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Castelsarrasin,
1228.
Des années passèrent, lentes et brûlantes, au
cours desquelles la déception succéda à la joie, dans les coeurs
toulousains, comme dans celui de Bernard de Cazenac. Ses amis
périgourdins et quercynois, Gaillard de Beynac et Jehan de Turenne
en tête, avaient regagné leurs provinces. Dans la grande salle
seigneuriale du palais que lui avait offert le comte de Toulouse,
le seigneur cathare était triste, d’une profonde mélancolie malgré
le beau soleil du Midi qui illuminait et chauffait la pièce aux
larges ouvertures. Triste et seul.
Après la mort de Simon de Montfort, le parti
occitan avait cru à la victoire et au retour des beaux jours.
Devant la fenêtre, l’oiseau s’était mis à chanter. Les Français
s’étaient enfuis ; la croisade avait échoué. Terrifiés, les
évêques les plus compromis avaient gagné le
nord du royaume, ou s’étaient enfermés dans leurs cathédrales. Le
catharisme était réapparu en pleine lumière, sous la protection du
comte de Toulouse. Les troubadours avaient repris leur luth et leur
plume, et le beau chant résonnait à nouveau dans des châteaux
rendus à leurs légitimes propriétaires. Le trépas de Montfort avait
provoqué, dans tout le sud du comté, comme un émerveillement de
printemps renaissant. Tout semblait refleurir en nouvelle lumière.
Comminges et Foix, Quercy, Agenais et Périgord, Albigeois et
Lauragais, toutes les provinces occitanes, autrefois opposées et
rivales, se sentaient unies et prêtes à défendre une culture
commune qui avait bien failli disparaître. Mais la paix fut de
courte durée.
Raymond VI trépassé lui aussi, les fils
poursuivirent la guerre des pères. Amaury de Montfort et Raymond
VII revendiquaient tous deux le titre de comte de Toulouse. Bernard
reprit les armes, et combattit comme un lion. Et les horreurs
réapparurent, comme surgies des cimetières débordant des morts des
anciennes querelles. Ses voisins de Marmande, livrés aux soudards
aux ordres des Français, furent tous passés au fil de l’épée.
Chevaliers, dames, petits enfants, hommes et femmes de toutes
conditions furent dépouillés de leurs vêtements et coupés en
morceaux. Les membres et pièces de chair jonchaient le sol comme
s’ils étaient tombés en pluie. Enfin la ville fut brûlée. Le
Périgourdin n’avait rien pu faire pour éviter ce massacre imprévu.
Une nouvelle fois, il s’était porté au secours de Toulouse et avait
desserré l’étau qui la menaçait. Il s’était ensuite illustré dans
la conquête de Castelsarrasin, une des trois
places qui commandaient l’accès septentrional de la ville rose, et
en avait chassé Humbert de Beaujeu, sénéchal de France, cousin du
roi Louis VIII.
« Voici une place fort belle, riche et bien
défendue. Elle est à toi, seigneur de Cazenac, si tu veux bien
délaisser pour l’heure tes forteresses du Périgord, lui proposa
Raymond VII.
— C’est un honneur bien grand, que j’accepte
pour le plaisir de vous servir, messire comte. »
La ville était sûre, et le catharisme s’y révélait
majoritaire. Mais la joie ne brillait plus dans le regard du
Périgourdin. Nulle flamme, hormis sa science de la guerre, ne
semblait plus l’animer. Il était las des combats incessants, son
corps réclamait la paix et le repos. Et surtout, depuis la mort de
Montfort, il était seul.
Devant le corps de son ennemi, sous les murs de
Toulouse, dix ans plus tôt, Bernard avait vu l’inquiétude succéder
à la fierté. Il avait tourné son regard vers la ville, en direction
du trébuchet fatal. Debout sur les remparts, se détachant sur le
bleu du ciel d’été, la silhouette d’Alix dominait la bataille comme
Athéna sur les murailles de Troie. Alix, son épouse aimée et
victorieuse. Sa grande et belle dame paraissait hautaine et
gigantesque, comme si elle présidait à la destinée des humains. Sa
robe noire et ses longs cheveux de nuit dont le chignon s’était
défait dans l’ardeur de l’action claquaient au vent violent qui
s’était levé depuis les Pyrénées. Le vent l’emportait ; il la
sentait partir.
