29
Castelsarrasin,
1232.
En quittant Loba, Bernard ne savait pas dans
quelle direction tourner les sabots de son cheval. Le monde lui
semblait être ce qu’en disait sa religion : un vaste enfer. Il
avait renoncé à gagner Montségur, renoncé aux plaisirs de la
chair ; il était las de se battre. Le désespoir et la solitude
le tenaillaient au corps. Il n’attendait plus rien et se laissait
couler. Mais le renoncement a parfois des vertus. Il n’avait
d’autre choix que de se noyer ou de donner un vigoureux coup de
pied sur le fond pour remonter à la surface. Insensiblement, ses
pas le conduisirent vers Castelsarrasin, le fief dont il venait
d’être dépossédé. Il n’avait d’autre endroit où aller et préférait
finir en gentilhomme plutôt qu’en vagabond. « Si tout est perdu,
qu’au moins l’honneur me reste », songeait-il.
Ce fut miracle qu’il ne fût pas arrêté avant
d’avoir franchi les portes de la ville. Peut-être ce chevalier
errant monté sur son destrier blanc
n’inquiétait-il plus personne ? Il retrouva la cité qu’il
avait aimée, l’odeur pimentée du marché aux légumes, la couleur
vive des draps qui pendaient aux fenêtres, les bruits et les
bousculades des rues animées, les cris des colporteurs. Il avait un
peu la nostalgie de sa vie passée. L’existence du seigneur aisé,
uniquement préoccupé des affaires quotidiennes, lui semblait un
espace de repos, loin des querelles et des violences. Tandis qu’il
remontait la grand’ rue, au milieu des étals des marchands, une
femme le reconnut. « C’est notre seigneur Bernard ! Il est
revenu. »
Une heure plus tard, une patrouille du guet
l’interpella dans l’auberge où il était venu étancher sa soif.
Dépouillé de son épée, de sa bourse, et même de son précieux
talisman, il fut jeté sur la paille d’un cachot. La nuit n’était
pas encore tombée quand il fut mis en présence de Pons Grimoard,
sénéchal du roi.
« Messire Bernard de Cazenac, j’aurais souhaité
vous rencontrer en de plus heureuses circonstances.
— Messire sénéchal, je m’en remets à vous.
Faites de moi ce que bon vous semble.
— Êtes-vous toujours dans la foi cathare ou
vous êtes-vous réconcilié avec l’Église ? »
Le chevalier marqua un temps d’hésitation. Puis sa
fierté naturelle reprit le dessus. Il n’était pas un de ces
Parfaits qui devaient ruser pour dissimuler son identité sans
mentir. Mieux valait finir avec noblesse, sans barguigner, en
revendiquant avec hauteur ce que l’on était. « Jamais je ne
renierai la foi de mes pères. Je préfère le bûcher à la trahison.
»
Un large sourire éclaira le
visage du sénéchal. « Dieu soit loué ! J’avais craint un
instant que les chiens de l’Inquisition ne vous aient retourné.
Votre courage est intact. » Devant l’air abasourdi du prisonnier,
il s’empressa d’ajouter. « Je suis moi-même un fervent partisan des
Bons Chrétiens, et, grâce au ciel, j’ai la confiance des Français
et de l’évêque.
— Mais vous représentez le roi catholique et
le comte de Toulouse, Raymond VII, qui a fait sa soumission.
— Certes, mais le comte nous laisse quelques
libertés, sous réserve de n’être pas trop voyants. Vous verrez,
notre communauté compte des gens de haut rang, et qui pèsent sur le
pouvoir : Othon de Baretges, le bayle, et les seigneurs de
Rabastens et de Villemur. Bernard de Lamothe nous dirige. »
Le sire de Cazenac se souvint de ce Parfait qui
avait assisté Hugues de Vassal dans ses derniers instants. Sa
prédiction se réalisait : ils se retrouvaient sous le signe
cathare. Le sénéchal fit mander un forgeron pour briser les chaînes
qui retenaient le chevalier au mur. Puis il le conduisit chez lui
pour lui faire prendre un bain chaud et une collation. Il lui
offrit même un bel habit pour remplacer le sien qui était troué et
usé jusqu’à la trame.
