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Plusieurs années passèrent ainsi. Bernard suivait
son maître, travaillait à se perfectionner, mais s’avérait un
disciple rétif. Deux hommes cohabitaient en lui depuis sa
naissance, comme si le Dieu de bonté et le mauvais démiurge
s’étaient, chacun à son tour, penchés sur son berceau. L’être de
violence bouillonnait toujours dans son sang trop vif. Celui qui
aimait jouter en tournoi, chasser les fauves et faire la guerre,
qui ne se plaisait qu’à briser des lances, trouer des écus, fendre
des heaumes et donner des coups, avait bien du mal à dominer sa
nature brutale. Catholique ou cathare, l’éducation religieuse des
chevaliers ne faisait que canaliser leurs forces vers une violence
toujours plus grande. « Cela vient de ton corps, de ton enveloppe
charnelle créée par le diable », lui disait Bernard de
Lamothe.
Mais le seigneur cathare ne pouvait renier ce
qu’il était. Avec ce corps, il avait aimé Alix et connu le bonheur
auprès d’elle. Il lui aurait fallu oublier ce paradis terrestre, le condamner comme illusion, pour
découvrir l’extase religieuse. Alix avait réussi ; lui ne le
pouvait pas. Grâce à sa vive intelligence, il intégrait sans
difficulté la philosophie cathare dans ses moindres détails : il
aurait pu être un redoutable prêcheur. Toute sa science des
lettres, son art de troubadour, il l’exerçait à présent à débattre
de théologie et de sciences bibliques. Mais cela restait cantonné
dans sa tête ; l’âme ne suivait pas. Il ne se concevait pas
comme ces religieux tout entiers acquis à leur foi. Il
s’abandonnait à la vie cathare, suivait la règle à la lettre, sans
jamais l’imprimer dans son coeur.
« Quand me conduirez-vous à Montségur ?
demandait-il souvent.
— Pas encore. Tu n’es pas prêt.
— Je respecte la chasteté depuis mon
serment.
— Mais tu aimes encore trop la vie, le luxe,
la matière. N’as-tu pas encore consommé de la viande, le mois
dernier, à Bruniquel ?
— C’était pour donner le change aux agents du
roi.
— Tu ne dois pas mentir, même à eux. Y as-tu
pris du plaisir ? »
Le chevalier hésita. Oui, le souvenir de la bonne
chair le faisait saliver. Il répondit par l’affirmative.
« Tu vois bien ! Cela aurait dû te faire
vomir. Ne t’es-tu pas opposé violemment à un membre de la
communauté de Montauban ?
— Il m’avait insulté !
— Tu n’es pas assez humble. La vie même est
une insulte à la face de Dieu. Tu n’as pas encore assez rabattu ton
orgueil. »
« Pourquoi la lumière du Christ n’apparaît-elle
pas spontanément à tous les hommes ? demanda le diacre de
Montauban.
— Il faut cacher la lumière dans la boue de
la création, pour libérer les diamants de l’esprit. Le Christ est
comme un pélican, un oiseau aussi brillant que le soleil, et qui
sauve ses petits de la famine en s’offrant à eux. En descendant les
sept cieux, Il prit l’aspect des anges de chacune des sphères
célestes, avant d’apparaître sous la forme illusoire d’un homme.
Sans corps réel, sans vie biologique et sans souffrance, Il est
venu sauver le genre humain.
— Les inquisiteurs, les Français, leurs âmes
sont maudites. Pourquoi devrions-nous ne pas les haïr, et les tuer
comme des cancrelats, ces animaux qui n’ont été créés que par le
diable ?
— Parce qu’un jour, les brebis perdues
accéderont à la vision divine. Au jour du Jugement dernier, tous
les hommes seront sauvés.
— Les méchants ne seront-ils pas punis par
l’enfer ?
— Il n’y a pas d’autre enfer que ce monde
terrestre. Tous les humains seront rachetés, bons ou mauvais, même
les juifs et les sarrasins. »
Le diacre de Montauban paraissait sceptique.
Bernard comprit qu’il devait apprendre à aimer ses ennemis, ses
frères en humanité et en malheur. Parviendrait-il à pardonner à
l’âme de Simon de Montfort, pour le bûcher de Blanche, sa
fille ? Son propre salut était à ce prix. Mais il n’était pas
encore prêt.
En l’an 1234, le comte de
Toulouse Raymond VII, sous la pression de l’Église, accentua la
répression contre les cathares, et entreprit de chasser les faidits
de ses terres. La communauté de Castelsarrasin dut prendre de
nouvelles précautions. Elle survivait néanmoins, en comité fermé.
Au fil des années, Bernard de Lamothe sentait la foi cathare fuir
les coeurs toulousains. Ils ne formaient plus qu’une petite élite
déterminée, dont les effectifs fondaient au gré des bûchers et de
la peur.
Guillaume Faure, qui les abritait dans sa demeure
discrète de Pech Hermier, était questeur pour l’ordre cathare.
Homme d’absolue confiance, il conservait une partie des avoirs de
l’Église qui servaient à acheter des complicités auprès des juges
et des gardiens de prison, afin de faire évader les amis arrêtés.
Parfois, il fallait payer des émeutiers pour prendre d’assaut la
geôle. L’Église cathare n’hésitait plus à se défendre, malgré sa
non-violence affichée. Les simples croyants, qui n’avaient pas
prononcé le consolament, s’introduisaient la nuit dans les maisons
des délateurs pour les poignarder dans leur lit ou les enlever et
précipiter leurs corps au fond d’un ravin. Bernard enrageait de ne
pouvoir se joindre à ces sicaires. Le guerrier bouillonnait en
lui.
« Je n’ai pas encore prononcé mon
serment !
— Tu n’y arriveras jamais si tu te couvres de
sang. »
« Notre trésor n’est plus en sécurité chez moi,
dit un jour Guillaume Faure. Les soupçons m’entourent et je vais
devoir quitter la ville. Il faut mettre en lieu sûr les dépôts des
Parfaits dans notre sanctuaire de Montségur. »
Bernard de Lamothe se
tourna vers le chevalier de Cazenac. « Tu vas enfin pouvoir
retrouver Alix. Mais auparavant, tu vas recevoir le consolament qui
fera de toi un Bon Chrétien. Il est temps. » Bernard fut un instant
pris de panique.
« Je ne suis pas prêt ! Je ne suis pas assez
instruit…
— Ce n’est pas toi qui juges de l’instant.
»
Le lendemain, lorsque Bernard de Lamothe lui
imposa les mains, le bénissant, selon saint Paul, de feu et
d’Esprit saint, il devint un croyant revêtu, un prêtre cathare. Ils
se mirent en route pour Toulouse. Portant, dissimulés dans son
manteau, les cinq cents sous toulzas de la communauté, Bernard de
Cazenac était un autre homme, un Parfait cheminant aux côtés d’un
autre Parfait, son alter ego.
« Où allons-nous loger dans Toulouse ?
demanda le chevalier.
— Chez la belle-mère d’un de nos questeurs,
Peytavi Borsier. J’ai appris qu’elle était au plus mal ; je
dois lui administrer le consolament des mourants. »