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« Votre ennemi vous attend à Castelnaud ?
Vous plairait-il auparavant, sire de Montfort, de détruire
Montfort ? Vous pourriez y trouver récolte à votre goût.
»
À cette étonnante proposition de Jehan de Turenne,
Simon avait répondu par un éclat de rire tonitruant.
« Me prenez-vous pour un de vos troubadours
occitans qui rimaillent avec leur patronyme ? Mais il
m’agréerait assez, en effet, d’assiéger mon propre nom et de le
libérer des putois qui le souillent, même si cette homonymie tient
du hasard et non du sang. »
Il avait suivi le conseil de son allié de
circonstance et la grande armée avait remonté la Dordogne sur une
demi-lieue, à bord de barques et de gabarres réquisitionnées. Le
siège du château de Montfort ne fut qu’une formalité. Bâtie en
surplomb sur la rivière, où elle faisait office de poste de péage,
la forteresse était en fait mal protégée du côté du village. La
piétaille et les valets d’armes du chef croisé
eurent tôt fait de franchir les murailles et d’enfoncer les portes,
d’autant plus facilement qu’aucun soldat ne défendait la place.
Seuls quelques civils effrayés peuplaient les vastes salles de
cette maison plus apte à abriter les sonorités du luth que les
coups d’épée, et dont les jardins avaient enchanté les beaux jours
d’Alix de Turenne. Un individu mieux habillé que les autres fut
amené devant Simon de Montfort.
« Qui es-tu, maudit cathare ? hurla celui-ci
de sa voix d’ogre, la barbe en bataille, furieux de n’avoir pas
capturé le châtelain.
— Je suis Guilhem, le troubadour, et je suis
bon catholique, messire comte, comme tous les gens d’ici, répondit
le jeune homme en tremblant comme une feuille.
— Un troubadour ! Un de ces jongleurs
truffés de foutreries, que gavent des mécènes ! – Le mépris
tombait de sa bouche. – Tu ne vaux même pas le poids de bois pour
te brûler. Où est ton maître ?
— Je ne sais pas, messire, répondit Guilhem
qui pouvait à peine parler. Avec les siens, je suppose, dans sa
forteresse de Castelnaud.
— Pourquoi ce damné Turenne m’a-t-il envoyé
conquérir cette coquille vide, me faisant perdre un temps
précieux ? Je devrais l’étrangler ! »
Des cris s’élevèrent au-dehors, dans les jardins.
Les soudards s’y donnaient à coeur joie, ravageant fleurs et
arbustes. Mais une jeune fille s’était précipitée sur eux, tentant
de les en empêcher, et ils la malmenaient rudement.
« Qui es-tu, toi ? » aboya Montfort.
La demoiselle, âgée d’une
douzaine d’années, blonde, et parlant bien, n’avait rien d’une
paysanne, malgré le rude habit qui la vêtait.
« Je suis Blanche de Cazenac, répondit-elle d’une
voix innocente, en regardant le comte droit dans les yeux.
— Sang Dieu ! Tu es la fille…..
— Vous êtes ici chez moi. Je veux dire, chez
mes parents, se reprit-elle.
— Enfin une bonne prise ! »
Un chevaucheur fut envoyé sur-le-champ à
Castelnaud, porteur d’un ultimatum sévère et désespérant. Si
Bernard et son épouse ne se rendaient pas, avec tous leurs hommes,
d’ici trois jours, leur fille serait brûlée vive comme
hérétique.
« Vous veillerez, messire Bernard, à bien me
livrer le secret que vous portez autour du cou », précisait la
missive.
« Mon Dieu, Blanche ! Prisonnière de ce
monstre ! Nous pensions bien faire en la cachant à Montfort
sous des habits de servante, quelle erreur funeste ! Je ne
puis laisser périr la chair de ma chair ; nous devons nous
rendre. »
La terrible annonce avait fait oublier à Alix
toute la dialectique cathare sur la dérision de l’enveloppe
corporelle. Pas un instant, elle ne pouvait imaginer la mort de sa
fille. Bernard, les larmes aux yeux, la prit dans ses bras. Il
connaissait les usages de Montfort. « Nous ne pouvons céder à cet
homme sans honneur : il nous brûlera tous les trois et fera
exécuter tous les nôtres, comme il l’a fait à
Casseneuil. La moindre résistance lui est odieuse et le rend fou
furieux. Nous ne pouvons ruiner notre cause. Plutôt voir tous les
miens écorchés devant moi, embrasser leurs cadavres et périr le
dernier. » Sa gorge bouillonnait de sanglots. Il aimait sa fille,
son unique enfant, tout autant que son épouse. Mais il savait que
les propositions de l’ogre de Chevreuse étaient un marché de
dupes.
