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Cordes,
1230.
Bernard sentait croître le danger partout autour
de lui, jusque dans son palais. N’avait-on pas lancé des pierres
dans ses fenêtres en criant : « À mort, le cathare ! Au
bûcher ! »
La foule versatile, avide de paix et d’oubli,
voulait brûler celui qu’elle avait adoré. En refusant la
réconciliation avec l’Église, il avait jeté l’opprobre sur toute la
population de Castelsarrasin. Craintif, son peuple voulait le
chasser.
« Il faut partir, tant qu’il est encore temps, lui
dit Hugues de Vassal.
— Partir où ? Je n’aspire qu’à rejoindre
Alix à Montségur. Elle demeure ma seule patrie. Mais la route du
sud est surveillée. Ma tête est mise à prix ; nous ne ferons
pas dix lieues.
— Il faut fuir vers
l’est, là où l’on ne nous attend pas. Gagnons Albi la rouge. Bien
qu’on nomme “Albigeois” les cathares, cette ville est toujours
restée fidèle à son évêque catholique, et la guerre y a peu marqué
les esprits. Nous y serons à l’abri, et j’ai quelques adresses
sûres dans la région. Nous pourrons ainsi contourner Toulouse et
gagner Montségur.
— Tout d’abord, il nous faut sortir d’ici, et
discrètement. »
Vêtus comme deux riches marchands enveloppés d’un
manteau précieux, une aumônière brodée à la ceinture, ils se
présentèrent à l’heure de none à la porte d’Orient. Leur chapeau
rabattu dissimulait en partie leurs visages. Ils firent piétiner
leurs chevaux devant le poste de garde, en hommes pressés, peu
habitués à être ralentis par des futilités. Hugues de Vassal se
sentait peu à l’aise dans cet habit bourgeois, sa robe austère lui
étant devenue comme une seconde peau. Bernard parlementa
d’interminables minutes. À peine le barrage franchi, ils piquèrent
des deux en direction de l’est.
En deux jours, après avoir fait un large détour
pour éviter Montauban, ils gagnèrent la bastide de Cordes. À la
monotonie des plaines toulousaines succéda un paysage plus abrupt
et vallonné.
« Cordes est une place bien fortifiée que le comte
Raymond VII a fait bâtir pour protéger les cathares. Nous y
trouverons des amis.
— Que vaut à présent la protection du
comte ? » s’interrogea amèrement Bernard.
La ville était bien située, au sommet du puech de
Mordagne, entourée d’une double enceinte percée de quatre portes. Ils trouvèrent le bourg en pleine
effervescence. Partout s’ouvraient des boutiques de tisserands qui
offraient au public les produits issus des ateliers clandestins des
hérétiques.
« Soyez sans crainte, cette terre est nôtre »,
précisa Hugues de Vassal.
Plus circonspect, Bernard remarqua de nombreuses
patrouilles de soldats. Une fièvre inquiète parcourait les
rues.
« Voici la demeure de Sicard de Figueras, le fils
mineur de l’évêque d’Albi. Il nous offrira un abri sûr et un
sauf-conduit. »
À peine eut-il ouvert l’huis que le visage du
bonhomme se rembrunit. « Vous ici, messire Hugues ! Quelle
imprudence ! Entrez, entrez vite. » Il bouscula les deux
hommes et poussa le verrou, comme s’il voulait laisser le diable
au-dehors, puis il les entraîna dans une pièce sombre, à l’arrière
de la maison.
« Que se passe-t-il ? Nous pensions arriver
en territoire ami, et vous nous faites bien mauvaise figure.
— Il est arrivé une chose terrible. L’homme
tremblait de tous ses membres. L’Inquisition ! Elle est
partout. Voila huit jours de ça, ils ont brûlé une vieille femme,
une relapse qui était retournée à son vomi, comme ils disent. Alors
la population s’est révoltée. Elle a occis les trois dominicains
responsables du bûcher et a précipité leurs cadavres au fond du
puits du village.
— Voilà plutôt une bonne nouvelle, s’esclaffa
Bernard dans un gros rire. Ce n’est pas moi qui regretterai ces
sinistres cafards, ces maudits chiens de Dieu.
— Vous êtes
inconscient. Le pape a excommunié tous les habitants de Cordes, et
les sergents du roi quadrillent les rues, enfoncent les portes,
fouillent les caves et interrogent tous le monde. Votre arrivée est
déjà signalée.
— Nous ne sommes que d’innocents
marchands.
— À Cordes, tous les marchands sont
cathares !
— Que devons-nous faire ?
— Vous cacher, attendre la nuit pour franchir
les murailles, et vous enfuir.
— Et nos chevaux ? maugréa
Bernard.
— Il vous faut les abandonner, tout comme vos
habits qui vous font repérer à cent pas. Je vais vous prêter des
tenues plus discrètes, et vous assurer une sortie. »
À la nuit noire, Hugues et Bernard, vêtus de
sombre et la capuche sur la tête, s’approchèrent à pas de loup
d’une minuscule ouverture qui perçait les fortifications. On y
déversait les ordures : ils piétinaient au milieu des détritus
nauséabonds.
« Ce maudit Sicard aurait pu nous guider. Nous
allons nous perdre dans cette obscurité.
— Je n’ai pas aimé son regard quand nous
l’avons quitté. Il était ravi de se débarrasser de nous.
— Il a peur, c’est humain. Mais un Parfait ne
devrait jamais avoir peur. Pas un n’a renié sa foi devant les
flammes. »
Bernard arrêta d’un geste le pas de son ami. «
Faites silence ! J’entends venir quelqu’un. » Un rayon de lune
éclaira l’ouverture béante. Des silhouettes s’approchaient. Il
reconnut Sicard de Figueras qui conduisait des sergents du
roi.
— C’est impossible, un Parfait ne peut pas…
»
Sans écouter la suite, le chevalier tira son épée
de dessous son manteau. « Il faut agir avant que cette patrouille
n’ait pris position. Suivez-moi ! Courez ! »
Les deux hommes dévalèrent la pente, Bernard
faisant des moulinets avec sa rapière. Il manqua de décapiter le
traître, perça la poitrine de deux soldats. Durant ce bref combat,
il avait perdu de vue le Parfait qui ne pouvait suivre son rythme
endiablé.
« Messire Hugues, où êtes-vous ? » Bernard
sentit ses cheveux se dresser sur sa tête : son ami était en
danger. Le Parfait se tenait immobile, sous la menace d’un garde.
Bernard remonta de quelques pas, embrocha l’homme et empoigna son
ami par le bras.
« Ne pouvez-vous pas faire un effort, et vous
défendre quelque peu ?
— Le catharisme l’interdit ; je suis non
violent.
— Alors j’espère que le catharisme n’interdit
pas de fuir ! Il va falloir courir encore plus vite. »
Dans la faible lueur de l’astre de la nuit, il
montra deux patrouilles qui convergeaient vers eux.