l’épaisseur de chair à un endroit spécifique du visage ou du crâne, a émis Lucien d’une petite voix fluette. Le Dr Brennan les a découpés selon les normes correspondant aux femmes mongoloïdes. C’est bien ça ?
J’ai hoché la tête.
— On en a fait des mille et des cents, des reproductions faciales comme celle-là, a-t-il poursuivi en réglant une lumière mais, sur un crâne en plastique, c’est la première fois.
— Laissez-moi deviner. La caméra capture l’image, l’envoie au PC qui synthétise les données et les relie entre elles.
Ryan a une façon de rendre les choses les plus complexes compréhensibles à un enfant de cinq ans.
— C’est un peu plus compliqué mais, grosso modo, c’est ça. Une fois que j’aurai tracé les contours du visage grâce à ces marqueurs, je sélectionnerai les traits dans la base de données du programme en prenant ceux qui me paraissent convenir le mieux.
— Tu n’as pas déjà employé cette technique pour un des types du groupe « Vie intérieure et puissance » ? a demandé Ryan.
Il se référait à une affaire vieille de plusieurs années sur laquelle nous avions travaillé ensemble – des étudiants de McGill embrigadés dans une secte par un fou sociopathe en quête d’immortalité. C’était grâce à une ébauche similaire que Lucien et moi avions pu établir qu’un squelette découvert en Caroline du Sud dans une tombe peu profonde à proximité de l’endroit où la secte avait sa communauté était bien celui d’un des disparus.
— Oui. Quoi de neuf avec Chantal ?
— Prison à domicile. Le juge a bien voulu lui donner une seconde chance.
Hier soir, laissant Ryan sur place expliquer la situation aux flics, j’avais ramené Chantal chez elle. Ce matin, il devait passer voir si elle y était toujours.
— Tu crois que sa mère saura la surveiller ?
— Comparé à ce qui l’attend pour un petit bout de temps, je serais tenté de dire que Manuel Noriega est libre comme l’air.
— Elle était plutôt soumise, hier soir.
— Ouais, elle avait un peu mis la sourdine à son côté « Je vous emmerde, allez vous faire foutre » !
Ryan avait l’air tendu. Ce n’était pas étonnant, il devait faire l’objet d’une enquête interne, comme toujours à Montréal dès qu’un coup de feu est tiré par la police. Pour préserver l’impartialité, c’est la section homicide de la CUM qui vérifie les officiers de la SQ, et inversement. Hier soir, au moment de partir avec Chantal, j’avais vu Ryan remettre son arme à un officier de cette brigade.
— Et de ton côté, comment ça va ?
Il a haussé les épaules.
— Deux types déclarés morts à leur arrivée à l’hôpital, l’un d’eux abattu par moi.
— Tu étais bien obligé de tirer, Ryan, et ils le savent.
— C’est quand même à cause de moi que la rue Sainte-Catherine est devenue OK Corral.
— Ce type venait de tuer Nordstern et s’apprêtait à prendre une femme en otage.
— Ils t’ont appelée ?
— Pas encore.
— Tu ne t’ennuieras pas, crois-moi.
— Je leur dirai exactement ce qui s’est passé. Le tireur a été identifié ?
— Un Guatémaltèque, Carlos Vicente.
— Ce con avait son passeport sur lui pour aller zigouiller quelqu’un ?
Ryan a secoué la tête.
— Non, la clef de sa chambre à la Days Inn de la rue Guy. Ses papiers étaient dans un sac de voyage.
— Pas très professionnel.
— On a aussi retrouvé deux mille dollars américains et un billet d’avion pour Phoenix.
— Et quoi d’autre ?
— Un slip crade.
J’ai fusillé Ryan du regard.
— J’ai appelé Galiano pour qu’il fasse des recherches. A priori, rien. Il va creuser.
— Et Nordstern ?
— Il est plutôt mal parti pour le Pulitzer.
Second regard assassin de ma part. Ryan a enchaîné comme si de rien n’était.
