27
Le commandeur fit à son hôte les honneurs de la forteresse fondée, un siècle plus tôt, par les chevaliers de Penne.
« Ils ont été également d’irréductibles combattants cathares, nota Bernard. C’est ainsi dans tout le sud-ouest du royaume. Les deux religions cohabitaient dans les coeurs comme dans les villages.
— L’abbaye de Chancelade, en Périgord, où j’ai reçu l’habit ecclésiastique, a elle aussi contribué à la richesse de Vaour, une des plus puissantes commanderies du comté de Toulouse. »
Un vaste château, surmonté d’un haut donjon, veillait sur des granges bien garnies. La salle capitulaire, longue de vingt-cinq pieds, disait assez l’importance de la communauté où se mélangeaient clercs et laïcs. L’ensemble montrait à la fois un aspect militaire, religieux et champêtre. Ceux qui priaient, ceux qui combattaient et ceux qui travaillaient y vivaient en harmonie. Dans la cour, Bernard vit passer un troupeau de brebis que le berger menait paître. À sa tête, le bélier arborait fièrement un sautoir portant la croix pattée. Sous les couverts, les adeptes des francs métiers, maçons, charpentiers, ferronniers, tous hommes libres de travailler où bon leur semblait sur les propriétés du Temple, vaquaient à leurs occupations profanes.

On manda les deux hommes à la maladrerie ; Hugues de Vassal était au plus mal. Le médecin avait tenté d’arrêter l’hémorragie avec un emplâtre d’oeufs, d’étoupe, de sel fin et d’eau, mêlés de mystérieux onguents. Mais la blessure s’avérait trop profonde. « Je crains qu’il ne passe avant deux jours », indiqua le frère infirmier.
Le souffle court, le teint terreux, Hugues agrippa le bras de son ami ; sa voix rauque était altérée par la douleur.
« L’heure est venue de me présenter devant Notre-Seigneur. Mais je ne puis le faire dans cet état. Je dois recevoir l’aide d’un Parfait ; il doit m’administrer le consolament des mourants afin que je sois jugé selon mes mérites.
— Mais mon ami, vous êtes cathare revêtu et n’avez nul besoin d’une telle cérémonie. Vous êtes pur.
— On ne l’est jamais assez. J’ai trop vécu parmi les hommes, leur violence, leur bassesse. Je crains d’avoir été influencé. Mes pensées ont parfois été emplies de haine. Cours au village de Penne, chez le tisserand Pierre Lemoine. Tu y trouveras un homme, presque un ange. Il se nomme Bernard de Lamothe, le plus parfait d’entre nous. Ramène-le.
— Ici ! »
Le chevalier de Cazenac regarda Armand de Périgord. Pouvait-il souffrir qu’une cérémonie cathare se déroule dans sa commanderie, qui était un monastère catholique ? Le Parfait ne risquait-il pas d’être arrêté ? « Je connais Bernard de Lamothe, répondit simplement le templier. Je vais l’envoyer quérir. »

Lorsque Bernard de Lamothe pénétra dans la maladrerie, accompagné de son « socius », le blessé pouvait encore murmurer quelques mots.
« Promettez-vous de tenir votre coeur et vos biens selon la volonté de Dieu ?
— Je le promets. »
Sa voix était à peine audible.
« Nous vous imposons cette abstinence pour que vous la receviez de Dieu, de nous et de l’Église.
— Je la reçois. »
Ils l’habillèrent alors d’une chemise blanche et lui lavèrent les mains. Puis, ils lui imposèrent le livre saint, dirent l’oraison et le saluèrent comme on salue une femme, rendant ainsi le respect à son âme immortelle, puis ils le saluèrent comme un homme, car il avait vaincu ses passions et le Mal sur terre, et achevé l’union parfaite.
Hugues de Vassal perdit conscience à la fin de la cérémonie, et remit son esprit entre les mains de Dieu au premier chant du coq.
« Où son corps reposera t-il ? s’enquit Bernard.
— Son corps terrestre a peu d’importance, répondit Bernard de Lamothe. Seule compte son âme qui est retournée définitivement auprès du Seigneur.
— Ne vous troublez pas, ajouta Armand du Périgord avec un bon sourire. Nous ferons ensevelir sa dépouille en terre consacrée. Il n’est pas le premier cathare à venir mourir chez nous, et nous leur donnons toujours une sépulture chrétienne. Nous l’inhumerons discrètement, car ces chiens de l’Inquisition, non contents de torturer les corps, déterrent les cadavres des hérétiques pour les brûler. »
Le chevalier de Cazenac semblait désemparé. Il avait perdu son guide spirituel. « Je ne sais plus que penser. Je me sens exclu de toutes les religions. J’ai vu mes amis, Hugues de Vassal, Parfait cathare mourir d’une flèche chrétienne, et Augustin, moine catholique, périr sur le bûcher des dominicains. J’ai vu un moine templier me secourir avec la même ferveur que vous, seigneur de Lamothe, devant qui je m’agenouille et fais le melhorament. J’ai été trahi par un soi-disant Parfait à Cordes, où Sicard de Figueras m’a poursuivi avec autant de haine que le plus cruel des croisés. Je ne sais plus où aller.
— Toutes les religions ne sont que des langages pour s’adresser à Dieu ; chaque vie d’homme est un chemin vers Lui. Il faut cesser de contempler les apparences pour découvrir la vérité du coeur. Si vous ne savez où vos pas vous mènent, alors suivez-moi. Je m’en vais à Montauban, pour y prêcher la bonne parole.
— Vous allez y perdre la vie. La région n’est pas sûre.
— Ce sera mon destin ; je m’y soumets.
— Ma foi n’est pas assez forte pour vous suivre. Je vais tenter de rejoindre Alix, mon épouse, à Montségur.
— C’est un lieu saint, fait pour les cathares revêtus. Pensez-vous être digne d’y résider ?
— J’ai trop de violence en moi pour recevoir le consolament.
— Dieu en décidera. »
Le Parfait s’éloigna à pied et disparut, comme avalé par le paysage. Avant de quitter la commanderie, il avait dit à Bernard : « Si tes pas s’égarent encore, si ton soleil se fane, viens à Montauban. Je t’y attends et t’y instruirai. »