Après lui avoir restitué tous ses biens, Pons
Grimoard le fit conduire à Pech Hermier, un quartier de la ville un
peu isolé et tranquille. Dans la maison de Guillaume Faure, Bernard
de Lamothe l’attendait. Il s’agenouilla devant lui et fit son
melhorament.
« Tout est écrit, la seule liberté est d’obéir à
Dieu. Je savais que nous devions nous revoir, dit le Parfait en
le relevant. Aimeriez-vous avoir des
nouvelles d’Alix, celle qui fut votre épouse dans le monde des
hommes ? »
Ce fut comme si le soleil était entré dans la
pièce basse. Le visage de Bernard s’illumina d’un bonheur
véritable, qu’il n’avait pas connu depuis des années.
« Vous l’avez vue ?
— Plusieurs fois ; je me rends
régulièrement à Montségur.
— Comment va-t-elle ?
— Fort bien, elle mène une digne et belle vie
de Parfaite cathare, tout entière dédiée à l’amour du prochain et
au salut de son âme.
— Je donnerais tout pour la revoir. Vous avez
plus de chance que moi. Je n’ai jamais pu gagner Montségur.
— Ce n’est pas une affaire de chance. Je
connais les passeurs. Mais vous ne pourrez jamais retrouver Alix en
tant qu’époux. Vous ne pourrez la reconnaître que comme Parfaite. Y
êtes-vous décidé ?
— Me reste t-il une autre chance ?
— J’ai besoin d’un “socius”, un jumeau, pour
cheminer à mes côtés. Tu peux occuper cette place tout de suite.
»
Bernard nota le passage au tutoiement, signe de
complicité, d’une implicite égalité. Il s’étonna tout de
même.
« Ne faut-il pas une longue préparation avant
d’accéder à cette fonction ? Je n’ai pas encore reçu le
consolament.
— Le temps nous presse ; l’Inquisition
nous traque à chaque coin de rue, chaque détour de sentier. Nous
avons assoupli la règle, mais non les exigences. Je suis à présent
le fils majeur de Guilhabert de Castres, l’évêque cathare de Toulouse qui réside à Montségur. Tu vas prendre
devant moi l’engagement de fidélité. Dès aujourd’hui, tu abandonnes
tes droits sur Castelsarrasin, Castelnaud, Domme, Montfort, Aillac.
Tu n’es plus que Bernard de Cazenac, ton lieu de naissance,
l’endroit où tu as reçu le secret de notre ordre. Ton ancêtre,
Adalbert, n’était qu’un humble paysan, parti guerroyer en Terre
sainte, pour protéger les pèlerins. Il fut ennobli sur le champ de
bataille et comprit ainsi la naturelle égalité des hommes. Frappé
par la grâce, il renonça à la violence, apprit à lire, étudia, et
découvrit le catharisme des origines. Voilà pourquoi ton nom est
associé pour toujours à notre religion. Dès aujourd’hui, tu vivras
comme un Parfait, tu ne mangeras plus de viande, tu ne toucheras
plus une femme, tu abandonneras ton épée et renonceras à la
violence, même pour te défendre. Tu vivras dans la vérité et la
prière. »
Bernard s’y engagea avec ferveur. Cette cérémonie
improvisée lui avait épargné les tourments d’un choix difficile. Il
refusait pour l’heure de s’appesantir sur les vraies raisons de son
renoncement : l’engagement total dans sa foi ou l’espoir insensé de
revoir celle qu’il s’interdisait désormais d’aimer. Sa décision
l’avait libéré. Son destin était désormais tout tracé. Il confia au
Parfait l’existence du talisman. Ce dernier n’y prêta aucune
attention, mais lui demanda de respecter le serment familial de ne
point en dévoiler à quiconque le contenu.