— Je suis en route pour l’hôtel Saint-Malo. Comme tu étais pote avec lui, je me suis dit que tu voudrais peut-être venir.
— Ma cliente attend ses soins du visage.
— Je peux la finir tout seul, Dr Brennan, a proposé Lucien sur le ton du remplaçant dans l’équipe de foot du lycée qui se voit soudain auréolé de gloire.
J’ai dû avoir l’air dubitatif, car il a insisté : « Laissez-moi essayer », du ton sur lequel il aurait dit à l’entraîneur : « S’iou plaît, m’sieur, faites-moi jouer ! »
Pourquoi pas, après tout ? Au pire, si son ébauche ne me paraissait pas conforme, j’en referais une autre moi-même.
— OK. Le faciès entier, alors. Mais sans forcer sur les traits. Assurez-vous qu’ils correspondent bien à l’architecture osseuse.
— Allons-y* ! a lancé Ryan.
— Allons-y* !
Le Saint-Malo, rue du Fort, à environ six pâtés de maisons du Forum Pepsi, était un petit hôtel sans prétention. Son propriétaire, grand et squelettique, avait l’œil gauche qui disait merde à l’autre et la peau couleur de thé vieux d’un jour. Pas très enthousiaste à la perspective de nous ouvrir la chambre, le patron. L’insigne de Ryan l’a convaincu. La chambre n’était pas plus grande qu’une cellule et avait, à peu de chose près, une ambiance identique : propre, fonctionnelle et sans chichis. L’inventaire du mobilier m’a pris trois secondes : lit en fer, armoire vieillotte, commode vieillotte, table de nuit vieillotte, Bible de Gideon. Pas un objet personnel en vue, rien dans la commode ou dans l’armoire. Une salle de bains un peu plus habitée : brosse à dents, dentifrice Crest, rasoir jetable, Gillette Cool Wave pour peaux sensibles, gel Dippidy-Do. Savon fourni par l’hôtel.
— Pas de shampooing, ai-je fait remarquer quand Ryan a écarté le rideau de douche du bout de son stylo.
— Voyons, avec du Dippidy-Do, ce serait superflu !
Retour dans la chambre.
— Eh bien, voilà un monsieur qui voyageait léger, a déclaré Ryan en tirant un sac de dessous le lit.
— Mais malin, quand même, sachant se mêler aux indigènes.
— Tu dis ça parce que c’est un sac de sport ?
— Pas de sport, de hockey.
— Je te ferai remarquer que la National Hockey League a vingt-quatre magasins en franchise au sud de la frontière.
— En tout cas, le hockey n’avait pas gâché son bon goût américain en matière de mode.
— Tu parles, chez vous les gens portent des fromages sur la tête !
— Tu vas l’ouvrir, ce sac, oui ou non ?
Sous mon regard attentif, Ryan en a extrait plusieurs chemises et un pantalon kaki.
— Amateur de boxer-shorts, a-t-il proféré en brandissant l’objet entre le pouce et l’index.
Il a plongé à nouveau la main dans le sac. Cette fois-ci, un passeport.
— Américain.
— Tu me le passes ?
Ryan me l’a remis, ouvert. Nordstern devait avoir des problèmes de cheveux, le jour où la photo avait été prise. Et il n’avait pas l’air non plus d’avoir eu son content de sommeil, la nuit d’avant. Il était pâle, avec des valises sous les yeux. J’ai ressenti une nouvelle bouffée de remords. Non, je n’avais pas aimé ce type, mais je ne lui aurais jamais souhaité de finir ainsi. En voyant ses affaires éparpillées sur le lit, je me suis demandé s’il avait une femme ou une petite amie. Des enfants, peut-être. Qui allait les prévenir de sa mort ?
— Apparemment, il n’avait pas encore croisé la route du Dippidy-Do quand il s’est fait tirer le portrait, a dit Ryan.
