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Montségur, hiver
1243-1244.
L’hiver était tombé sur Montségur. Une fine couche
de neige recouvrait le sol et les sommets. Le ciel plombé, la roche
noire et sinistre, le froid mordant ravageaient le moral des
assiégés, autant que les privations. Le col de la Peyre était
fermé ; l’approvisionnement ne passait plus les lignes
qu’irrégulièrement et l’on avait faim. Mais les rigueurs hivernales
avaient calmé l’ardeur batailleuse des assaillants. Les
escarmouches se faisaient rares. Chacun se pelotonnait au coin du
feu. Glacées de mauvais vent, les sentinelles battaient la semelle
et la surveillance se relâchait.
« Alerte ! Alerte ! Ils ont pris le roc
de la Tour ! » Le garde ensanglanté venait de réveiller le
fortin. En un clin d’oeil, les défenseurs quittèrent la douceur
tiède de leur paillasse pour gagner la cour. Les soldats du roi
venaient de s’emparer d’une tour isolée, à
l’est du plateau, après avoir égorgé la garnison. Hugues des Arcis
avait engagé un groupe de montagnards gascons qui, avec une folle
témérité, avaient escaladé, de nuit, le pog, par la face la plus
escarpée, s’accrochant désespérément aux roches verglacées. Mètre
après mètre, ils avaient progressé le long de la paroi verticale,
la bouche fermée d’un bâillon de tissu, afin que l’on n’entende pas
les cris de ceux qui tombaient dans le vide. Dans le noir absolu
d’une nuit sans lune, le poignard au côté à l’abri d’un fourreau de
cuir, ils semblaient suspendus dans le néant d’avant la création.
Au matin, lorsque les premiers rayons du jour éclairèrent la scène,
certains d’entre eux, en découvrant le chemin emprunté, virent
leurs cheveux blanchir d’un coup. Sans un regard pour les
sentinelles exécutées, ils lancèrent des cordes pour aider les
archers à prendre position sur la plate-forme.
« Ils ont pris pied sur le plateau ; nous
sommes perdus », murmura Pierre Roger de Mirepoix.
Les Parfaits s’abîmèrent en prières. Habitué aux
sièges et fin connaisseur de la tactique militaire, Bernard évalua
la situation, mesura le danger et l’urgence d’une action décisive.
Cela faisait des mois qu’il balançait entre le désir de se battre
et l’aspiration au salut de son âme. Avec le danger immédiat, le
monde terrestre l’attirait irrésistiblement. Déjà, l’idée
d’abandonner les siens pour sauver Alix s’était tout entière
emparée de lui. Trahir sa mission, son devoir, par amour pour
elle ! Alors abandonner toute espérance divine pour faire ce
qu’il faisait le mieux : se battre, ne lui prit que quelques
instants de réflexion. Il s’écria : « C’en est trop ! Nous ne
pouvons nous laisser occire comme des moutons
que l’on offre en sacrifice. Je m’y refuse. » Rejetant son manteau
sombre, il s’empara de son épée.
« Bernard ! Tu as renoncé à la violence. Tu
vas perdre le bénéfice de ton consolament et souiller ton âme. » Le
visage d’Alix était devenu blême, horrifiée qu’elle était par ce
geste impie.
« Eh bien, j’y renonce. L’heure n’est plus aux
prières ; il faut sauver Montségur. Qui m’aime me suive »,
lança le chevalier.
Une centaine de soldats se précipita à sa suite.
Ce fut un combat acharné qui dura toute la matinée. Les plus
intrépides, qui couraient à l’attaque avec une ardeur désespérée,
furent fauchés par une pluie de traits. Les corps s’entassaient au
pied de la tour que défendait un groupe d’arbalétriers. Le maigre
sentier et la porte étroite ne permettaient qu’à quelques hommes de
lutter en même temps. Dix fois, vingt fois, les sergents d’armes
montèrent à l’assaut avec le courage de ceux qui n’ont plus rien à
perdre, tentant de bousculer cette poignée d’audacieux qui avait
pénétré le corps sacré de la montagne. Les assiégeants firent
montre d’un courage remarquable, opposant leurs poitrines aux lames
de leurs adversaires, périssant en grand nombre. Les carreaux des
tireurs causaient des ravages dans les rangs des cathares. Malgré
leur vigueur, ils ne purent reprendre la place. Bernard avait
échoué ; il avait sacrifié pour rien sa pureté.
Les sergents du roi disposaient à présent d’une
voie d’accès sur le pog et d’un point d’appui pour y combattre.
Patiemment, lentement, pièce après pièce, les éléments d’un trébuchet furent hissés au sommet de la
montagne et assemblés sous les ordres de Durand de Beaucaire,
l’évêque ingénieur d’Albi. De lourdes pierres s’abattirent sur la
barbacane. La première volée de boulets se fracassa sur les
murailles avec un bruit effroyable. Tous se turent, attendant la
suite. La catapulte commença à battre le rempart à intervalles
réguliers. Bien que bâties de pierres dures et de mortier rugueux,
les courtes fortifications semblaient devoir s’effondrer à chaque
tir. Les défenseurs de Montségur sentaient le sol et les parois
trembler sous eux, et eux-mêmes tressaillaient de peur.
Terrifiés, assurés de leur perte, un bon nombre de
croyants demandèrent à faire la « convenanza1 ». Le catharisme exigeant que le fidèle soit
conscient et de bonne foi au moment où il s’engageait dans le
consolament des mourants, beaucoup de combattants craignaient de ne
pas avoir le temps matériel de dire la prière avant de rendre leur
âme à Dieu. Avec l’accord des religieux, ils récitaient donc le
rituel auprès des Parfaits, demandant au Seigneur de les mener à
bonne fin, concluant ainsi un pacte avec l’Église des Bons
Chrétiens. En ce jour de Noël 1243, défendus par une armée de
morts-vivants, la plupart des habitants de Montségur n’attendaient
plus que le trépas.
