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Montségur, mars 1244.
Le second jour de mars, Pierre Roger de Mirepoix fit réunir les responsables militaires et religieux de Montségur. La situation n’était plus tenable ; le prochain assaut enlèverait le fortin que continuaient de harceler les tirs de la catapulte géante. Les femmes et les enfants, les soldats eux-mêmes, étaient à bout de nerfs.
« Il nous faut décider aujourd’hui si nous voulons rester maîtres de notre destin, déclara le seigneur de Mirepoix. Il est impossible de résister plus longtemps dans un château en ruine où s’accumulent chaque jour les décombres, les blessés, les cadavres. Nos réserves en vivres et en armes s’épuisent.
— Nous ne pouvons plus intervenir dans les choses humaines. Nous sommes entre les mains de Dieu, dit Alix qui parlait pour les Parfaites.
— Certes, mais Celui-ci laisse à chacun la liberté de choisir son sort terrestre, appuya l’évêque Bertrand Marty.
— Si nous ne faisons rien, à la prochaine attaque, nous serons tous passés au fil de l’épée ou jetés sans distinction sur un bûcher.
— Nous rejoindrons ainsi le plérôme divin, répondit Alix, avec de la fièvre dans le regard.
— Rien n’est sûr ; l’homme ne décide pas à la place de Dieu, répondit l’évêque cathare.
— Tous ne veulent pas mourir, répliqua sèchement le chef militaire de Montségur. Les soldats, les enfants, souhaitent poursuivre leur existence sous le soleil de Dieu.
— Souhaitez-vous vivre ? l’interpella Alix.
— J’ai une épouse et un jeune fils. Si la guerre me la laisse, je préfère le parti de la vie.
— Tous n’ont pas encore décidé de leur choix, reprit Bertrand Marty. Il nous faudrait du temps et un peu de paix. Les derniers consolaments se sont déroulés dans la panique des combats et des bombardements. »
Bernard de Cazenac restait silencieux, balançant entre les deux camps. Il ne pouvait se résoudre à la fin de tout ce qu’il aimait.
« Je vais négocier une trêve auprès de nos ennemis, conclut Mirepoix. Elle sera la condition de notre reddition. »

Pierre Roger quitta le castrum accompagné d’une petite escorte. L’attente parut interminable aux défenseurs de Montségur. Leur vie, leur avenir s’ils en avaient un, le destin tragique auxquels certains aspiraient : tout était suspendu à une décision étrangère. Les minutes, tombant comme des gouttes de plomb, s’étaient substituées dans leur angoisse aux tirs des catapultes. Le sire de Mirepoix revint le soir avec des propositions très avantageuses, quasiment inespérées, pour les assiégés.
« Nous avons quinze jours, dit le chef militaire. Tous les laïcs, civils ou soldats, pourront quitter librement le château. Après avoir répondu aux questions des inquisiteurs, ils pourront aller où bon leur semble, sans aucune poursuite ni pénitence.
— Même ceux qui ont participé à l’exécution des dominicains à Avignonet, demanda un sergent qui craignait la corde.
— Oui, j’ai obtenu de l’évêque la révocation de leurs condamnations.
— Pour les Parfaits et les Parfaites, quel sort nous réserve-t-on ? s’enquit Alix.
— Tous ceux qui abjureront leur foi seront sauvés. Pour les autres, le bûcher les attend.
— Ils sont bien généreux de ne pas tous nous massacrer. Lorsqu’un siège dure trop longtemps, les soldats s’impatientent de rougir leurs épées dans le fourreau des corps.
— Ils savent ce qu’ils font, dit Bertrand Marty. Les Bons Chrétiens ne trahissent pas leur foi.
— Nous avons deux semaines pour décider. »