— Ce passeport a été délivré l’année dernière... Né à Chicago, le 17 juillet 1966. Et moi qui ne lui donnais même pas trente ans.
— C’est le Dippidy-Do. Ça vous gomme les années.
— Tu as bientôt fini, avec ce gel ?
Ryan ne riait pas de la mort de Nordstern, il faisait plutôt de l’humour de flic pour chasser la tension. Ça m’arrivait aussi. Pourtant, sa désinvolture commençait à m’agacer. Il a sorti encore quatre livres du sac. Je les connaissais tous. Guatemala : Getting Away with Murder ; Las Masacres en Rabinal ; State Violence in Guatemala : 1960-1999 ; Guatemala : Never Again.
— Finalement, il faisait peut-être vraiment une enquête sur les droits de l’homme.
Ryan a ouvert la fermeture Éclair de la poche latérale.
— Ho, ho...
Un billet d’avion, une clef et un carnet de notes à spirale. J’ai attendu gentiment qu’il lise les données du billet.
— Arrivé à Montréal jeudi dernier par le vol American Airlines.
— Le 1257 avec escale à Miami ?
— Ouais.
— C’est celui que j’ai pris avec Mme Specter.
— Et tu ne l’as pas vu ?
— Nous étions en première, à l’avant. Nous sommes montées en dernier et descendues en premier. À l’escale, nous étions dans le salon des premières.
— Peut-être bien qu’en effet Nordstern te suivait.
— Ou l’épouse de l’ambassadeur.
— Juste.
— C’est un billet aller-retour ?
— Retour open.
J’ai regardé les affaires étalées sous nos yeux. Visiblement, Nordstern comptait revenir au Saint-Malo. Se savait-il menacé ? Avait-il seulement songé qu’on pouvait l’éliminer ?
Ryan examinait l’étiquette en plastique attachée à la clef.
— Hôtel Todos Santos, Calle 12, zone 1.
— Autrement dit : Nordstern prévoyait de retourner au Guatemala.
Il a ouvert le carnet à spirale. Une enveloppe blanche carrée en est tombée. Au bruit, j’ai deviné ce qu’elle contenait. Je l’ai ramassée et ouverte. Un CD-Rom. Sur l’étiquette, cinq majuscules au stylo-bille : SCELL.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? s’est écrié Ryan.
— Du rock punk ? ai-je répondu, vexée de mon ignorance dans ce domaine.
— Du rock fossilisé ?
— Et si c’était un code en espagnol ?
Je n’y croyais guère moi-même.
— Squelette ? a suggéré Ryan.
— Avec un c ?
— Il était peut-être nul en orthographe.
— Pas un journaliste !
— Cell comme cellulaire... Un portable ?
— S-cell. Celui de Specter ! avons-nous crié tous les deux en même temps.
— Putain ! Tu crois que Nordstern écoutait le portable de la gamine ?
Une image de la mère de Chantal parlant de sa migraine sur le pas de la porte s’est imposée à mon esprit.
— Tu te souviens, Mme Specter a parlé de petits jeux à propos de son mari ?
— Tu veux dire que l’ambassadeur aurait la fermeture Éclair rapide ?
— Peut-être que Nordstern se fichait complètement de Chantal.
— Et qu’il l’utilisait comme appât pour un plus gros poisson ?
— Qui sait s’il n’avait pas ça en tête quand il m’a dit que je faisais fausse route.
— Un ambassadeur qui fait des fredaines, ce n’est pas le scoop de l’année.
— Non, évidemment, ai-je convenu.
— Zigouiller quelqu’un pour conduite scabreuse, ce n’est pas très solide comme motif.
— Et si les poils retrouvés sur le jean d’une fille assassinée proviennent du chat d’un ambassadeur ?
— Dans ce cas-là, le poisson fait au moins vingt-cinq kilos !
— Nom de Dieu !
— Quoi ?
— Je viens juste de me rappeler un truc.
« Accouche ! » m’a signifié Ryan d’un geste.
