DESILLUSION
Voilà six jours que le paquebot a quitté
Djibouti1.
La Méditerranée est verdâtre, sous un ciel de
pluie; le vent est froid et souffle une humidité pénétrante.
Le soleil meurt à mesure que nous avançons vers le
nord.
Les Malgaches, au milieu desquels on m'a parqué,
deviennent taciturnes comme des bêtes malades; ils se massent dans
les coins abrités. Que vont faire ces malheureux dans la neige et
la boue des tranchées ?
Je vois passer, dans leurs regards nostalgiques,
les images de la vie simple qu'ils ont quittée. Ils essaient
cependant de lutter contre cette lourde angoisse qui monte en eux,
tandis que les jours deviennent plus courts et que le soleil
s'éloigne : ils chantent.
Ils chantent en chœur, avec des voix sourdes, les
yeux perdus et fixes comme ceux des hallucinés qui semblent «
regarder en dedans car les choses qu'ils évoquent sont en
eux : c'est le village aux huttes de roseau tout zébré de
l'ombre légère des cocotiers; c'est la rizière verdoyante dans la
fraî-cheur claire des sources, c'est la nuit sereine emplie de
cette clameur immense des grenouilles qui se tait et paraît
s'ouvrir devant le voyageur comme une route de silence.
J'écoute monter de l'entrepont ces mélopées
tristes comme des chants de mort, et, dans la pénombre de cette
batterie malodorante, où deux cents hommes pleurent sans le savoir
leur liberté perdue, toute la mer Rouge flamboie avec ses îles d'or
et ses récifs d'émeraudes... J'ai oublié les infamies, je n'ai plus
que de la pitié pour ceux qui furent les plus acharnés contre
moi.
La splendeur de la mer, du désert, de toutes ces
solitudes, emplit maintenant mon âme. L'amertume, les rancœurs sont
anéanties par le souvenir de ces choses éternelles. Je l'emporte
dans mon cœur, ce précieux souvenir, seul trésor que m'ait laissé
ma vie de liberté et de luttes sans haine contre les éléments. Il
éclairera les nuits les plus sombres et me donnera l'oubli des plus
grandes détresses.
Mais la guerre, c'est encore la plus grande
aventure.
Un espoir nouveau chasse mes regrets, et je laisse
le sillage serpenter sur la mer glauque pour contempler l'étrave
tailler les vagues vers la France.
Hélas! quelle désillusion! Soldat de deuxième
classe je suis un matricule, un objet. Obéir sans comprendre, agir
sans penser! Je voudrais que l'on me tue tout de suite... Une
terrible affection pulmonaire me met hors de service après quelques
mois. Je suis réformé pour la deuxième fois.
Je demande à être employé à la chasse des
sous-marins. Ce n'est pas possible. Je me heurte à des routines, à
des administrations, à des secrétaires embusqués, élégants et
stupides.
Je suis pourtant bon à quelque chose, bien que les
godillots me blessent les pieds et que le froid me tue!
On m'offre alors une place dans un bureau, auprès
d'un poêle en fonte toujours rouge, dans un local éclairé au gaz,
même à midi. – Non, je n'ai pas eu le courage...
Alors je suis reparti pour la mer Rouge, car
j'avais eu une idée.
***
La culture perlière, dès 1910, faisait déjà
beaucoup parler d'elle, et je suivais avec intérêt ces recherches.
Passionné de la mer, fatigué du négoce des cuirs en Abyssinie, je
me fixai à Djibouti pour y mettre quelques idées en pratique.
Mais les tracasseries administratives qui
m'accablèrent bientôt réduisirent à peu près à néant tous mes
travaux. Je dus partir à la recherche d'un coin de mer Rouge plus
solitaire pour travailler en paix et vivre à ma guise. Je fus
séduit par les îles Farzan, alors sous la domination turque. C'est
un long archipel répandant ses deux cents et quelques îles sur un
banc de corail de deux cent cinquante kilomètres parallèle à la
côte. Là, des milliers de barques indigènes pêchent la perle et la
nacre. Chaque année, environ deux millions de livres sterling de
ces produits sont vendus à Aden, à Bombay et à Massaoua.
