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Ce fut un beau tournoi qui réunit, sous les
murailles de Turenne, la fine fleur de la chevalerie périgourdine
et quercynoise. Pour le plaisir des femmes, une cour d’amour devait
faire suite aux joutes martiales. Juchées sur les remparts, nobles
dames et demoiselles suivaient en bonne place le tournoi à mêlée
qui devait opposer Quercynois et Périgourdins. Aux pieds des
murailles, le peuple se pressait pour voir défiler les jeunes
hommes avides de gloire et de conquêtes. Enfermés dans leurs
cuirasses, on ne pouvait les reconnaître qu’aux armes qui ornaient
leurs écus et la housse de leurs destriers. Chevauchant fièrement,
la haute lance de frêne dressée, ils brillaient de tout l’éclat de
leur armure et des crinières peignées de leur monture.
« Quelle peste que ces jeunes coqs
arrogants ! » En chevalier établi, Raymond Jourdain n’était
pas obligé de participer à ce combat simulé ; il avait
toujours été plus habile à manier les vers que
l’épée. Alix plaidait leur cause.
« Il faut bien que ceux qui combattent puissent
s’entraîner. Une telle bataille, pour parodique qu’elle soit, les
prépare aux croisades.
— Ce sont surtout des aventuriers qui vivent
de rapines et des prises sur leurs adversaires malheureux. Montures
et équipement ont tôt fait de changer de mains. Combien de chevaux,
de harnais et d’armures, combien de belles armes et de biens
convoités seront perdus ou gagnés avant ce soir ?
— Ils les auront conquis vaillamment »,
soupira Alix avec un brin d’admiration dans la voix.
Le tournoi allait commencer quand les trompettes
des hérauts résonnèrent.
« D’or à deux chiens de gueule »,
blasonnèrent-ils.
« Monsieur de Cazenac nous fait l’honneur de se
joindre à nous. »
Le vicomte de Turenne salua le nouvel arrivant.
Quoique son bagage fût modeste, son allure était superbe et il
montait un solide cheval bai.
« La situation frontalière de vos terres vous
permet de choisir. Dans quel camp combattrez-vous, Périgord ou
Toulouse ?
— Nous n’avons que faire d’un si piètre
renfort, railla Jehan de Turenne, l’héritier de la vicomté, en
faisant virevolter sa monture. Qu’il reste chez les
Périgourdins.
— Je mets mon épée au service de qui me
chante. Puisque vous ne voulez pas de moi, vous le regretterez
», déclara le jeune chevalier en rabattant la
visière de son casque.
Alix dévorait des yeux le nouveau venu.
Les deux troupes s’éloignèrent, un instant
masquées par la poussière que soulevaient les sabots de leurs
chevaux. Puis elles se ruèrent l’une vers l’autre, dans un bruit de
tambour, comme si une profonde haine les animait soudain. Le tiers
des combattants se retrouva à terre après la première passe.
« Votre frère ne se débrouille pas mal. Vous aurez
peut-être à lui remettre la couronne, insinua le vicomte Pierre
avec une bienveillance toute paternelle.
— Qu’il ne plaise à Dieu, répliqua Alix. Un
frère ne saurait être le chevalier de sa soeur. Je crois que les
autres l’épargnent pour vous plaire.
— Mais vous avez déjà un chevalier de coeur
et n’avez nul besoin d’en désigner un autre, glissa jalousement
Raymond Jourdain.
— Voyez comme ce Périgourdin est
habile ; il vient de se débarrasser de deux adversaires à la
fois. Qui est-il ? Je ne distingue pas ses armes, dit la jeune
femme qui les voyait fort bien.
— C’est ce diable de Cazenac ! Il est
fort comme un Turc et habile tacticien. »
Le vicomte Pierre observait à regret ce fier
soldat que son fils avait sottement blessé. « Mais voilà qu’il s’en
prend à Jehan ! » Le Périgourdin poursuivait son rival qu’il
désarçonna du plat de l’épée, avant de s’emparer des rênes de son
cheval.
« Il n’a pas fait moins de quatre prises
aujourd’hui !
— Eh bien, le voilà
riche, déclara amèrement le vicomte de Saint-Antonin, se moquant
d’une si piètre fortune. Mais il a donné la victoire au comte du
Périgord, le rival détesté de notre maître toulousain.
— Il est vrai que Raymond VI a matière à se
plaindre. Mon aînée, Mathilde, l’a délaissé au profit d’Hélie
Talleyrand, seigneur de Périgueux. Mais ce sont là choses d’amour
et non de chevalerie. Acceptes-tu, ma fille, de récompenser ce
Périgourdin ?
— Il en sera fait selon vos désirs, messire
mon père », dit Alix dont les yeux brillaient à l’idée de
rencontrer le noble combattant.
Bernard de Cazenac s’avançait, tête nue, dans la
gloire neuve de ses vingt ans. Ses cheveux bruns et bouclés
auréolaient ce roi de la fête. Son regard, droit et déterminé, ne
marquait aucune surprise, comme si sa victoire avait toujours été
une certitude.
