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Toulouse, 1240.
Ils étaient en vue des murs de la cité rose. L’activité était foisonnante à l’approche d’une si grande ville. Des chariots chargés de marchandises et une foule de piétons franchissaient la porte fortifiée sous les yeux de gardes débordés par les événements. Ainsi, la vie reprenait force et vigueur, une vie différente, d’où les Bons Chrétiens étaient absents.
« C’est le moment. Allons-y ! » Le visage dissimulé sous le capuchon de leur manteau bleu nuit, ils passèrent l’obstacle sans se faire remarquer, cachés parmi les manants. Ils firent quelques pas dans la capitale occitane. Soudain Bernard de Lamothe sentit qu’on lui agrippait le bras ; il se retourna et écarquilla les yeux d’étonnement : Peytavi Borsier se tenait devant lui.
« Ne devions-nous pas nous retrouver chez dame Brunissende, ta belle-mère ?
— Ah, messire de Lamothe ! Cela fait trois jours que je guette votre arrivée. Vous devez vous cacher ; dame Brunissende a été brûlée.
— Comment cela se peut-il ?
— L’évêque de Toulouse, le dominicain Raimon de Fauga, est plus rusé qu’un loup. Il soupçonnait ma belle-mère depuis longtemps. Quand il a su qu’elle était à toute extrémité et que la fièvre la faisait délirer, il s’est rendu auprès d’elle en se faisant passer pour un Parfait et lui a tiré une confession des plus cathares.
— “En l’état où vous êtes, lui a-t-il dit, j’imagine que vous ne vous souciez plus beaucoup des misères de cette vie et que vous ne vous mettriez pas en peine de mentir. Aussi bien, je vous exhorte à rester ferme dans votre croyance. Vous ne devez pas, par crainte de la mort, en confesser d’autre que celle que vous croyez de coeur et fermement.
— Monseigneur, répondit dame Brunissende d’une voix encore forte malgré le mal qui la rongeait, je crois comme je vous l’ai dit, et ce n’est pas pour ce qu’il me reste de pauvre et misérable vie que je changerai de foi.” Et elle avoua tout ce qu’elle savait sur notre communauté.
— L’évêque ricana et lui déclara : “Vous êtes hérétique ! Vous avez confessé la foi des cathares. Je suis l’évêque catholique de Toulouse et je vous ordonne de renier vos convictions.”
— La vieille femme refusa. Aussitôt, Raimon de Fauga fit venir le viguier et des témoins de bonne confession. Il la jugea et la condamna sur place, toute vieille et malade qu’elle était. Puis quatre sergents soulevèrent le lit et la portèrent ainsi, mourante, jusqu’au Pré-au-Comte où ils furent très contents de la brûler.
— Quel malheur que notre temps, murmura Bernard de Lamothe.
— J’ai prévu de vous cacher au Bazacle, dans un quartier populeux habité par des artisans et des jardiniers, fidèles pour la plupart à notre cause. »
Ils cheminèrent en silence, perdus de peine devant les souffrances de leur religion. Ils arrivèrent devant une maison à étage, humble mais solide, à la façade sculptée de têtes. Elle respirait la discrétion et la respectabilité.
« Elle appartient à la communauté des croyants de Toulouse. Je vais vous en montrer les secrets. »
La demeure se révéla être une vraie boîte à malices. La grande armoire cachait, derrière son double fond, une loge qui pouvait abriter quatre personnes en cas de perquisition. Une trappe ouverte dans le plancher donnait sur de vastes caves voûtées d’où l’on pouvait s’enfuir par les égouts. « Des voisins sûrs vous nourriront et je veillerai sur vous », leur assura le questeur.

Les deux Bernard restèrent plusieurs mois dans la capitale toulousaine, sortant le moins possible, uniquement pour apporter le consolament et permettre à un croyant de faire une bonne fin. Une fois par semaine, Bernard de Lamothe réunissait les fidèles pour prêcher la bonne parole, distribuant cette instruction qui se transmettait d’individu à individu, comme un feu de forêt passe d’arbre en arbre.
« Pourquoi salue-t-on l’impétrant comme une femme, puis comme un homme ? demanda un jour Bernard de Cazenac devant l’assemblée.
