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Montségur, 1243.
Montségur formait un monde à part, unique dans l’histoire des Bons Chrétiens : un village tout entier dédié au catharisme, où toute la population pratiquait une même religion, sans compromis ni peur de dénonciation, où tous vivaient au rythme des rites et des prières, unis dans un même but, une même ferveur, une même espérance. Bien au-dessus des tourmentes d’un monde ravagé par la tempête des croisades et de l’Inquisition, c’était un îlot préservé, un microcosme entre ciel et terre sur le chemin du salut. Malgré une situation géographique à l’écart de tout et un environnement inhospitalier, Montségur semblait un morceau de paradis. L’Église cathare avait longuement hésité avant de s’installer dans ce réduit qui pouvait s’avérer un piège. Isolé, malcommode, de piètre surface, Montségur ne pouvait convenir qu’à ceux qui avaient abandonné le confort terrestre. Sans terroir agri cole, les cathares devaient importer toute leur nourriture, avec le risque de mourir de faim, car tout commerce avec les hérétiques était interdit aux catholiques. C’était aussi une création de femmes. En 1204, Fornesia de Pereille, Parfaite, avait demandé à son fils Raimon d’y établir une place forte pour accueillir les croyants. Esclarmonde de Foix l’avait soutenue dans ce projet. De ruines vénérables était né un petit fortin et un village en étages. Aussitôt, les Parfaits avaient afflué de toutes parts, régulièrement visités par les plus hauts dignitaires parmi les Bons Chrétiens. De cette capitale religieuse, les ministres partaient pour de dangereuses missions pastorales dans le plat pays ; d’autres, plus âgés, s’occupaient des résidents. De toute l’Occitanie, les Parfaits venaient, au péril de leur vie, chercher des ordres et s’instruire auprès de leurs chefs. À partir de 1232, Guilhabert de Castres, évêque de Toulouse, y trouva refuge. Montségur devint dès lors la capitale spirituelle d’une Église cathare mise hors la loi par le comte Raymond VII. Pour le monde catholique, ce fut un abcès de fixation. Les regards haineux de l’Inquisition et du pouvoir royal se tournèrent avec insistance vers la « tête du dragon ». À peine toléré, ne justifiant pas l’intervention d’une armée pour un si médiocre et insignifiant objectif, Montségur poursuivait son existence loin des humains.
Près de cinq cents personnes vivaient sur cette terre ingrate où nulle agriculture n’avait jamais pu se développer. Tout l’approvisionnement provenait du plat pays, apporté pieusement par des croyants déterminés. La moitié des habitants se regroupait en plusieurs communautés religieuses, hommes et femmes rigoureusement séparés. Selon la tradition, les Parfaits travaillaient, mais désormais en autarcie complète, fabriquant tout le nécessaire à la vie d’un village. Ils tissaient, cousaient, bâtissaient des murs, élevaient des charpentes, forgeaient des outils. Le meunier était Parfait, la boulangère aussi. Des générations de Parfaites y tenaient maison, telle Marquesia de Lanta, sa fille Corba de Pereille, épouse du seigneur de Montségur, et sa petite-fille Esclarmonde.
L’autre moitié de la population était constituée par les nobles et les militaires, le seigneur Pierre Roger de Mirepoix à leur tête. Ces soldats conservaient auprès d’eux leur famille quand leurs épouses n’avaient pas encore rejoint le clan des religieuses. Une quarantaine de gentilshommes formaient à eux seuls un village particulier, où ils se mariaient et élevaient leurs enfants. Une cinquantaine de sergents d’armes, mercenaires au service de leur seigneur ou du mieux-payant, vinrent renforcer la défense de la place, accompagnés de leurs femmes ou de leurs maîtresses. On ne leur demanda pas s’ils étaient croyants, mais tous acceptèrent de vivre comme les autres. En avril 1243, suite au massacre des inquisiteurs d’Avignonet, l’Église catholique avait décidé que l’heure était venue de décapiter l’hydre. À la tête d’une armée de six mille hommes, Hugues des Arcis, sénéchal de Carcassonne, et Pierre Amiel, archevêque de Narbonne, entreprirent d’encercler la montagne, coupant Montségur de ses bases.