Pour précaire qu’elle fût, la vie de la petite
communauté de Castelsarrasin n’était pas désagréable, bénéficiant
de la protection des consuls et, par intermittence, du comte, et de
l’estime d’une partie de la population. Un catharisme discret était
toléré. Les croyants étaient assez riches
pour subvenir aux besoins de leurs prêtres. Il fallait simplement
accepter de vivre dans la méfiance et la crainte de la
délation.
La tâche des Parfaits était double : prêcher la
bonne parole et apporter le consolament aux mourants, pour qu’ils
puissent échapper au cycle infernal des réincarnations. Vu la
dangerosité du monde pour les cathares, cette dernière mission
devenait essentielle. Les croyants avaient appris à dissimuler
l’existence de leur congrégation à l’intérieur du corps catholique
de la société. Lorsque les deux Bernard parcouraient les routes,
entre Toulouse, Montauban et Castelsarrasin, pour accomplir leurs
devoirs religieux, ils devaient souvent recourir au « nuncius »,
celui qui savait où se cachait la communauté, pour entrer en
contact avec elle. Ainsi, en cas de capture par l’Inquisition, ils
ne pourraient révéler qu’un seul nom. En cheminant ainsi, Bernard
de Cazenac découvrit sa religion de l’intérieur, dans la fragilité
et la force de sa chair. Malgré sa culture raffinée, il n’en
connaissait que les rudiments. Le soldat avait trop souvent étouffé
en lui l’homme de foi.
Lorsque le Parfait prêchait, Bernard, silencieux à
son côté, il s’adressait tout autant à lui qu’à ses ouailles. Le
chevalier qui avait tant aimé l’art de dire des troubadours et les
débats contradictoires où il faisait valoir sa finesse d’esprit
apprit la jouissance mystérieuse du silence. Écouter, écouter en
laissant le silence se faire en soi, accepter qu’il mûrisse comme
miel en ruche. Apaiser ses passions, faire taire son amour-propre,
laisser la place en soi pour que la Parole puisse y naître, s’y
développer comme un enfant dans le sein de sa
mère. Tous les mois, les Parfaits des communautés visitées devaient
dénoncer leurs fautes vénielles devant un membre de la hiérarchie.
Au cours de cet apparelhament1, ils
recevaient leurs pénitences, puis poursuivaient leurs tâches.
Devant l’assemblée de Moissac, où figuraient deux
moines de la riche abbaye catholique, Bernard de Lamothe défendit
la théorie de la mauvaise création. Il citait le prologue de
l’Évangile de Jean : Au commencement était le Verbe… Toute chose a
été faite par Lui, et sans Lui a été fait le néant. Dieu bon
n’était pas responsable du néant du monde, de la mort et de son
malheur. Il y avait deux mondes et deux Dieux créateurs. Les corps
n’étaient que des tuniques de peau créées par le diable, des lieux
de souffrance. Les âmes étaient tombées du ciel par la faute
d’anges fornicateurs. Mises en prison dans la chair, elles se
souvenaient du paradis céleste et aspiraient à y retourner. Les
âmes n’étaient pas individuelles, mais parties de Dieu, elles
formaient l’Esprit. Elles chutaient à cause de l’oeuvre du diable,
vivaient et souffraient, puis remontaient au plérôme pour
s’incarner à nouveau, sous une forme humaine ou animale. C’est
pourquoi tuer les animaux était un péché. Puisque bien et mal
n’étaient pas de même nature, l’homme ne disposait pas de libre
arbitre. Il n’avait pas de choix et devait juste suivre aveuglément
la règle prévue pour faire son salut.
Bernard de Cazenac savait d’expérience que cela
était vrai. Par orgueil, la plus grande des fautes, il avait cru
pouvoir choisir sa vie, régner, combattre. Tout cela était
vain.
1 Confession publique suivie de pénitence, dans la
religion ca-thare.