— Parce que le consolament célèbre le mariage spirituel de l’esprit resté au ciel avec l’âme qui est tombée sur terre par la trahison d’anges déchus. Cette union mystique est le seul sacrement de notre religion. Le mariage que prétend consacrer l’Église romaine n’est que tromperie et coucherie. »
À ce moment, Peytavi Borsier entra dans la salle de réunion et vint murmurer quelques mots à l’oreille des Parfaits.
« Hélas, s’écria Bernard de Lamothe, un grand malheur vient de frapper l’assemblée des Bons Chrétiens, en même temps qu’un grand bonheur pour deux âmes qui viennent de regagner le plérôme céleste. Le même jour, à Montségur, notre évêque Guilhabert de Castres et la grande Esclarmonde de Foix ont abandonné leurs tuniques de chair et rendu leurs âmes à Dieu. Jamais union plus chaste ne fut connue sur terre ! »
La communauté resta atterrée, abasourdie, comme égarée d’avoir perdu des guides aussi précieux. Elle s’abandonna à la prière. Peytavi Borsier s’approcha de Bernard de Cazenac. « Je me suis rendue à Montségur pour mettre à l’abri le trésor dont j’étais dépositaire, ne gardant à Toulouse que le strict nécessaire. Sous la coupe de l’Inquisition, la cité est mal vivante. J’ai vu Alix, celle qui fut ton épouse. Elle va bien et te salue. »

« Vous voilà donc évêque de Toulouse, dit le chevalier à son “socius”, quelque temps après la cérémonie. Qui allez-vous désigner comme coadjuteur ? » Sans répondre à la question, Bernard de Lamothe regarda son ami avec des yeux pleins de tristesse.
« Es-tu prêt à gagner Montségur ?
— Pour vous, monseigneur, j’irai au bout du monde.
— Et sans moi, iras-tu à Montségur ?
— Sans vous ?
— Des événements graves se sont produits et la fin des temps est proche pour nous. Pierre Roger de Mirepoix, le chef militaire de Montségur, a conduit une expédition punitive sur Avignonet, au sud de Toulouse, en pays lauragais. Les inquisiteurs Guillaume Arnaud et Étienne de Saint-Thibery y avaient allumé une trentaine de bûchers. La petite troupe s’est introduite dans le château d’Avignonet, le jour du 27 mai 1242, avec la complicité du bayle Ramon d’Alfaro, et y a massacré les agents de l’Église et leur suite à coups de hache, après les avoir surpris dans leur sommeil. “Votre coupe est brisée”, a déclaré Guillaume Azema à son ami Pierre Roger qui avait réclamé la tête des inquisiteurs pour en faire des hanaps.
— Les pauvres gens », murmura Bernard de Cazenac.
Il pensa intérieurement qu’il y a peu, il se serait réjoui de ces meurtres. La paix le gagnait peu à peu avec la pitié ; la grâce était en chemin.
« Le plus grave, continua Bernard de Lamothe, c’est que le roi de France a décidé d’en finir avec Montségur. Il faut que tu rejoignes au plus vite la forteresse, avant que l’encerclement ne soit total, et en fasses partir la communauté. Montségur est perdu ! Tu es un bon militaire, tu peux réussir à évacuer la place et à conduire les fidèles en Italie. »
Bernard blêmit en pensant à Alix. Elle était en danger, il devait voler à son secours.
« Je vais te fournir un guide sûr qui te conduira au château saint.
— Vous ne venez pas avec moi, messire ?
— Mon destin est à Toulouse. Je suis trop recherché ; mes prêches ont été dénoncés et je te mettrais en danger en t’accompagnant. Toi, ils t’ont oublié ; tu n’es plus qu’une silhouette sombre sur la route. »
Le chevalier songea un instant à la fragilité de la gloire et des victoires terrestres.
« Mon destin est de périr brûlé à Toulouse. Bertrand Marty est devenu l’évêque de la communauté ; il est déjà sur place. Pars ! Va à Montségur, redeviens un chef et sauve-les ! »
Les deux Bernard se donnèrent une longue et fraternelle accolade, conscients de ne jamais se revoir dans cette enveloppe corporelle.