Les derniers jours de Montségur brillèrent d’une indéfinissable lumière. Certains, peu nombreux, croyaient encore en un possible secours. Un sauveteur de la der nière heure allait venir les libérer. Dieu ne pouvait vouloir un tel désastre. Bertrand de la Vacalerie, le constructeur de la catapulte, annonçait à qui voulait l’entendre que Raymond VII, le comte de Toulouse, était en marche avec une immense armée. Si Pierre Roger avait demandé une longue trêve, c’était pour lui permettre d’arriver à temps. Le sire de Mirepoix détournait la tête avec tristesse, lui qui savait le comte en Italie à l’heure présente. Mais la plupart s’abîmaient dans la prière. Les Parfaits confirmaient la convenenza des croyants qui avaient choisi de mourir.
Ce furent deux semaines d’intense activité sur le pog. Chacun se préparait au départ, mais la destination n’était pas la même. L’Église cathare en profita pour mettre ses affaires en ordre et distribuer le consolament à celles et ceux qui choisirent de faire une bonne fin. L’ambiance était étonnamment calme et sereine. C’en était fini du fracas des batailles, des ordres hurlés, des boulets tombant les uns après les autres. Le beau temps persistait malgré l’hiver, et le pog semblait un paradis, la porte de la Terre Nouvelle de l’Apocalypse de Jean. À la hâte, les soldats réparaient les maisons pour donner à ces derniers jours un peu de confort, une apparence d’ordre et de bien-être. Ceux qui avaient choisi de mourir distribuaient à ceux qui survivraient les biens matériels dont ils n’auraient plus besoin. L’un recevait des souliers, l’autre un bonnet ; parfois deux sous ou une bourse changeaient de mains. Tous les sergents reçurent leur solde, accompagnée d’une prime généreuse.
« Celui qui se présente devant Dieu doit voyager léger », avait dit Bertrand Marty.

Chose étrange, nombre de soldats demandaient à recevoir le consolament des mourants. Ces mercenaires, gens de sac et de corde pour la plupart, qui étaient venus défendre Montségur pour de l’argent, impressionnés par la foi qui y régnait, convaincus de la justesse de la religion cathare par la détermination, le courage et l’exemplarité des communautés, préféraient par dizaines mourir à Montségur.
« Le plus difficile du chemin pour notre salut est déjà fait ; il ne nous reste qu’à périr, dit le sergent Guillaume Delpech à Bernard de Cazenac.
— Ma femme Bruna a opté pour le bûcher ; je reste avec elle », dit Arnaud Domergue, un autre sergent.
L’évêque rassembla, dans la grande salle du château qui tenait encore debout, quelques responsables religieux, ainsi que Pierre Roger de Mirepoix et Bernard de Cazenac.
« Il nous reste une mission à accomplir avant la reddition ultime. Nous devons sauver le trésor de l’Église cathare, le soustraire à la rapacité de nos ennemis. Il ne nous appartient pas en propre, une partie est destinée à aider les plus pauvres, pour le reste, ce sont des fonds reçus en dépôt pour le compte de tiers. Ces dettes, nous devons les rembourser. Depuis dix ans, les sommes en numéraires affluent sur le pog.
— Le chiffre est-il important ? demanda le chef militaire de Montségur.
— J’ai moi-même apporté quatre cents sous toulzas, dit Bernard. Ce sont les avoirs de nos frères de Castelsarrasin et de Montauban.
— Nous allons vous remettre une partie de la somme, dit l’évêque à Pierre Roger, avec laquelle vous achèterez des complicités. D’ici deux nuits, les gardes devront tourner leur regard et laisser passer nos hommes. »
Une couverture de laine alourdie du poids des pièces fut déposée aux pieds du sire de Mirepoix, qui s’inclina devant le prélat. Son rôle de guerrier était achevé, il était aux ordres de la foi.
« Voici les hommes auxquels l’Église confie son trésor. Il ne s’agit pas seulement d’argent, mais aussi de nos livres sacrés, qui ne doivent pas être brûlés avec nous, afin que la parole ne se perde pas. » Trois Parfaits s’avancèrent. Ils avaient pour noms Amiel Aicart, Hugon et Peytavi.
« D’ici trois nuits, ils descendront à l’aide de cordes dans une petite grotte située sous le château. Dans cinq jours, après l’holocauste, ils quitteront la région par le col de la Cadène et gagneront la spoulga fortifiée de Soulombrié, puis le château d’Usson où les attend un guide sûr, avant de partir pour l’Italie. Ainsi sera pérennisée dans le coeur des hommes la foi des cathares occitans. Mais la route de la Lombardie est périlleuse et les pièges sont nombreux.
— Mon frère Bernard, dit Bertrand Marty en se tournant vers le chevalier, ces hommes sont des Parfaits, ils sont non violents. Tu es un soldat et tu connais nos convictions comme nos pratiques. Je souhaiterais que tu les escortes. »
Bernard se tourna vers l’évêque, puis vers Alix.
« Je n’ai pas encore pris ma décision, balbutia t-il. Je dois réfléchir.
— Alors, fais vite ! Ces trois hommes auraient préféré nous suivre sur le bûcher, mais leur devoir les oblige à vivre, à poursuivre le chemin parmi la pourriture. Tu dois choisir le tien. N’oublie pas que tu es porteur d’un grand secret concernant notre religion. Tu dois le préserver pour l’avenir.
— Il est parfois plus facile de faire son devoir que de le connaître. »

