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Le commandeur fit à son hôte les honneurs de la
forteresse fondée, un siècle plus tôt, par les chevaliers de
Penne.
« Ils ont été également d’irréductibles
combattants cathares, nota Bernard. C’est ainsi dans tout le
sud-ouest du royaume. Les deux religions cohabitaient dans les
coeurs comme dans les villages.
— L’abbaye de Chancelade, en Périgord, où
j’ai reçu l’habit ecclésiastique, a elle aussi contribué à la
richesse de Vaour, une des plus puissantes commanderies du comté de
Toulouse. »
Un vaste château, surmonté d’un haut donjon,
veillait sur des granges bien garnies. La salle capitulaire, longue
de vingt-cinq pieds, disait assez l’importance de la communauté où
se mélangeaient clercs et laïcs. L’ensemble montrait à la fois un
aspect militaire, religieux et champêtre. Ceux qui priaient, ceux
qui combattaient et ceux qui travaillaient y vivaient en
harmonie. Dans la cour, Bernard vit passer un
troupeau de brebis que le berger menait paître. À sa tête, le
bélier arborait fièrement un sautoir portant la croix pattée. Sous
les couverts, les adeptes des francs métiers, maçons, charpentiers,
ferronniers, tous hommes libres de travailler où bon leur semblait
sur les propriétés du Temple, vaquaient à leurs occupations
profanes.
On manda les deux hommes à la maladrerie ;
Hugues de Vassal était au plus mal. Le médecin avait tenté
d’arrêter l’hémorragie avec un emplâtre d’oeufs, d’étoupe, de sel
fin et d’eau, mêlés de mystérieux onguents. Mais la blessure
s’avérait trop profonde. « Je crains qu’il ne passe avant deux
jours », indiqua le frère infirmier.
Le souffle court, le teint terreux, Hugues agrippa
le bras de son ami ; sa voix rauque était altérée par la
douleur.
« L’heure est venue de me présenter devant
Notre-Seigneur. Mais je ne puis le faire dans cet état. Je dois
recevoir l’aide d’un Parfait ; il doit m’administrer le
consolament des mourants afin que je sois jugé selon mes
mérites.
— Mais mon ami, vous êtes cathare revêtu et
n’avez nul besoin d’une telle cérémonie. Vous êtes pur.
— On ne l’est jamais assez. J’ai trop vécu
parmi les hommes, leur violence, leur bassesse. Je crains d’avoir
été influencé. Mes pensées ont parfois été emplies de haine. Cours
au village de Penne, chez le tisserand Pierre Lemoine. Tu y
trouveras un homme, presque un ange. Il se nomme Bernard de
Lamothe, le plus parfait d’entre nous. Ramène-le.
Le chevalier de Cazenac regarda Armand de
Périgord. Pouvait-il souffrir qu’une cérémonie cathare se déroule
dans sa commanderie, qui était un monastère catholique ? Le
Parfait ne risquait-il pas d’être arrêté ? « Je connais
Bernard de Lamothe, répondit simplement le templier. Je vais
l’envoyer quérir. »
Lorsque Bernard de Lamothe pénétra dans la
maladrerie, accompagné de son « socius », le blessé pouvait encore
murmurer quelques mots.
« Promettez-vous de tenir votre coeur et vos biens
selon la volonté de Dieu ?
— Je le promets. »
Sa voix était à peine audible.
« Nous vous imposons cette abstinence pour que
vous la receviez de Dieu, de nous et de l’Église.
— Je la reçois. »
Ils l’habillèrent alors d’une chemise blanche et
lui lavèrent les mains. Puis, ils lui imposèrent le livre saint,
dirent l’oraison et le saluèrent comme on salue une femme, rendant
ainsi le respect à son âme immortelle, puis ils le saluèrent comme
un homme, car il avait vaincu ses passions et le Mal sur terre, et
achevé l’union parfaite.
Hugues de Vassal perdit conscience à la fin de la
cérémonie, et remit son esprit entre les mains de Dieu au premier
chant du coq.
« Où son corps reposera t-il ? s’enquit
Bernard.
— Son corps terrestre a peu d’importance,
répondit Bernard de Lamothe. Seule compte son âme qui est retournée
définitivement auprès du Seigneur.
— Ne vous troublez
pas, ajouta Armand du Périgord avec un bon sourire. Nous ferons
ensevelir sa dépouille en terre consacrée. Il n’est pas le premier
cathare à venir mourir chez nous, et nous leur donnons toujours une
sépulture chrétienne. Nous l’inhumerons discrètement, car ces
chiens de l’Inquisition, non contents de torturer les corps,
déterrent les cadavres des hérétiques pour les brûler. »
Le chevalier de Cazenac semblait désemparé. Il
avait perdu son guide spirituel. « Je ne sais plus que penser. Je
me sens exclu de toutes les religions. J’ai vu mes amis, Hugues de
Vassal, Parfait cathare mourir d’une flèche chrétienne, et
Augustin, moine catholique, périr sur le bûcher des dominicains.
