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« Il est arrivé ! L’ogre de la vallée de
Chevreuse, le vampire assoiffé de sang a franchi le fleuve suivi de
ses soudards portant la croix cousue. »
Bernard de Cazenac avait regagné son fief
principal de Castelnaud lorsque la nouvelle lui fut annoncée. Simon
de Montfort était en Périgord, précédé d’une réputation sanguinaire
qui vidait devant lui châteaux et forteresses et faisait déserter
les troupes les plus sûres. Les chevaliers bardés de fer, qui
marchaient en colonnes compactes, ne rencontrèrent que des remparts
déserts et des portes battantes. Fous de terreur, les gens
s’enfuyaient, les bras au ciel, par les champs labourés.
Ce n’était pas seulement comme chef des croisés
que Simon de Montfort avait entrepris sa campagne militaire de
l’été 1214, mais en tant que comte de Toulouse, titre qu’il avait
officiellement reçu après la destitution de Raymond VI. Il venait
sur ses terres mettre au pas les petits seigneurs du nord de la
province et, en tant que champion du souverain
français, borner son domaine. Le roi d’Angleterre, Jean sans Terre,
duc d’Aquitaine, manifestait des ambitions dévorantes et lorgnait
vers le Périgord et l’Agenais. Simon venait aussi rétablir la foi
dans ce pays pourri par de folles croyances.
Désireux de marquer les esprits et d’affaiblir la
résistance, il commença par assiéger la forteresse de Biron, entre
Périgord et Agenais, dont le seigneur, Martin d’Algaïs, l’avait
trahi. À la tête de mille cavaliers et de deux mille routiers, le
sire de Biron faisait régner la terreur sur la région, pillant et
rançonnant ceux qui passaient à portée de ses tours. En 1209, après
avoir feint de rallier la croisade, avec seulement quarante hommes,
il avait tourné bride dès le premier combat, pour jurer fidélité à
Raymond de Toulouse. Montfort attendit son heure pour planter ses
oriflammes autour de la puissante forteresse. Malgré la force de
ses troupes, le seigneur périgourdin ne put rien contre le raz de
marée des croisés. Après un violent assaut les murailles et les
courtines furent investies et la moitié des défenseurs laissés sur
le terrain. Réfugiés dans le donjon, les assiégés reçurent de
Montfort un ultimatum : ils auraient la vie sauve s’ils livraient
leur maître. La loyauté des routiers ne pesait pas bien
lourd ; des mains se saisirent de Martin d’Algaïs, le
ficelèrent et le livrèrent au chef croisé. Appliquant au traître le
supplice infligé à Ganelon par Charlemagne, il fit traîner le
seigneur de Biron devant ses troupes, attaché à la queue d’un
cheval au galop. Son cadavre resta exposé sur une potence.
Montfort dirigea ensuite son armée innombrable
vers l’Agenais, siège d’un évêché cathare, s’emparant sans
difficulté de Penne et de Sainte-Livrade, rasant Montpezat, pillant Marmande avant d’encercler Casseneuil.
Belle et très fortifiée, bien que bâtie en plaine, la ville avait
déjà subi les assauts de l’archevêque de Bordeaux cinq ans plus
tôt. Mais les habitants, malgré le bûcher, étaient restés fidèles à
la foi de leurs pères.
« Seigneur Bernard, n’irez-vous point au secours
des gens de Casseneuil ? Si nul ne nous aide, les soudards
dormiront bientôt tout bottés dans nos lits. »
La supplique du bayle Giraud de Montfabès
atteignit au vif le coeur du Périgourdin.
« Je ne puis, j’ai à peine assez d’hommes pour
défendre mes fiefs. Seul le roi d’Angleterre peut vous
sauver.
— Il ne le peut plus. Le roi de France vient
de le défaire à Bouvines, dans le nord du royaume. Nous sommes
seuls désormais, face aux démons.
— Tenez bon ! Le vrai comte de Toulouse,
Raymond, et non point celui qui usurpe son titre, peut revenir de
son exil et faire briller vaillance et honneur. »
Un voile de désespoir passa dans le regard du
bayle que le découragement avait saisi.
