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Toulouse, 1218.
« Jamais je ne vis chevalier plus parfait pour sa droiture égale à sa puissance et pour la renommée dont il jouit, car il est doué de sagesse, de largesse et d’un coeur impérial ; il dirige Paratge et conduit Vaillance, afin de restaurer Droiture et supprimer Douleur ; il vient par amour secourir Toulouse et le comte. »
Guilhem, le troubadour provençal, célébra avec enthousiasme la vaillance de son ancien maître volant au secours de Raymond VI à la tête de cinq cents chevaliers. Il n’avait en effet pas manqué de « paratge », cette noblesse d’âme, synthèse des plus hautes valeurs de la civilisation occitane, pour rassembler sous sa bannière autant de guerriers périgourdins et quercynois.
Dès qu’il avait appris le retour du comte légitime, avant même que Montfort n’ait commencé son siège, Bernard avait revêtu ses plus beaux habits, ceint sa grande épée, enfourché son cheval noir et, quittant au galop sa retraite d’Aillac, s’en était allé frapper à l’huis de ses amis, de ses proches, voire de ses rivaux d’hier mais qui avaient, comme lui, la haine des Français. Comme lui, ils n’avaient plus rien à perdre, étant dépossédés, faidits, et il ne leur restait que la vie, le courage et l’honneur. Ils avaient tous répondu à son appel. Gaillard de Beynac, le premier d’entre eux, avait abandonné les plaisirs raffinés et le luxe de son château pour rallier Toulouse avec ses hommes bien entraînés. Puis avaient suivi Guiraud de Gourdon, Bernard Jourdain, seigneur de l’Isle et Aymeric de Castelnaud, le grand rival des Beynac, allié à lui pour cette juste cause. Sept mois durant, Bernard parcourut les chemins glacés du rude hiver périgourdin, puis du printemps pluvieux, mais ce fut une forêt de lances et d’oriflammes qui chevaucha derrière lui, pour entrer dans Toulouse sous les vivats de la population, au début du mois de juin 1218, surprenant les arrières des croisés et les culbutant. Les clameurs de la foule, les appels et cris de guerre, les sonneries des cors et des trompes leur firent escorte dans les rues de la cité. Le Périgourdin était bien accompagné, traînant dans sa suite Raymond de Vaux, expert dans l’art des machines de guerre, les Agenais Vézian, vicomte de Lomagne, et Hugues de Lamothe, les Quercynois Amalvin et Bertrand de Pestillac, et son voisin Amalvin de Fénelon. Jehan de Turenne lui-même s’était jeté aux pieds du cathare, implorant son pardon et demandant le droit de combattre à ses côtés. Son bras était faible, mais son armée nombreuse : Bernard serra son beau-frère contre sa vigoureuse poitrine, manquant de l’étouffer. Le chevalier de Cazenac se réjouissait d’autant plus de cette réconciliation que, dans un fourgon fermé, Alix, son épouse, accompagnait la troupe.
« Je veux en être ; ce sera le dernier combat.
— Ce n’est pas la place d’une femme.
— Je vaux bien des hommes et je l’ai prouvé.
— Je te croyais ralliée à la non-violence des Parfaites ?
— Après ma vengeance, je quitterai ce monde.
— Soit ! Augustin t’accompagnera et veillera sur toi.
— C’est plutôt moi qui le protégerai, le pauvre », ajouta Alix avec un pâle sourire, à la vue du petit homme qu’elle dépassait d’une bonne tête.
Les Périgourdins, avec armes et bagages, chevauchèrent jusqu’à Rocamadour où confluaient les troupes agenaises et les Quercynois d’Arnaud de Montégut, fidèle parmi les fidèles de Raymond VI. À la vue d’une si grande armée, et si enthousiaste, le seigneur de Castelnaud songea que son talisman allait rester encore longtemps scellé. La victoire était au bout du chemin. Qui aurait cru qu’au seul appel du comte, une telle nuée d’hommes aurait coiffé le heaume, revêtu la casaque, fourbi les boucliers et cuirassé les chevaux ?

Neuf mois avant l’arrivée de Bernard de Cazenac dans la ville rose, Raymond VI avait fait son entrée, acclamé par une foule en liesse. Les Français et leurs acolytes qui n’avaient pu fuir la cité avaient été promptement occis. Le comte occitan mit aussitôt le siège devant le château Narbonnais où s’étaient retranchés les croisés. Quatre semaines plus tard, Montfort était au pied des murailles et commençait le Grand Siège, bâtissant une véritable ville : Toulouse Nouvelle, en prévision d’un long et douloureux affrontement. Un gigantesque assaut fut repoussé avec force pertes. Le faubourg Saint-Cyprien et le périlleux verger du champ Montaulieu furent le théâtre de combats sanglants. Les eaux rougies de la Garonne virent de véritables batailles navales au cours desquelles Montfort manqua se noyer. La possession des ponts sur le fleuve était l’objet de constantes escarmouches.
L’accueil réservé au Périgourdin fit un tel bruit qu’il jeta le trouble chez les croisés. Après en avoir entendu la rumeur, Simon de Montfort, qui combattait sous les murailles, passa l’eau pour rejoindre son campement et s’enquérir de l’objet d’un tel émoi.
