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Turenne,
1201.
La beauté d’Alix de Turenne était légendaire. Elle
n’avait pas quinze ans lorsque le xiie siècle tira sa
révérence, et déjà une cohorte de troubadours se pressait à la cour
de son père, le vicomte Pierre, grand seigneur du Haut Quercy, ami
de Raymond VI de Toulouse. Ils chantèrent cette mince jeune femme
dont la haute taille faisait paraître naines ses rivales. Ils
célébrèrent ses cheveux couleur de nuit, qu’elle gardait dénoués,
tombant jusqu’au creux de ses reins cambrés, comme une vague sombre
où se perdaient les parfums et les rêves. Ils louèrent ses yeux
noirs et profonds qui recelaient les flammes de la passion.
Le jardin clos du château de Turenne donnait à
cette forteresse des allures de paradis, offrant aux humains un
écrin de douceur et de bien-être. Dès les beaux jours venus, Alix y
passait le plus clair de son temps, rivalisant avec les chanteurs dans l’art de rimer, entourée d’une
escorte de soupirants. Car ils étaient nombreux, les seigneurs,
jouvenceaux ou barbons, du Périgord, du Quercy et des contrées plus
lointaines, à vouloir épouser tant de beauté alliée à tant
d’intelligence et de fortune. Elle régnait sur cette cohorte, la
dominait, malgré son jeune âge, par ses traits d’esprit et le désir
qu’elle inspirait. Puis, les laissant pantois, elle s’enfuyait vers
les appartements, dans la chambre des dames où elle restait avec
ses compagnes. Là, nul homme ne pouvait entrer sans
autorisation.
Le statut de la jouvencelle restait fragile, entre
l’autorité que lui conférait son rang et sa nature brillante, et la
rude condition des femmes, que les hommes pliaient à leur volonté,
par force ou par ruse, quand ce n’était pas leur propre famille,
père ou frère, qui les poussait dans quelque lit en échange d’une
alliance ou d’un privilège.
Les manières de Guillaume de Gourdon n’avaient
rien de courtoises. Petit, trapu, ce seigneur habile, protégé du
roi d’Angleterre, n’avait d’autre charme que sa brutalité Il aimait
contraindre les femmes comme on force un gibier, et nombre de ses
vassaux avaient dû, pour lui plaire, lui céder leur épouse. Il
avait tenté, en vain, de convaincre Pierre de Turenne de lui donner
sa fille. Celle-ci ne pouvait que repousser un ours aussi mal
léché, et le vicomte n’était pas homme à contrarier la chair de sa
chair.
Alix se piquait d’amour pour Raymond Jourdain,
vicomte de Saint-Antonin. Ce noble chevalier avait rejoint la cour
de Turenne, terrassé par un désespoir profond, après que son épouse
fut entrée dans les ordres cathares. Elle
s’était refusée à lui plusieurs mois avant de s’enfuir pour
recevoir le sacrement du consolament1. Très
éprouvé, il s’était retrouvé comme veuf ; Alix l’avait
réconforté. Elle lui promit sa tendresse et en fit son chevalier
servant. Elle lui remit, pour gage de leur amitié, l’anneau qu’elle
portait. Il ne s’en séparait jamais.
Grognant, soufflant, Guillaume de Gourdon parvint
à se hisser par la fenêtre et pénétra dans la chambre des dames. «
Enfin, nous y voici. La donzelle ne m’échappera pas »,
grommela-t-il en se dissimulant derrière un épais rideau qui
protégeait la pièce du froid courant d’air.
Alix quitta en riant ses camarades avec lesquelles
elle venait de terminer un jeu de balle. Les joues encore rouges de
l’effort, elle repoussa la lourde porte, et entreprit de se dévêtir
sans le secours de sa chambrière. Quand Guillaume surgit de
derrière sa cachette, elle ne put réprimer un cri de terreur, puis,
se reprenant, l’apostropha d’un ton glacial. « Que faites-vous ici,
messire de Gourdon ? Ne savez-vous pas que ce lieu est
interdit aux hommes. » La lueur bestiale qui luisait dans les yeux
de son agresseur lui disait assez ses intentions. Elle tenta de
raisonner le bonhomme qu’elle dominait de plusieurs pouces, n’osant
crier de peur de déchaîner sa violence.
« Cela fait des semaines que tu te moques de moi.
Ta beauté m’enrage et tu me repousses. Il est temps de donner ce
que tu dissimules à tous.
— Je ne vous ai rien promis, que je sache.
Vous n’êtes pas mon chevalier et ne serez pas mon amant.
Il s’approcha d’elle à la toucher.
« Vous sentez la crasse et l’écurie ! Qui
voudrait d’un tel soupirant. »
Elle éclata d’un rire moqueur et méprisant. Elle
voulait montrer à ce rustre qu’elle n’avait pas peur de lui,
qu’elle ne rendrait pas les armes sans résistance. Il lui prit le
bras avec brutalité, la poussa sur le lit et entreprit de déchirer
sa robe.
« Violée ou pas, tu vaudras toujours ton pesant de
terres et de titres. Personne ne songera à t’enfermer dans un
couvent. Quand je t’aurai prise, ton père saura bien t’obliger à
m’épouser. »
Alix se débattit furieusement, appela à l’aide,
mordit profondément la main qui tentait de la bâillonner, appela
encore.
« Inutile de crier, personne ne peut t’entendre »,
lui glissa Guillaume tandis qu’il sortait son sexe de ses
braies.
La porte vola en éclats. Raymond Jourdain, le
chevalier ténébreux, se précipita sur le seigneur félon et les deux
hommes roulèrent sur le sol, se frappant à coups de poings comme
des gueux. Plus robuste, Guillaume jouait des muscles et prenait
l’avantage sur Raymond qui se battait avec l’énergie du désespoir.
Tout en maintenant sa victime de la senestre, le sire de Gourdon
glissa la dextre vers sa ceinture restée sur le sol, dans le but
d’y saisir son poignard. Sa main ne rencontra qu’un fourreau vide.
Alix se tenait debout devant lui, la lame à la main, les yeux en
feu.
Ses derniers mots se perdirent dans un gargouillis
de sang. Elle venait de lui plonger la dague dans la gorge.
Alix et Raymond restèrent un long moment enlacés
près du cadavre, échangeant des soupirs et des promesses.
« Vous m’avez sauvé la vie.
— Sans vous je serais mort à l’heure
présente.
— Le destin nous a unis ; nous ne nous
quitterons plus.
— Je me donnerai à vous au printemps
prochain ; je serai votre épouse. »
Mais elle ne put tenir cette promesse, car amour
entra dans son coeur.
1 Le seul sacrement de la religion cathare, un baptême
par l’esprit saint qui peut libérer l’homme du cycle des
réin-carnations.