« Que pouvons-nous, messire de Cazenac, quand
votre propre famille vous trahit ?
— Que voulez-vous dire, répliqua Bernard,
rouge de colère.
— Votre beau-frère, Jehan de Turenne, a
rallié la croisade, et assiège notre cité aux côtés de
l’ogre.
— Jehan ! Le traître ! Il souille
son sang. »
Alix avait pâli en entendant ce nom. Depuis leur
différend religieux, elle n’avait plus aucun contact avec ce frère
jaloux et versatile.
— Tout d’abord, faire oublier que son père
était le principal allié de Raymond de Toulouse ….
— Mais encore ?
— Il veut vos terres ; il n’a pas
renoncé à s’emparer de Castelnaud, Domme et Montfort. C’est le prix
qu’il réclame pour son ralliement. »
Devant Casseneuil, le siège progressait
régulièrement. Bien encadré par les ingénieurs et les maîtres
charpentiers de l’archevêque de Bordeaux, Montfort avait fait
fabriquer des ponts flottants pour franchir le Lot, puis une grande
tour à étages d’où les arbalétriers décimaient les rangs des
défenseurs, tout en se tenant à distance et en protégeant les
sapeurs qui comblaient les fossés à l’aide de terre, de pierres et
de bois. Les assiégés tentèrent d’incendier l’édifice, mais les
peaux de bêtes qui le protégeaient, régulièrement arrosées,
réduisirent leurs efforts à néant. Le 18 août 1214, un ultime
assaut fut donné de nuit, provoquant la fuite des mercenaires
agenais. Tous les habitants de Casseneuil furent passés au fil de
l’épée.
« Béni soit Dieu en toute chose, écrivit le
chroniqueur de la croisade, Lui qui a livré les impies. »
Deux semaines plus tard, Simon de Montfort était à
Sarlat où l’abbé Hélie Vignon l’accueillit avec grande joie. « Loué
soit Notre-Seigneur. Le châtiment suprême va s’abattre sur les fils
de Satan. Pour l’heure, ils répandent encore le venin et le fiel,
empoisonnant les âmes chrétiennes. Mais bientôt, il en sera fini.
Voyez, messire comte, ces hommes sans mains et sans pieds, les yeux
crevés, ces femmes aux mamelles coupées, que
le tyran et son épouse ont mutilés par centaines. »
Devant ces corps amputés qu’abritait toujours
l’abbaye bénédictine, le chef des croisés prêta un serment
solennel.
« Moi, Simon de Montfort, je jure de réduire en
charnier tout château résistant et toute ville rétive. Tous les
habitants, de l’aïeul au nouveau-né, seront exécutés ; et ce
que je dis, je l’ai déjà fait afin que l’on sache que mes paroles
ne sont pas vaines. Une salutaire épouvante se lèvera chez nos
ennemis et nul n’osera plus braver la croix de Dieu. »
Un conseil de guerre restreint réunit dans la
salle seigneuriale de Castelnaud Bernard, Alix et leur ami Gaillard
de Beynac.
« Que pesons-nous face à l’armée croisée ?
Nous ne pourrons résister devant pareille force. Après quelques
jours de repos à Sarlat, Montfort va marcher sur nos châteaux de la
vallée de la Dordogne. Je propose que nous nous dérobions devant
lui, pour éviter l’anéantissement. Il frappera dans le vide,
s’épuisera, et nous pourrons alors harceler ses arrières.
— Un Beynac ne rompt pas, même devant plus
fort que lui. Je résisterai et ne rendrai jamais hommage à ce
félon.
— Tu n’es pas cathare, et le roi de France
est ton ami. Tu risques moins que moi, et je dois rester en vie
pour défendre notre cause qui est en grand péril. »
Portant subrepticement la main sous sa tunique, il
toucha son talisman. Le moment approchait-il, où il devrait
l’ouvrir et dévoiler le secret de leur salut ?
« À l’image de mon maître,
Raymond, le véritable comte de Toulouse, je dois protéger tous les
croyants, quelle que soit leur religion, reprit Bernard.