— Les deux membres de notre équipe qui ont été abattus alors qu’ils revenaient à Chupan Ya, tu te rappelles ?
— Oui.
— Carlos est mort, mais Molly a survécu. Elle est rentrée au Minnesota.
— Dans quel état ?
— Elle devrait se remettre complètement. Avant de quitter le Guatemala, je suis allée la voir à l’hôpital, avec Mateo. Ses souvenirs étaient confus, mais elle croyait se rappeler que les attaquants avaient parlé d’un inspecteur. Mateo et moi, on s’est dit que ça pourrait bien être Specter.
— Alors là, le poisson ferré n’est même pas une baleine, c’est carrément Moby Dick.
J’ai remis le CD dans l’enveloppe. Quand j’ai relevé la tête, les yeux de Ryan étaient vrillés sur moi. Et ils ne riaient pas.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Pourquoi est-ce qu’un journaliste de Chicago filerait des gens jusqu’à Montréal pour une affaire qui se passe au Guatemala ? Pense à ça.
Je l’avais déjà fait.
— Nordstern était sur un coup tellement fumant qu’on n’a pas hésité à le zigouiller en pays étranger.
Ça aussi, j’y avais pensé.
— Garde bien ta tête sur tes épaules, Brennan. Les gens qui ont explosé Nordstern sont impitoyables. Ils ne s’arrêteront pas là.
J’ai senti la chair de poule remonter le long de mes bras.
Un moment a passé. Ryan a souri. Il avait réintégré la peau de son personnage de flic j’m’en foutiste.
— Je vais dire à Galiano de se brancher sur le Todos Santos.
— À ta place, je lui tomberais direct sur le poil, à Specter, pendant que je termine le faciès au labo. Et pas de quartier ! Après, on visionnera le CD-Rom de Nordstern, on épluchera son carnet et on aura une petite idée du coup sur lequel il était.
Large sourire de Ryan.
— Merde alors, la rumeur dit vrai !
— Quoi donc ?
— Que tu es le cerveau de l’opération.
J’ai résisté, non sans mal, au plaisir de lui refiler un coup de pied dans la cheville.
L’appel m’est parvenu pendant que je secouais mon parapluie pour en faire tomber l’eau. La dernière personne au monde dont j’avais envie d’entendre la voix. C’est avec l’enthousiasme que je réserve aux inspecteurs des impôts, aux gars du Ku Klux Klan et aux musulmans intégristes que je l’ai invité à venir dans mon bureau.
Le sergent-détective Luc Claudel a fait son entrée dans les minutes qui ont suivi. Le dos raide, les traits crispés dans son habituel rictus de mépris. Je me suis levée, mais en restant derrière mon bureau.
— Bonjour, monsieur Claudel. Comment ça va* ?
N’attendant pas de salutation en retour, je n’ai pas été déçue.
— Je dois vous poser certaines questions.
Claudel me considère comme un mal nécessaire, statut qu’il m’accorde à contrecœur en raison des succès que j’ai remportés dans plusieurs cas d’homicide relevant de la CUM. Son attitude à mon égard est systématiquement froide, réservée et résolument francophone. Le fait qu’il se soit adressé à moi en anglais m’a étonnée.
— Prenez un siège.
Il s’est assis.
Je me suis assise.
Il a posé un magnétophone sur mon bureau.
— Cette conversation sera enregistrée.
Bien sûr que je n’y vois pas d’inconvénient, sale connard à face de chouette. Tout haut, je me suis bornée à un :
— Comme vous voudrez !
Claudel a mis l’appareil en marche, indiqué le jour, l’heure et le nom des intervenants.
— Je suis chargé de l’enquête sur la fusillade d’hier soir.
Oh, jour béni du ciel ! J’ai attendu.
— Vous étiez sur les lieux ?
— Oui.
— L’homme était-il armé ?
— Il avait un Luger 9 mm.
— L’homme a-t-il eu un mouvement indiquant son intention de tirer ?
— Ce salopard a abattu Nordstern, puis a tourné son pistolet sur Ryan.