Une grande île, ou plutôt deux îles séparées par
un mince bras de mer (Farzan Kébir et Farzan Zékir) sont comme la
capitale de cet archipel.
Longues de vingt kilomètres, sur dix de large,
elles sont couvertes d'une végétation suffisante pour nourrir de
nombreux troupeaux de chèvres et d'ânes sauvages.
Une importante source de pétrole émerge à marée
basse dans la partie sud des îles. Pour l'instant, cette source
n'est utilisée que par les naturels, qui recueillent le naphte pour
enduire leurs barques. En 1910, une compagnie allemande fit des
forages qui amenèrent un grand débit de liquide, et l'analyse
révéla qu'il s'agissait de la même nappe pétrolifère exploitée en
Egypte. Ces îles étaient turques au moment de la guerre avec
l'Italie, en 1910. Les Allemands déguerpirent, mais, au préalable,
ils aveuglèrent les forages en y coulant du plomb.
C'est dans cet état que je les trouvai en
1913.
***
Au point de vue politique, ces îles, en face de
l'Arabie, sont précieuses comme base d'occupation très sûre. C'est
là, le Yémen (Arabie Heureuse), où nous avons des influences et
quelques sympathies. Les Anglais n'en peuvent dire autant et y
jettent leur or pour changer la face des choses.
Sur ces îles, une petite garnison de cinquante
hommes avec une cannonière serait en parfaite sûreté et pourrait au
besoin tenir un blocus de la côte. Une telle position soutiendrait
les entreprises commerciales et les intérêts nationaux au Yémen, et
de ce fait notre influence politique. Les Turcs l'avaient compris,
ou plutôt les Allemands le leur firent comprendre, car, après la
guerre italienne, ils y tinrent garnison.
Avant de quitter Djibouti, en 1914, j'avais appris
que les îles Farzan avaient été évacuées par les Turcs. L'idée me
vint aussitôt d'y fonder un établissement français et d'y faire
flotter nos couleurs.
Un de mes amis demeurant à Paris, M. Jean
Paisseau, qui déjà m'avait aidé dans mes recherches sur la culture
perlière, m'encouragea, et nous fîmes une petite association en vue
de reprendre ce projet.
Cependant, je ne pouvais agir sans l'approbation
de mon gouvernement en raison de l'état de guerre – nous étions en
mai 1915. M. Dalbiez, député et ami de ma famille, m'offrit de me
présenter au ministre des Colonies, M. Doumergue.
Je n'avais jamais vu de ministre d'aussi près et
un fonds de timidité remonta tout à coup tandis que l'huissier
solennel ouvrait la double porte capitonnée.
Mais l'affable sourire que garde encore notre
ancien président eut bientôt dissipé mon trouble. Je fus vite
conquis par cet homme aux yeux rieurs, naïfs ou ironiques, mais
d'une profonde expression de bonté. Je pus donc expliquer mes
projets en toute liberté d'esprit, et le ministre voulut bien les
approuver.
Il me fit observer cependant que mon entreprise ne
pouvait, pour le moment, revêtir aucun caractère officiel, mais que
plus tard, devant le fait accompli, son collègue des Affaires
étrangères saurait en tirer le meilleur parti.
Encouragé par cette approbation, cependant bien
platonique, je repartis pour Djibouti où m'attendait mon minuscule
voilier, le Fat el-Rahman, que mon ami
Chabau avait eu la générosité de racheter pour moi à la
douane.
C'était une grande barque de pêche gréée en voile
latine à laquelle j'avais adapté un pont. Elle jaugeait environ
quinze tonneaux et comptait huit hommes d'équipage, Somalis et
Soudanais.
1 Cf. Les Secrets de la mer
Rouge, éd. Grasset.