Arrivé quelques mois plus tôt, Bernard de Cazenac comprit vite la difficulté qui l’attendait. Dans un premier temps, tout à sa joie d’avoir retrouvé Alix, il se fondit dans la société des Parfaits à laquelle il avait adhéré un an auparavant. Il travaillait avec ardeur, soignant les chevaux ou réparant les outils. Cette humble tâche de palefrenier lui convenait ; elle libérait son esprit pour la prière et la réflexion, tout en fatigant son corps. Il ne pouvait voir Alix autant qu’il le souhaitait. Hommes et femmes restaient séparés, et elle évitait de le croiser trop souvent. Seules les cérémonies religieuses quotidiennes les réunissaient.
« Pourquoi me fuis-tu ? parvint-il à lui glisser.
— Parce que je crains de faillir à mon engagement.
— C’est donc que tu m’aimes encore.
— Je t’aime comme tous les êtres humains de ce monde. Je veux faire mon salut. J’ai trop lutté contre ma nature, mes désirs, la victoire a été trop cher payée pour renoncer maintenant.
— Moi je n’ai rien oublié de ce qui nous unissait.
— As-tu oublié notre fille Blanche ? Nous devons la rejoindre, et pour cela, il nous faut libérer notre âme. Nous avons tous deux adhéré à l’Église cathare pour faire bonne fin. Ne cherche plus à me voir ! »
Parfait de fraîche date, Bernard comprit qu’elle était plus avancée que lui sur ce chemin. Il n’avait pas rompu toutes ses attaches avec le monde. D’autant moins que Bernard de Lamothe l’avait chargé d’une mission précise et bien terrestre : évacuer Montségur. Il sentait avec douleur tout ce qui le séparait encore d’Alix, ce manque de conviction qui le taraudait dans sa marche vers la perfection. Il s’en ouvrit à l’évêque cathare.
« Chez tous les animaux, le mâle est plus brutal, plus féroce, plus méfiant ; la femelle, plus docile et intelligente. Pourquoi en serait-il autrement chez les humains ? »
Il continuait de traîner sa carcasse de guerrier qui empêchait la libération de son âme. Il pensait que seule la mort ferait son salut, en détachant l’esprit de la matière. Mais il ne pouvait songer à mourir, pas encore.

« Vous perdez votre temps et vos talents dans ce travail de domestique, lui dit un jour Pierre Roger de Mirepoix. Vous êtes noble, et fier combattant. Venez nous aider à défendre la citadelle ! »
Le goût du combat, l’ardeur des batailles attiraient toujours Bernard. Il avait passé près de quarante ans de sa vie à se battre. Une seule année de prêtrise ne pouvait effacer cela. Lorsqu’il parla de sa mission à Pierre Roger, celui-ci se mit en colère.
« Évacuer Montségur ! Vous n’y pensez pas. Nous résisterons par la force, et, s’il le faut, négocierons notre retraite, comme tout bon soldat. Mais les communautés religieuses n’accepteront jamais de quitter la montagne sacrée. »
Consulté, l’évêque Bertrand Marty lui dit avec une extrême douceur : « Mon frère Bernard, ici, nous sommes presque au ciel. La moitié du chemin est déjà faite. Tu voudrais que nous replongions tous dans l’enfer du monde ? Vois-tu, je crois que la route s’arrête pour nous tous en ce lieu magique. Interroge-les, pas un Parfait, ni une Bonne Chrétienne, n’acceptera de partir. »
Bernard pensa avec terreur à Alix. Ne l’avait-il retrouvée que pour la perdre définitivement ? Il s’apercevait, horrifié, de la confusion de son esprit. S’il aimait Dieu, c’était à travers l’amour qu’il portait à son épouse. Même si leurs corps ne se retrouvaient plus dans de douces étreintes, il conservait pour elle une passion ardente, plus profonde encore depuis sa conversion. S’il ne pouvait sauver du bûcher la communauté de Montségur, il la sauverait elle. Il se souvint de son séjour à Cabaret, auprès de la sulfureuse Loba. C’était si loin maintenant ! Ce n’était pas la sensualité qui le taraudait à présent, mais le voyage. Cabaret était le point de départ des Parfaits pour l’Italie. L’Italie qui comptait encore sept évêchés dédiés aux Bons Chrétiens. Cabaret était tombé, mais la route de la Lombardie restait ouverte. Il y conduirait Alix.

« Fuyons ensemble, tous les deux. Là où une troupe ne pourrait passer, deux individus réussiront. Partons pour l’Italie ; les cathares sont encore tolérés en Lombardie, autour du lac de Garde. Sirmione est une forteresse plus sûre que Montségur ; aucune armée ne la menace. Nous y fonderons chacun notre communauté, pour la plus grande gloire de notre religion. »
Alix le regarda avec tristesse. Cette espérance en un futur terrestre, ce désir de vie qui animait Bernard, lui était devenu totalement étranger. Elle aspirait de tout son être à la paix du tombeau. « Tu me parles de gloire là où je ne veux voir que le salut. Qu’importent nos idées ! Le catharisme est moribond, et moi je suis déjà morte à ce monde. Ne me tourmente plus ! »
Bernard toucha son bijou d’argent sous sa tunique : croyait-il encore en sa vertu salvatrice ? Il s’éloigna en murmurant pour lui-même : « Je la sauverai malgré elle. »