Quelques jours plus tard,
le palais de leur hôte les vit se retrouver pour une ultime fois.
La liesse générale leur était pesante.
« Ma mie, mon âme, Blanche, notre fille, est
vengée. Son esprit est libéré, et, peut-être, Notre-Seigneur Jésus
a-t-il eu pitié de son innocence, et l’a-t-il accueillie dans son
plérôme ?
— Tu sais bien que cela est impossible. Seule
une Parfaite peut échapper au cycle des réincarnations. Elle devra
revenir dans cet enfer terrestre.
— Peut-être y trouvera-t-elle, à présent,
quelque paix !
— Les Français reviendront ; ils sont
plus nombreux que des puces sur un chien. Notre cause est
perdue.
— Rien n’est fait, je n’ai pas encore eu à
utiliser mon talisman. Nous pourrions attendre ensemble la nouvelle
enveloppe corporelle de notre fille, et l’aider à se libérer.
— Ton idée est séduisante, mais erronée. Il
n’est pas permis aux hommes de connaître leurs vies antérieures, ni
le sort que leur réserve la métempsychose. La chair est péché.
Satan n’a-t-il pas pris la forme d’une femme pour apparaître aux
hommes, et celle d’un homme pour séduire les femmes et les
entraîner tous dans l’enfer de la création ? J’ai tenu ma
promesse, j’ai vengé ma fille. Maintenant, je dois expier mes
fautes et devenir Parfaite, pour l’amour de Dieu. Ne me retiens
pas !
— Et nous ? Qu’adviendra-t-il de nous,
ma mie ?
— Hommes et femmes doivent se séparer sur le
chemin de la perfection, tu le sais bien. Nous allons à présent
suivre des destins différents. Que Dieu te garde !
— Ne regrettes-tu pas
nos amours, la douceur de nos étreintes, la Joie qui donnait
jouissance à nos corps physiques comme à nos âmes ? As-tu
oublié ? »
Alix se blottit dans les bras de son époux, comme
au temps de leurs jeunes amours. Comme son corps lui paraissait
solide et protecteur ! Elle aimait l’odeur de sa peau et sa
douceur si bien cachée sous la cuirasse du guerrier. Elle voulait
s’en revêtir. L’aimer, l’aimer une dernière fois. Ils quittèrent
leurs vêtements avec mélancolie, puis l’excitation gagna leurs
chairs. Il la caressa longuement, explorant son intimité, puis la
prit avec douceur, dans un ample mouvement de tout son être,
plongeant son regard dans le noir infini de ses yeux. Elle gémit,
cria de plaisir ; puis un long soupir les réunit.
« Ne crains-tu pas d’avoir enfreint la
règle ? lui dit-il.
— Je ne suis pas encore entrée dans les
ordres cathares.
— Fais-moi porter de tes nouvelles.
— Je m’y efforcerai, si Dieu le veut. Comment
pourrais-je t’oublier ! »
Le lendemain, elle était partie.
Malgré la douleur que lui causait cette absence,
Bernard n’avait rien tenté pour priver Alix de la destinée qu’elle
avait librement choisie. L’appel de Dieu ne se discutait pas.
C’était un rival impitoyable et jaloux qui ne rendait jamais celles
qui s’étaient données à Lui. Il se plongea dans la guerre, avec
ardeur, mais sans joie. Puis, lorsque la trêve lui permit de
déposer les armes, il se consacra à la bonne
gouvernance de la cité de Castelsarrasin, s’efforçant d’y faire
régner un ordre juste. Hugues de Vassal, quand il ne parcourait pas
les routes du Quercy et du Périgord pour y rétablir la foi cathare,
et le moine Augustin, son ami, sa caution auprès des autorités
papales, furent ses conseillers tout au long des années où il
conserva son fief. Albigeois et catholiques n’eurent pas à se
plaindre de ce seigneur avisé qui régnait par la sagesse. Il avait
repris à son compte la prière du roi Salomon. « Accorde à ton
serviteur un coeur intelligent pour juger ton peuple, pour
discerner le Bien du Mal. » Son appel avait été entendu,
transformant le soldat redoutable en un administrateur estimé.
Bernard se surprit lui-même dans ce rôle, lui qui avait tant aimé
la guerre. La solitude qui le rongeait lui avait appris la
patience.