« Jamais chevalier ne fit montre d’autant de
vaillance », lui dit-elle en lui remettant la couronne d’or du
vainqueur. Elle était exquise dans sa robe blanche, serrée à la
ceinture, qui faisait ressortir sa haute silhouette et la rondeur
de ses jeunes seins.
« Madame, donnez-moi votre écharpe. Je veux faire
de vous ma dame d’honneur, et la reine de ce jour. »
Sans hésiter, elle détacha l’étoffe verte de ses
épaules et la lui tendit. Il la noua autour de sa lance et présenta
ce nouveau blason à l’assistance.
« Quelle arrogance ! Quelle superbe !
grinça Raymond Jourdain à l’adresse du vicomte
— Certes, mais quel allié il ferait pour ma
maison ! »
L’après-midi, la cour
d’amour devait voir la revanche du vicomte de Saint-Antonin. Devant
l’assemblée des nobles dames, succédant à une série de chanteurs et
de jongleurs plus ou moins médiocres, Raymond Jourdain adressa à
Alix un canso1 des mieux
troussé.
« Je vous ai longtemps aimée, et je n’ai pas
encore le coeur de renoncer à mon amour. Si c’est donc pour cela
que vous me voulez tuer, vous n’aurez point de bonne excuse.
»
Les vers sonnaient harmonieusement dans cette
langue d’oc faite pour la poésie et que les plus grands seigneurs,
de Richard Coeur de Lion à Frédéric Barberousse, avaient utilisée
pour leur correspondance amoureuse. Le vicomte s’accompagnait au
luth dont il jouait habilement.
« Mais vous êtes au-dessus de toute pensée, et je
vous dis aussi qu’on ne saurait imaginer un amour qui fût l’égal du
mien. »
Les applaudissements retentirent, à peine la
dernière note envolée. Satisfait, Raymond se rassit aux côtés d’une
Alix rose de plaisir, quand un valet vint murmurer quelques mots à
l’oreille de la jeune femme.
« On m’annonce un concurrent de dernière
minute.
— Qu’il vienne, s’il l’ose », fanfaronna le
vicomte.
À la stupéfaction générale, on vit entrer Bernard
de Cazenac. Un bain parfumé l’avait débarrassé de la sueur et de la
poussière du combat. Il avait revêtu une longue tunique dont les
couleurs jaune et rouge honoraient autant ses maîtres périgourdins
et toulousains que sa propre et modeste
maison. Il paraissait un géant, un Hercule devenu poète.
« Va-t-il nous jouer du luth à coups d’épée »,
railla Raymond Jourdain, un peu inquiet de cette intrusion.
Se tournant vers Alix, Bernard entonna d’une voix
forte, profonde et sensuelle un sirventes2 de sa composition, tout à l’honneur de sa
beauté.
« Alix est une dame fraîche et fine, gracieuse et
gaie, toute jeune : elle a des cheveux d’ébène, une bouche de
rubis, un corps blanc comme fleur d’aubépine ; son cou est
souple, et ferme sa poitrine, et ses seins ont le galbe d’un lapin…
»
Raymond aurait voulu sauter à la gorge de
l’insolent qui courtisait avec tant d’audace une femme non encore
mariée, mais les règles de la cour d’amour exigeaient la
courtoisie. Il serait temps d’apprendre les bonnes manières à ce
rustre de Périgourdin après les festivités.
« Alix est hautaine avec les puissants, ce qui
montre le discernement de cette jouvencelle. Elle ne désire ni
Poitiers, ni Toulouse, mais elle cherche à tel point le mérite
qu’elle accorde son amour au preux, même de basse extraction. Je la
prie d’estimer hautement mon amour et de préférer un preux
vavasseur à un comte ou un duc trompeurs qui la couvriraient de
honte. »
Son chant fit un triomphe et toutes les dames de
la cour de Turenne s’accordèrent pour lui offrir la pomme d’or de
la récompense. Pour la première fois, un même concurrent
l’emportait sur le champ des armes et de la poésie.
Intérieurement, Alix
éprouvait une jouissance extrême. Tout son corps semblait n’être
plus que plaisir au service de son âme. Cette rivalité d’hommes
autour d’elle la mettait en valeur. Le haut rang de sa naissance
s’ennoblissait encore du prix qu’ils mettaient à la conquérir. Mais
à l’intérieur de cette plénitude, son choix était fait. Elle se
donnerait au jeune Périgourdin. Elle se leva et entonna un salut
d’amour, car elle était ‘trobairitz’, femme troubadour, à l’image
de la grande Aliénor d’Aquitaine.
« Bel ami, charmant et courtois, quand vous
tiendrai-je en mon pouvoir ? Que je sois couchée un soir près
de vous pour vous donner un baiser d’amour ! Quand deux amants
purs et sincères se regardent, les yeux dans les yeux comme deux
égaux, ils ressentent à ma connaissance, selon le véritable amour,
une telle joie dans leur coeur, que la douceur y prend naissance,
les ranime et nourrit tout le coeur. »
Elle chantait pour tous, d’une voix cristalline,
mais son regard glissait vers Bernard.
« N’est-ce pas une chanson un peu osée pour une
demoiselle ? » murmura Raymond, dépité et reconnaissant sa
défaite.
— C’est Dieu lui-même qui m’a inspiré »,
répondit-elle.