L’espoir leur fut rendu par l’arrivée inopinée,
une semaine plus tard, d’un ami de Bernard, le Quercynois Bertrand
de la Vacalerie. Cet ingénieur de Capdenac avait pu pénétrer, de
nuit, jusqu’aux abords du fortin. Il proposa tout simplement de
donner réplique à l’armée royale en édifiant
une catapulte. « Bravo pour l’ingénieur quercynois », s’écria
Pierre Roger de Mirepoix en lui donnant une bourrade amicale dans
le dos. Mettons-nous au travail. »
Jusqu’à Carnaval, pendant plus d’un mois, le
sommet du pog résonna sous les ahans des servants des machines, le
cinglement des cordes, le claquement des boiseries et le sifflement
des projectiles qui s’achevait par un bruit sourd d’écrasement. Le
duel d’artillerie équilibrait les forces. Au pied du pog, la grande
armée du roi pataugeait dans la boue. Le moral des troupes
déclinait malgré l’approche du printemps. Les soldats, inactifs,
s’ennuyaient ferme dans ce qui n’était plus qu’une opération de
police. Ils se sentaient inutiles et leurs chefs ne les
maintenaient en poste qu’avec la promesse d’une forte prime.
« Il n’est pas acceptable qu’un moucheron s’oppose
ainsi aux troupes du roi et de la sainte Église, maugréait Hugues
des Arcis, furieux de se voir immobilisé depuis près d’un an, dans
un lieu désert, loin de tout, par une poignée d’hérétiques.
— Faites-moi confiance, messire sénéchal, je
vais écraser cette coquille de noix. »
Durand de Beaucaire s’attela à la tâche. De
nouveaux éléments, encore plus lourds, furent hissés sur le pog.
Bien des ouvriers périrent en chutant dans les précipices,
entraînés par le poids de leur encombrant fardeau. Mais en deux
semaines, l’évêque d’Albi avait érigé la plus gigantesque catapulte
qu’ait connue la chrétienté. À peine tenait-elle sur le minuscule
éperon rocheux. Les servants opéraient à
moitié dans le vide et les pesants projectiles s’agglutinaient sur
la pente, retenus pas des cales de bois. Les éléments se mirent de
la partie, comme si le ciel avait choisi son camp : le froid devint
sec, le vent chassa les nuages. Le brillant soleil d’hiver donnait
une visibilité parfaite sur Montségur.
La catapulte écrasa le village de toile et de bois
bâti à l’opposé du camp croisé, et que protégeait jusque-là
l’obstacle du château. Les fragiles cabanes, les foyers, les lieux
de prière furent réduits en miettes et plus d’un habitant perdit la
vie dans ce bombardement. Les communautés religieuses abandonnèrent
la place et se réfugièrent dans le fortin, sexes et conditions
mêlés sans distinction ni pudeur. Les femmes et les enfants
gênaient la manoeuvre des soldats ; les Parfaits tentaient
vainement, par d’illusoires séparations de tissus, de préserver
leur nécessaire pureté.
Puis la catapulte orienta ses tirs vers le
château. D’énormes boulets s’abattaient sans relâche, jour et nuit,
épuisant les défenseurs, éventrant les murs, crevant les plafonds.
Des pluies de flèches pénétraient par ces ouvertures, rendant
dangereux tout déplacement. Les vivres vinrent à manquer. Dès le 21
février, Pierre Roger de Mirepoix dut rationner le peu de fèves qui
restait et veiller à une équitable distribution entre les
survivants. Toutes les denrées furent mises en commun. Le trébuchet
des cathares fut à son tour mis hors d’état de nuire. Alors les
croisés se lancèrent à l’assaut. Poussant des cris furieux, les
soldats se jetèrent en avant en traînant des échelles, car leur
position était encore en contrebas des défenseurs. On se battit
sous les murailles, sur les brèches des for
tifications. Bernard s’était fait discret depuis son échec devant
la tour. Son crédit de soldat s’était effrité et il avait perdu son
statut de Parfait. Il n’avait pas revu Alix. Mais l’âge n’avait pas
affaibli son ardeur guerrière ; il fit un grand carnage des
assaillants. Beaucoup tombèrent pour la défense de leur foi, mais
les troupes du roi refluèrent.
Bernard entra dans la salle, encore préservée de
la ruine, où l’on avait entassé les morts et les blessés graves.
Les Parfaits priaient pour les mener à bonne fin, leur faisant
baiser le livre saint. Il voulait saluer ses frères d’armes, tombés
à ses côtés : les chevaliers Bertrand de Bardenac et Guillaume de
Lahille, les sergents Pierre Vinol et Bertrand de Carcassonne.
Conscients ou déjà dans les limbes, ils recevaient le consolament
ou l’approbation de leur convenanza. La tristesse d’un avenir
désespérant s’ajoutait à l’horreur des blessures, des membres
tranchés, des corps fracassés. Les défenseurs mouraient comme
mourait la foi cathare. Bernard se sentait un cadavre en
sursis.
Quand son époux apparut, couvert de sang, Alix ne
put réprimer un mouvement d’horreur et de dégoût. Il quitta
tristement la pièce, laissant ses camarades en de meilleures mains
que les siennes. Il avait le sentiment intime de n’être plus rien
ni personne.
1 Dans la religion cathare, convention passée entre
un fidèle et un Parfait qui attribue au premier, par anticipation,
les bienfaits du consolament.