— Je crains bien que cela ne vous soit pas
d’un grand secours, glissa Augustin qui s’était joint à eux.
Montfort a l’habitude de massacrer tous ceux qui s’opposent à lui,
cathares ou catholiques. Je l’ai vu à l’oeuvre à Lavaur, où il a
laissé violer la châtelaine par ses soudards et pendre de beaux et
nobles chevaliers.
— Ce maudit détruit notre culture pierre
après pierre. Les chants des troubadours se sont tus, remplacés par
le Te Deum des bourreaux et le
Veni Creator qui accompagne les flammes
des bûchers.
— J’ai pu approcher Montfort, c’est un homme
curieux, reprit le moine. Il vous ressemble un peu, messire de
Cazenac. Tant de violence associée à tant d’émotions !
— Les cantos et les sirventes bien scandés
lui tirent-ils des larmes ?
— Non pas, je ne le crois pas féru de
fin’amor. Mais à Minerve, après sa
victoire, il était prêt à laisser librement partir les cathares.
C’est Arnaud Amaury, l’abbé de Cîteaux, qui a exigé la conversion
ou le bûcher. J’ai vu Simon supplier les hérétiques de choisir la
vie plutôt que la souffrance dans les flammes. Je l’ai vu pleurer
de dépit quand ils ont tous refusé, sauf trois femmes, trois
novices. “Ni la mort, ni la vie ne pourront nous arracher à la foi
à laquelle nous sommes attachés”, lui fut-il répondu. J’ai vu cent
quarante Parfaits et Bonnes Chrétiennes se précipiter d’eux-mêmes
dans le brasier. C’était le premier incendie que le sire de
Montfort allumait, et je vous jure que ses
larmes étaient sincères. Pourtant, c’est le même homme qui décida
un peu plus tard de la boucherie de Lavaur où le monde chrétien fut
souillé de honte ignoble ! »
Un lourd silence plana quelques minutes sur la
pièce sombre. Il semblait qu’un froid soudain se fût emparé de
l’assistance, malgré la tiédeur de l’été. Des images d’Apocalypse
flottaient dans les têtes.
« Je maudis mon frère d’envoyer ce bourreau sur
nos terres périgourdines. Son avidité et sa jalousie n’ont point de
limite, dit Alix à son époux.
— S’il n’y avait que lui ! Archambaud,
le comte du Périgord, y a autant d’intérêts. Voilà longtemps qu’il
ne règne plus sur le Sarladais. La croisade lui offre les moyens de
rétablir son autorité. Quant à Raoul de Lastours, l’évêque de
Périgueux, il a lui-même écrit au pape pour que Simon vienne
“extirper la peste” de notre région. Et l’abbé de Sarlat, Hélie
Vignon, a cosigné la lettre. Nous sommes bien seuls face à des
ennemis innombrables. »
Augustin s’adressa au jeune couple et leur parla
de paix, de cette paix que, selon lui, l’Église avait essayé
d’imposer en condamnant les soudards, en instaurant des sauvetés
sur ses terres, en éduquant les chevaliers pour en faire des
serviteurs du Christ.
« Il vous faut cesser la guerre, et tenter de
faire régner pacifiquement vos idées généreuses. L’usage de la
violence est condamné par les Évangiles tout autant que par la foi
cathare. La paix est le corollaire de l’amour du prochain. “Paix
sur la terre aux hommes de bonne volonté.”
— Mon bon Augustin, lui répondit Bernard, ton
Église est la première à lever des armées contre nous.
— Non, mais nous devons nous défendre. La vie
est ainsi, pleine de violence. L’Église cathare, elle, prêche et
vit dans la paix. Elle est totalement non violente. Jamais on n’a
vu un Parfait prendre les armes. Alors, c’est à nous, les féodaux
occitans, de le faire à leur place. C’est notre devoir.
— Tu risques d’y perdre ton âme !
— Je ferai mon salut dans une autre enveloppe
corporelle. Tu es moine et je suis chevalier. Va rejoindre ceux qui
prient pour la paix ; moi j’ai à me battre. »