« Seigneurs, vos pires ennemis sont en train de perdre le fleuve, la ville, le pont et leur vigueur. Sachez qu’à l’intérieur, j’ai entendu un vacarme si fort qu’ou bien ils veulent s’enfuir, ou bien un ami vient les secourir, déclara-t-il à ses vassaux.
— Sire comte, des renforts viennent d’arriver dans Toulouse. Avec Bernard de Cazenac à leur tête, ce sont cinq cents chevaliers qui défendent la ville et que vous aurez à combattre.
— Amis, c’est une folie qu’ils ont faite, car, à mon entrée dans la place, les traîtres en sortiront ou seront châtiés. Aussi longtemps que je vivrai, les faidits vagabonds ne me feront jamais peur, ni à moi, ni à l’Église. Les bourgeois de Toulouse, les gens des faubourgs et le peuple tout entier connaîtront la saveur de la haine. »

Trois jours plus tard, un second camouflet frappa la joue du sire de Montfort. Raymond VII, tout auréolé de sa victoire à Beaucaire, fit, en digne fils de son père, son entrée dans la ville rose.
« À mort, à mort, maudits Français ! La roue de la Fortune a tourné. Vive Dieu, il nous rend Raymondet, l’héritier de Toulouse, et le feu de nos coeurs brûle à nouveau tout droit », se déchaîna le poète.
Comme Raymond franchissait la porte fortifiée, sa bannière frappée de la croix occitane au poing, l’oriflamme au lion de Simon de Montfort, planté au sommet de la tour du Pont Neuf, se décrocha et vint s’engloutir dans le fleuve. Les Toulousains en délire y virent un signe du ciel : l’enfant pur allait clouer le lion en terre.
Exaspéré par l’arrivée de ses ennemis de toujours, de son rival sur lequel il n’avait pu poser la main, Montfort fit entreprendre une débauche de travaux et construire des machines de guerre en grand nombre. Les tours d’assaut, d’où tiraient les archers, les chattes qui abritaient les sapeurs, encerclaient les remparts et harcelaient nuit et jour les défenseurs. Les tirs des catapultes fendaient les pierres de taille, écornaient les créneaux ; parfois les boulets s’écrasaient sur les murs rugueux comme pommes pourries. La colère au coeur, Montfort fit sonner le clairon.
« Voici, seigneurs croisés, l’écharde empoisonnée qui enfièvre le corps du monde catholique. Le peuple de Toulouse est un tel ramassis de fauves enragés qu’il force à guerroyer toute la chrétienté. Nous allons en finir. »
Déployés dans les champs alentour, ses barons s’équipèrent bellement. Le soleil brillait sur les casques rutilants ; les cottes et les hauberts lançaient des reflets d’or. Les bannières de soie claquaient au vent d’Espagne.
Défiant l’orgueilleuse troupe, Bernard de Cazenac et le comte de Foix coururent sus à l’ennemi sur le pont de Muret, objet de leur convoitise.
« Montfort ! Hardi, Montfort !
— Vivat ! À nous, Toulouse ! »
Les cris de guerre fusaient parmi le fracas des armes. La charge fut d’une extrême brutalité ; les lances et les épées se brisèrent sur les écus ou dans les corps ; hommes et chevaux se mêlèrent sur le sol rouge de sang. Deux cents combattants perdirent la vie au premier choc. Les flèches effilées et les carreaux assassins tombaient comme pluie en novembre. Sous le choc de la mêlée, écus et hauberts fendus, armures cabossées, les gens de Montfort rompirent le combat, le dos rond sous les coups, couinant comme des chiens étrillés. Les gens de la cité bousculaient les croisés.
Deux regards de feu, de fauve, se croisèrent au-dessus des combats. Montfort et Cazenac s’aperçurent et progressèrent l’un vers l’autre dans la marée des corps, la haine chevillée à l’âme. À nouveau, ils semblaient deux géants dominant des nains, échangeant des coups violents de leur épée, qui faisaient voler des éclats de métal autour d’eux. Ils étaient seuls au plus fort de la mêlée, ignorant les autres combats, et personne n’osait les approcher.
« Tu vas mourir de ma main, maudit cathare.
— Blanche, tu vas être vengée ! »
Un mouvement de troupe les sépara, furieux. Pierre de Mensignac, un compagnon de Bernard, passa entre eux sur son cheval emballé, une lance brisée au travers du corps. Le sang rougissait l’herbe et les morts étaient plus nombreux que les vifs. Les écus, sous les coups, son naient haut ; hauberts et heaumes résonnaient, cris et ferraillements se mêlaient. Dans l’air saturé de souffrances montait, sinistre, un grand concert d’apocalypse. Les combattants trébuchaient sur les lances brisées, les boucliers sanglants. Des chevaux, affolés, divaguaient, selles vides ou traînant des cadavres, piétinaient les blessés, cherchant le ciel du mufle. Dieu lui-même dut, en ce jour noir, douter de Sa création. Les Français refluèrent, entraînant Montfort. Le combat était rompu, le duel, achevé.
« Nous nous retrouverons ! hurla le chevalier cathare.
— Avant deux jours », cria l’autre.