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Castelnaud, 1209.
Lorsqu’en juin 1209 l’immense armée croisée, forte de cent mille hommes, se rassembla à Lyon, avant de fondre sur les terres du comte de Toulouse, Bernard pouvait encore croire que ses fiefs seraient épargnés.
« Le Périgord est trop éloigné des provinces convoitées, dit-il à son épouse. Nous sommes trop piètre gibier pour ces preux chevaliers. »
Il dut vite déchanter. Réuni en Quercy, tout près de ses forteresses, un fort contingent de soldats, sous les ordres du comte d’Auvergne et de l’archevêque de Bordeaux, ravagea l’Agenais voisin. Le bourg de Tonneins, avec ses cinq cents habitants, fut rayé de la carte, avant même que l’armée officielle ait fait retentir le fracas des batailles. À vingt lieues des châteaux de Bernard, Casseneuil vit s’allumer le premier bûcher de la croisade. Hugues de Vassal, qui avait pu s’échapper de la cité en flammes grâce à l’amitié qui le liait au comte d’Auvergne, bien moins fanatique que le prélat girondin, vint faire au seigneur cathare le récit du désastre.
« Ces maudits sont pires que des puces sur un chien. Pensez-vous qu’ils menacent mes domaines ?
— Non pas, messire Bernard. La troupe trace sa route vers le sud. Les murailles de Carcassonne sont leur prochain adversaire. »
Bien que le danger soit, en apparence, passé, l’atmosphère restait pesante à Castelnaud. Les fêtes se firent plus rares et les chansons de Guilhem le troubadour prirent une triste mesure. Il composait pour son maître des sirventes guerriers où il n’était plus question que du grondement des armes et des images de corps déchiquetés. Bernard hésitait à engager des dépenses pour recruter des troupes. Il semblait pourtant qu’un ennemi invisible rodait dans les forêts profondes du comté, s’insinuait dans les murailles des places fortes.
Le lointain Périgord recevait régulièrement des nouvelles de la croisade. Tandis que les chevaucheurs du comte de Toulouse apprenaient à Bernard les désastres successifs, les émissaires pontificaux renseignaient Hélie Vignon, l’abbé de Sarlat, sur l’évolution du conflit.
« Notre comte Raymond est allé au-devant de la croisade, messire Bernard. Il a accepté l’humiliation du fouet sur le parvis de Saint-Gilles, a rappelé sa foi catholique et a symboliquement pris la croix. Mais rien n’arrête l’armée du Nord ; elle progresse vers les terres du vicomte Trencavel.
— Voilà bien le courrier le plus triste qu’on puisse imaginer. Il est évident qu’un aussi grand nombre de seigneurs n’aura pas fait tant de chemin pour la seule gloire de Dieu. Les épées tirées des fourreaux doivent rougir de sang avant de retourner au repos. »

À Sarlat, on fêta la première victoire.
« Béziers dévastée, martyrisée. Béziers n’existe plus. C’était une cité imposante et peuplée de bons catholiques !
— Certes, messire abbé, mais ils ont refusé de livrer les cathares qu’ils cachaient. Alors notre guide, Arnaud Amaury, le chef spirituel de l’armée de Notre-Seigneur, a proclamé : “Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens.” Ce fut une immense boucherie : vingt mille citoyens, chrétiens et hérétiques mêlés, hommes, femmes, enfants, furent passés au fil de l’épée.
— Il en a été fait selon la volonté de Notre-Seigneur. Souhaitons que cet exemple fasse tomber les armes et baisser les ponts-levis. »