Une longue file s’allongeait pour adorer Bertrand Marty et obtenir le viatique pour l’au-delà. Tout naturellement, Bernard se mit sur les rangs, parmi ces gens simples que l’idée de mourir dans l’atrocité des flammes n’effrayait pas. Les femmes, certaines âgées, d’autres jeunes et avenantes, venaient recevoir le consolament comme un ultime hommage au catharisme, pour le respect qu’il avait de leur sexe. Le dilemme était parfois douloureux, comme pour Guillemette Aicart qui abandonna son mari pour marcher au supplice. Des personnes nobles se mélangeaient au peuple : l’écuyer Raymond de Marceille, le chevalier Brezillac de Cailhavel. Tous embrassaient délibérément la mort. Bernard se présenta devant l’évêque cathare.
« Je demande à réintégrer le sein de notre Église, déclara-t-il. Je demande pardon des crimes que j’ai commis en combattant pour la défense de Montségur. Ils sont dignes d’un homme, mais non du Parfait que j’ai été, et que j’ai cessé d’être.
— Ta foi te sauve, et aussi ton courage, lui répondit simplement Bertrand Marty en lui imposant les mains. Tu es apte à reprendre ta place dans la communauté des croyants revêtus. Suis-moi et tu seras sauvé ; mais surtout, suis ton devoir. »
Bernard lut dans le regard d’Alix un bonheur absolu. Ils étaient de nouveau réunis, comme aux plus belles heures de leur amour. Mieux qu’avant même. Ils allaient ensemble accomplir le salut de leur âme, la réintégrer dans le plérôme divin, la fondre en une seule et même entité. L’aboutissement de tout amour véritable, l’amour fusionnel.

Le chevalier de Cazenac pouvait aisément sauver sa vie ; on lui proposait une alternative qu’il était facile de suivre. Il n’avait nul goût pour le bûcher ; plutôt mourir en combattant. Mais il ne pouvait abandonner Alix. Profitant de l’ambiance relâchée, il s’approcha d’elle.
« Vivre ou mourir ? Je n’aspire qu’à te suivre, Alix. Que tes pas te guident vers la liberté ou l’horreur du bûcher, je te suivrai.
— Tu dois faire ce que notre Église t’ordonne. Sers-la et préserve ton existence. Je connais ta peur des flammes ; tu n’es pas prêt, encore, à rencontrer Notre-Seigneur.
— Qui peut se dire prêt pour une telle abomination ! N’avons-nous pas suffisamment expié la mort de notre fille ! Comment pouvons-nous servir le mieux notre religion ? En sauvant ce qu’il en reste ou en mourant avec elle ? Aide-moi, Alix ! Tu es ma force. Je n’exige pas le retour à la vie commune, mais, par pitié, ne m’abandonne pas !
— Bernard, chaque jour d’une Parfaite consiste à apprendre à mourir. Je me suis engagée très avant sur une voie qui n’admet pas de retour en arrière, après tant d’années d’efforts et de souffrances pour me détacher du monde et de toi. Tu ne peux m’y rejoindre.
— Mais je ne peux renoncer à toi. J’ai revêtu l’habit des Parfaits ; je l’ai rejeté pour combattre ; je l’ai repris aujourd’hui pour mourir… mais pas sans toi ! Je t’aime plus que tout.
— Moi aussi je t’aime, Bernard. Nous nous retrouverons plus tard, avec Blanche près de nous. Mais pour l’heure, et par amour pour moi, tu dois accomplir l’ultime mission que t’a confiée notre évêque.
— Pas sans toi, Alix, pas sans toi ! Si tu restes, je reste aussi, par amour pour toi. »