— N’allez pas plus vite que moi, je vous prie.
Le petit espace rempli d’air entre mes molaires supérieures et inférieures s’est réduit à zéro.
— Suite au coup tiré sur Olaf Nordstern, le lieutenant-détective Ryan a-t-il ordonné au bandit de jeter son arme ?
— Plus d’une fois.
— Le bandit armé s’y est-il conformé ?
— Il a attrapé une femme recroquevillée sur le trottoir. Celle-ci a demandé à être excusée pour motif de responsabilité parentale, mais je crois que sa demande a été rejetée.
Les sourcils de Claudel ont formé un V au-dessus de ses yeux.
— Dr Brennan, je vais vous demander une nouvelle fois de me laisser mener l’entretien à ma façon.
Normal.
— Le bandit armé a-t-il tenté de prendre un otage ?
— Oui.
— À votre avis, l’otage était-il clairement et précisément en situation de danger ?
— Si Ryan n’avait pas agi, son espérance de vie n’aurait pas excédé trois minutes.
— Quand le lieutenant-détective Ryan a tiré, le bandit armé a-t-il déchargé son arme ?
— Il a failli badigeonner le Forum avec mon cortex cérébral.
Les lèvres de Claudel se sont comprimées en un trait rectiligne. Il a pris une longue inspiration et a relâché l’air par ses narines rigides et pincées.
— Pourquoi étiez-vous au Forum, Dr Brennan ?
— Je cherchais la fille d’une amie.
— Étiez-vous en mission officielle ?
— Non.
— Pourquoi le détective Ryan était-il au Forum ?
Que se passait-il ? À coup sûr, Ryan avait déjà répondu à ces questions.
— Il avait rendez-vous avec moi.
Enfin, les yeux de chouette se sont concentrés sur les miens.
— Le détective Ryan était-il là en mission officielle ?
— Non, pour me draguer.
Nos regards se sont accrochés l’un à l’autre, comme les lutteurs dans Smack Down.
— À votre avis, Andrew Ryan a-t-il agi correctement en abattant Carlos Vincente ?
— Il a été super.
Claudel s’est levé.
— Merci.
— C’est tout ?
— Pour le moment.
Claudel a coupé l’enregistrement et empoché l’appareil.
— Bonjour, madame*.
Comme d’habitude, Claudel m’avait foutue dans une rogne telle que j’ai craint l’embolie. Pour me remettre, je suis allée me chercher un Coca light au distributeur de l’entrée. Je l’ai bu dans mon bureau, les pieds sur le rebord de la fenêtre, en mangeant le sandwich au thon et les petits gâteaux Oreo que j’avais apportés de la maison.
Douze étages plus bas, un chaland remontait le Saint-Laurent dans le brouillard. Des camions lilliputiens aspergeaient le pont Jacques-Cartier depuis les bords. Les voitures glissaient sur l’asphalte brillant en soulevant des gerbes d’eau sous leurs pneus. Les piétons se hâtaient, la tête rentrée dans les épaules. Les parapluies multicolores étaient les seules taches de gaieté dans ce monde détrempé.
Ma fille et moi sourions sur une plage de Caroline. Autre lieu, autre temps. Temps heureux.
Au dernier gâteau sec, je me suis convaincue que la brièveté de l’entretien avec Claudel était bon signe. Si les actes de Ryan avaient soulevé le moindre souci, il se serait fait un plaisir de me retourner sur le gril.
Absolument.
Dans le cas présent, bref était synonyme de bien.
Une heure vingt à ma montre. L’heure d’aller voir où en était Lucien.
J’ai fait une boule de mes papiers gras et j’ai visé la poubelle. Panier. Sur ce, je suis allée à l’imagerie.
Lucien était parti déjeuner, mais l’image composite me fixait de l’écran.
Un seul coup d’œil, et mon calme difficilement retrouvé s’est brisé comme un pare-brise dans un film de Schwarzenegger.