À Castelnaud, un cavalier surgit un soir, tout poussiéreux et affolé.
« Trencavel est trahi, Carcassonne est tombée. L’ambassade a été emprisonnée au mépris de l’honneur et son seigneur se meurt dans une geôle infâme.
— Tu n’as pas de meilleure annonce à me faire, jeta Bernard avec colère.
— Si fait. Les grands seigneurs français renoncent à la croisade. Ils ne veulent pas des conquêtes acquises au prix de la félonie.
— C’est là une bonne chose pour les gens du Sud. La croisade est donc terminée. Nous nous en tirons à moindre mal, même si c’est pitié pour ce pauvre Trencavel.
— Hélas, les faits vont démentir votre optimisme. Arnaud Amaury, qui a ravi le titre d’archevêque de Narbonne, a nommé un chef militaire pour achever la pacification du comté de Toulouse. Il se nomme Simon de Montfort.
— Son nom m’est inconnu. Qui est-il ?
— Le puîné d’une puissante famille apparentée au roi d’Angleterre. Il est comte de Leicester et porte le léopard sur son blason.
— C’est un curieux hasard qu’il porte le nom de mon fief de Montfort, mon nid d’aigle sur la Dordogne, le jardin de mes troubadours.
— Son château familial repose au creux de la forêt de Rambouillet. C’est un homme gigantesque, un colosse à la barbe noire et à la voix de stentor, tout auréolé de la gloire d’une croisade en Terre sainte. Ce bon chef de guerre et noble combattant est un meneur d’hommes à l’ambition démesurée. Il ne reculera devant rien pour assouvir sa soif de conquêtes et pour prendre rang, lui le second, parmi les plus puissants du royaume. »

Des nouvelles identiques parvenaient au même moment à Hélie Vignon. La salle capitulaire de l’abbaye bruissait des conversations particulières, au mépris de la règle. Tous voulaient connaître l’avancement du conflit, savoir laquelle de la paix ou de la guerre allait l’emporter.
« Ce Simon de Montfort est-il bon chrétien ?
— Assurément, messire abbé. Ce noble chevalier du Christ a montré son honnêteté en refusant de servir des intérêts particuliers lors de l’expédition sur Jérusalem. Ni les adversaires de Venise, ni les chrétiens de Constantinople n’eurent à se plaindre de lui. Il n’a combattu que les hérétiques sarrasins.
— Quel est son objectif, à présent ?
— Toulouse. Il doit destituer le comte Raymond VI, l’ennemi de la vraie foi, et s’emparer de son comté. Il peut librement disposer, pour lui et ses vassaux, des biens dont il aura fait la conquête.
— Ne risque-t-il pas de détruire nos villes, de piller nos abbayes ? Nous autres, gens d’Église, avons tout à craindre des soudards.
— Arnaud Amaury, notre grand abbé, supervise son action. Il sait qu’il ne doit pas seulement vaincre les Toulousains, mais surtout arracher sans pitié le roncier mal croyant des terres chrétiennes et rétablir l’exemplarité et l’autorité d’une Église catholique mise à mal par un clergé décadent. Des murs de Montpellier aux portes de Bordeaux, tout rebelle sera abattu. »

Le déclenchement de la croisade n’avait pas été sans conséquence pour le Périgord. Parent éloigné des Cazenac, l’évêque de Périgueux, Raymond de Castelnaud, avait été destitué sans ménagement de son ministère. Le pape Innocent III le jugeait trop tiède dans ses convictions, voire même proche du catharisme. N’avait-il pas laissé gagner à l’hérésie les abbayes cisterciennes de Cadouin et Boschaud ? Un crime si abominable qu’on ne pouvait même pas en souiller un parchemin. Sa disgrâce fut muette. Son successeur, Raoul de Lastours, était un homme à la forte personnalité et à la foi inébranlable. Il entreprit la reconquête pastorale du comté du Périgord en reprenant à la lettre les mots du chef de la chrétienté. « La ligue des hérétiques doit être réduite par une instruction solide. L’attrait du péché séduit lorsque la langue du pasteur n’en détruit pas le charme. »

Le nord du comté du Périgord restait fidèle au catholicisme ; l’hérésie résidait surtout en Sarladais, le long du fleuve Dordogne. Hélie, l’abbé de Sarlat, menaça d’excommunication et des flammes de l’enfer tous ceux qui quittaient le giron de l’Église. Des légats furent mandés où la foi n’était plus. Les clercs, partout prêchant, ranimaient les dogmes justes aux yeux de Rome. Mais les curés ignares, aux discours bancals, envoyés par Raymond de Lastours, ne firent pas le poids. La foi cathare avait trop d’attraits lorsqu’elle était défendue par le brillant Bernard, la belle Alix ou le savant Hugues. Leurs arguments avaient l’ardeur de la jeunesse et la force d’une solide culture biblique et littéraire.