J’ai vu un moine templier me secourir avec la même ferveur que
vous, seigneur de Lamothe, devant qui je m’agenouille et fais le
melhorament. J’ai été trahi par un soi-disant Parfait à Cordes, où
Sicard de Figueras m’a poursuivi avec autant de haine que le plus
cruel des croisés. Je ne sais plus où aller.
— Toutes les religions ne sont que des
langages pour s’adresser à Dieu ; chaque vie d’homme est un
chemin vers Lui. Il faut cesser de contempler les apparences pour
découvrir la vérité du coeur. Si vous ne savez où vos pas vous
mènent, alors suivez-moi. Je m’en vais à Montauban, pour y prêcher
la bonne parole.
— Vous allez y perdre la vie. La région n’est
pas sûre.
— Ce sera mon destin ; je m’y
soumets.
— Ma foi n’est pas assez forte pour vous
suivre. Je vais tenter de rejoindre Alix, mon épouse, à
Montségur.
— C’est un lieu saint, fait pour les cathares
revêtus. Pensez-vous être digne d’y résider ?
— Dieu en décidera. »
Le Parfait s’éloigna à pied et disparut, comme
avalé par le paysage. Avant de quitter la commanderie, il avait dit
à Bernard : « Si tes pas s’égarent encore, si ton soleil se fane,
viens à Montauban. Je t’y attends et t’y instruirai. »
Alors que Bernard revêtait ses habits de voyage,
Armand de Périgord désigna du doigt le réceptacle d’argent qu’il
portait autour du cou, à même la peau. « Bel objet. Il vient
d’Orient ? »
Le chevalier cathare hésita avant de répondre.
Pouvait-il faire totalement confiance au commandeur, alors qu’il
n’était même plus sûr de sa foi ? Il choisit d’être fidèle à
son instinct d’homme : Armand du Périgord inspirait le respect. «
Mon ancêtre l’a ramené de Terre sainte. Selon la prédiction, nul ne
doit l’ouvrir avant que les temps ne soient accomplis. Il recèle la
solution à toutes nos souffrances, mais aucune main d’homme ne doit
en briser le sceau si l’heure n’est pas venue. »
Intrigué, le templier regardait la décoration,
suivant du doigt le contour des gravures.
« Je reconnais là des caractères hébraïques.
— En êtes-vous sûr ? Les cathares ne
reconnaissent aucune valeur à l’Ancien Testament et nient les
croyances des Hébreux, même si tous les hommes, à la fin des temps,
doivent être sauvés.
— Je ne suis pas savant dans cette
langue ; on nous apprend plus à manier l’épée que la plume.
Mais voyez ces trois lettres : Our. Elles
signifient la lumière. Pour les juifs, elles désignent la limite de
la connaissance humaine.
— Nous autres, cathares, vénérons la lumière
annoncée par l’Évangile de Jean.
— C’est probablement la même. Vous détenez là
un précieux secret, chevalier. Les juifs, comme vous les cathares,
n’hésitent pas à se plonger dans l’étude de la Bible et de la
philosophie, malgré les interdits de l’Église qui réserve aux
clercs cette pratique. Il ne serait pas étonnant que vous partagiez
le secret des origines du monde. Nous autres, templiers, menons une
démarche similaire et la diversité de l’Orient a fait
singulièrement évoluer notre pensée.
— Ne seriez-vous plus catholique ?
— Si fait. Mais nous avons compris qu’il
existait une religion naturelle, commune à toutes les religions, et
qui réunissait tous les hommes du passé, du présent et de
l’avenir.
— En quoi se résume t-elle ?
— Il faut croire en un Dieu unique, comme l’a
dit Moïse, pratiquer une rituélie rigoureuse, comme l’a enseigné
Mahomet, et surtout aimer son prochain comme soi-même, comme l’a
prêché Notre-Seigneur Jésus. C’est uniquement dans ses actes que
l’homme sera jugé devant Dieu. Chacun est libre de bien ou mal
agir.
— Les cathares ne croient pas au libre
arbitre. Mais alors, si vous êtes dans cet état d’esprit, pourquoi
vous dire encore catholique ?
— Parce que cette religion naturelle doit
prendre corps dans les religions existantes : catholique,
cathare, juive ou musulmane. La vérité n’est
détenue par personne ; elle se recherche toute la vie. C’est
la liberté et la responsabilité de l’homme. »
Armand de Périgord fournit à Bernard de Cazenac un
cheval blanc vigoureux, des vivres et quelques écus. « Que Dieu
vous garde, seigneur cathare. Évitez les mauvaises rencontres.
»
Bernard poussa sa monture au galop, en direction
du sud.