Alors que Bernard revêtait ses habits de voyage, Armand de Périgord désigna du doigt le réceptacle d’argent qu’il portait autour du cou, à même la peau. « Bel objet. Il vient d’Orient ? »
Le chevalier cathare hésita avant de répondre. Pouvait-il faire totalement confiance au commandeur, alors qu’il n’était même plus sûr de sa foi ? Il choisit d’être fidèle à son instinct d’homme : Armand du Périgord inspirait le respect. « Mon ancêtre l’a ramené de Terre sainte. Selon la prédiction, nul ne doit l’ouvrir avant que les temps ne soient accomplis. Il recèle la solution à toutes nos souffrances, mais aucune main d’homme ne doit en briser le sceau si l’heure n’est pas venue. »
Intrigué, le templier regardait la décoration, suivant du doigt le contour des gravures.
« Je reconnais là des caractères hébraïques.
— En êtes-vous sûr ? Les cathares ne reconnaissent aucune valeur à l’Ancien Testament et nient les croyances des Hébreux, même si tous les hommes, à la fin des temps, doivent être sauvés.
— Je ne suis pas savant dans cette langue ; on nous apprend plus à manier l’épée que la plume. Mais voyez ces trois lettres : Our. Elles signifient la lumière. Pour les juifs, elles désignent la limite de la connaissance humaine.
— Nous autres, cathares, vénérons la lumière annoncée par l’Évangile de Jean.
— C’est probablement la même. Vous détenez là un précieux secret, chevalier. Les juifs, comme vous les cathares, n’hésitent pas à se plonger dans l’étude de la Bible et de la philosophie, malgré les interdits de l’Église qui réserve aux clercs cette pratique. Il ne serait pas étonnant que vous partagiez le secret des origines du monde. Nous autres, templiers, menons une démarche similaire et la diversité de l’Orient a fait singulièrement évoluer notre pensée.
— Ne seriez-vous plus catholique ?
— Si fait. Mais nous avons compris qu’il existait une religion naturelle, commune à toutes les religions, et qui réunissait tous les hommes du passé, du présent et de l’avenir.
— En quoi se résume t-elle ?
— Il faut croire en un Dieu unique, comme l’a dit Moïse, pratiquer une rituélie rigoureuse, comme l’a enseigné Mahomet, et surtout aimer son prochain comme soi-même, comme l’a prêché Notre-Seigneur Jésus. C’est uniquement dans ses actes que l’homme sera jugé devant Dieu. Chacun est libre de bien ou mal agir.
— Les cathares ne croient pas au libre arbitre. Mais alors, si vous êtes dans cet état d’esprit, pourquoi vous dire encore catholique ?
— Parce que cette religion naturelle doit prendre corps dans les religions existantes : catholique, cathare, juive ou musulmane. La vérité n’est détenue par personne ; elle se recherche toute la vie. C’est la liberté et la responsabilité de l’homme. »

Armand de Périgord fournit à Bernard de Cazenac un cheval blanc vigoureux, des vivres et quelques écus. « Que Dieu vous garde, seigneur cathare. Évitez les mauvaises rencontres. »
Bernard poussa sa monture au galop, en direction du sud.