« Je vais aller lui parler ; il comprendra
peut-être le coeur d’une mère. Laisse-moi partir ! supplia
Alix.
— Et vous perdre toutes deux ! Plutôt
donner ma vie. Mais cela ne sert à rien ; il exige une
reddition sans condition, avec un bûcher pour conclure l’affaire.
»
Ils restèrent longtemps à pleurer ensemble, l’un
contre l’autre, éperdus de peine, incapables de réagir face à la
monstruosité qui les frappait.
« Offre-lui donc ton talisman, dit Alix. Ce n’est
rien qu’un objet matériel ; il ne peut contenir les secrets
qu’on prétend. »
Bernard le tira de dessous sa tunique. C’était un
bijou d’argent d’une facture assez grossière, sans grande
valeur.
« Le fermoir en est soudé de telle manière qu’une
fois ouvert on ne puisse le refermer. La tradition affirme que ce
sont les anges du ciel qui l’ont scellé ainsi …
— C’est le moment de le déclore ; notre
fille est en danger.
— Cette amulette ne pourra la sauver ;
elle ne concerne que notre foi.
— Notre religion est en danger !
— Mais elle n’est pas vaincue. De toutes les
façons, le message de Montfort est clair : il nous veut tous
les trois, pour nous faire payer les
mutilations que nous avons infligées aux catholiques. Je pense
qu’il se moque du talisman. Il veut éteindre notre race avec notre
croyance.
— J’ai empêché des femmes d’être mère et
d’allaiter des enfants. Je suis maudite, s’écria Alix en
s’arrachant les cheveux par poignées. Dieu me frappe dans mon
propre enfant !
— Dieu est bon ; il ne tue personne »,
dit doucement Bernard en s’efforçant de la calmer.
Les minutes passaient de plus en plus vite, comme
affolées par la menace, et le jour fatidique approchait. Chaque
seconde tombait comme une goutte de plomb. Le chef croisé avait
entouré Montfort d’un triple rang de soldats et des cavaliers
patrouillaient en permanence. Nul ne pouvait s’approcher. Cette
impuissance à agir rendait Bernard fou de douleur et de rage.
« Peut-être qu’il n’osera pas, murmura Alix ;
qu’il me donnera une chance. »
À l’heure dite, un bûcher fut construit sur la
grande terrasse du château. Le moine Augustin, qui avait tenté une
délégation, une ultime négociation faisant appel aux sentiments
chrétiens du chef croisé, ne fut même pas reçu. À la tombée de la
nuit, la jeune fille fut conduite, ligotée, sur le lieu de son
supplice. Des hommes, habillés de noir, portaient son corps
tremblant. Un prêtre l’escortait en priant pour le salut de son
âme. Sa jeunesse n’avait été que chants, musique, poésie et beauté.
Ses parents l’avaient gardée dans l’univers artificiel des jardins
de Montfort, comme dans un paradis terrestre coupé du reste du
monde, un lieu immatériel propre à assurer le bonheur d’une jeune cathare. Mais la brutalité du siècle
avait détruit cet Éden enfantin. Elle se sentait agrippée par les
mains du Mal. Les créatures d’un mauvais démiurge avaient découvert
sa cachette et investi son refuge. Les silhouettes, autour d’elle,
étaient sombres et menaçantes, comme dans les contes que lui
narrait Hugues de Vassal. Elle craignait la souffrance et pas un
regard ami pour la réconforter. Ce n’était pas des êtres humains
qui l’entouraient, mais des démons. Elle ferma les yeux pour ne
plus les voir. Elle paraissait hébétée, folle de terreur, et
chantonnait doucement une comptine d’enfant. Sa frêle silhouette,
tout de blanc vêtue, disparut bientôt dans les flammes
dévorantes.
« Regarde bien, troubadour, et va dire à ton
maître le sort que je réserve à mes ennemis. Regarde comme c’est
beau, le feu. Tu chanteras mieux, maintenant. »
Deux gardes obligeaient Guilhem, en pleurs, à
contempler l’atroce spectacle.
« En détruisant le fruit de ses entrailles, je
saurai bien affliger ce démon femelle qui l’a porté. Femme et
démon, c’est tout un. Cette prédicatrice prostituée perd les âmes
qui l’écoutent, ruine l’ordre social et annonce la fin de notre
temps. »
Le château fut ensuite entièrement détruit, rasé
jusqu’aux fondations, tours abattues, donjon sapé, murailles
démantelées, et les restes précipités dans les eaux du
fleuve.