XXVIII
LA NAISSANCE DU NAVIRE
De retour à Obock, je fouille le fond de
l'ancienne rade pour y retrouver l'épave d'une frégate à voile
coulée vers 1871. Il ne reste plus que l'énorme quille en chêne à
peine apparente tant elle est envasée. Il y a neuf mètres de fond
en ce point, et l'eau se trouble pour des heures aussitôt que les
plongeurs fouillent la vase. J'ai d'ailleurs de grandes difficultés
à décider les Noirs à plonger là, à cause d'une légende.
Cette superstition m'oblige à descendre moi-même
pour donner l'exemple.
On raconte que l'âme en peine du capitaine de ce
navire, dont le corps a disparu dans le naufrage, erre la nuit sur
la mer; on l'entend se lamenter au fond de l'eau, et certains
affirment l'avoir vu surgir des vagues aux nuits d'équinoxe.
Sans doute, les grincements de l'épave, disloquée
par la houle et la silhouette de la figure de proue, émergeant aux
basses mers des pleines lunes, ont accrédité cette légende.
Moi-même, j'ai souvent évoqué l'image de ce
parrain d'outre-tombe, de ce vieux loup de mer qui préféra mourir
plutôt que d'abandonner son navire. Je le vois seul sur l'épave qui
s'enfonce, le dos tourné à la terre où tous se sont sauvés. Il a
engagé son pied dans une boucle d'amarrage pour que son vaisseau
l'entraîne et il disparaît dans le grand remous que laisse sur la
mer, comme un dernier sillage, le navire qui sombre...
Après quinze jours d'efforts, nous remontons avec
des flotteurs la lourde pièce de chêne envasée depuis cinquante
ans, et je réussis à l'amener sur la plage de mon chantier. Du cœur
de ce madrier pesant, durci comme de l'ivoire, je tire la quille de
mon futur navire.
D'autres épaves me donnent du fer en abondance.
Enfin, en explorant la place de la rade où, jadis, se faisaient les
charbonnages, je récolte plusieurs tonnes de charbon. J'aurai là,
de quoi forger les clous et les ferrures.
Entre-temps, j'apprends qu'un gros boutre de mille
tonnes s'est perdu au cap Guardafui. A toutes voiles, je franchis
les trois cents milles qui m'en séparent et je rapporte, après bien
des peines, toute la mâture et un train de bois de teck que je tire
en remorque à la voile.
Tous ces éléments, enfin réunis, le travail
commence. Chaque jour, les Bédouins, des monts Mabla, apportent sur
leur dos, une par une, les grosses branches d'arbres et les troncs
tordus, choisis selon les gabarits des diverses membrures.
Après cinq mois d'efforts, j'ai fait sortir d'un
peu partout la matière première de mon futur navire : huit
charpentiers arabes y travaillent, et j'ai bientôt la joie de voir
le grand squelette qui incarnera mon rêve prendre peu à peu sa
forme. Le navire aura environ deux cent cinquante tonnes. Il mesure
trente-cinq mètres de long et, sur la plage, il semble
gigantesque.
Selon les usages locaux, la construction se fait
parallèlement à la rive, car, une fois le navire terminé, on ne
peut, comme en Europe, le lancer sur des glissoirs suiffés. On le
couche sur le flanc, la quille tournée vers la mer. Elle repose sur
des madriers graissés et la coque sur un lit de planches. On le
fait glisser ainsi, à marée basse, jusqu'au point où le flot pourra
le prendre. Cette opération se fait avec un grand nombre d'hommes
halant sur des câbles, à la cadence de chants spéciaux.
Plus de deux cents Danakils, tous à demi nus,
unissent leur effort dans un grand cri prolongé, et l'énorme masse
s'ébranle, comme si la grande clameur poussée par tous les hommes
éveillait ce colosse à la vie.
Cependant, les marées ne sont pas assez fortes
pour le soulever, et il reste trois jours couché sur le sable.
Pendant trois nuits, la mer est grosse au large et la houle pénètre
dans la rade à pleine eau; les lames viennent battre pendant
plusieurs heures contre ce grand vaisseau vide qui retentit et
gronde sous leurs chocs.
La situation est critique. Je fais creuser un
chenal, mais la mer l'ensable. A la marée suivante, je recommence
avec plus de trois cents Bédouins qui travaillent avec leurs mains,
car je n'ai pas assez de pelles. Enfin, le jour de la pleine lune,
à la haute mer, le navire flotte et se balance en eau
profonde.
Si ce jour-là il n'avait pas quitté la rade, il
était à jamais perdu, car la mer l'aurait brisé avant le retour des
grandes marées suivantes.
Il me faut deux mois encore pour le gréer. Je n'ai
pas de machine à mâter, et l'implantation des mâts dans ces
conditions est une opération extrêmement périlleuse. Un homme a les
deux jambes écrasées par un des mâts qui brise ses étais dans un
coup de roulis.
Je dois faire presque tout moi-même, mes mains
sont couvertes de plaies et de meurtrissures. Mais, peu m'importe,
je veux arriver.
Aussi, combien grande est la joie de la première
sortie! Elle me paie de toute ma peine : ce grand voilier,
poussé, semble-t-il, par miracle sur cette côte déserte d'Obock,
impressionne les indigènes qui aiment à mettre du merveilleux en
toutes choses. Pour eux, le mystère du capitaine Fantôme, dont j'ai
pillé l'épave, s'est incarné dans ce navire qui leur semble une
résurrection et ils le nomment Ibn
el-Bahar, fils de la mer1
***
Je tente une première sortie qui m'encourage à
effectuer tout de suite un voyage à Massaoua. Je réunis un gros
chargement de marchandises : huit cents sacs de blé pour le
gouvernement de l'Erythrée et six mille peaux de bœufs appartenant
à un commerçant de Djibouti.
Parti le 2 août d'Obock, je suis assailli par un
violent coup de vent du nord-ouest et, dans un coup de tangage, je
casse le mât de flèche de misaine. Je rentre à Obock avec une voile
de fortune pour y faire les réparations.
***
Nous voilà remâté, et l'Ibn
el-Bahr a repris sa silhouette. Après la leçon que m'a
donnée cette avarie, j'augmente le nombre de l'équipage et j'engage
le grand Djober, fort Soudanais athlétique, qui pêche la nacre dans
la rade d'Obock. Je le décide sans peine à m'accompagner, son
travail de plongeur n'allant pas fort en ce moment où les eaux sont
troublées par les vents d'ouest de la saison chaude.
Après avoir conclu mes arrangements avec lui, tout
l'équipage vient me trouver et déclare que si Djober embarque le
malheur sera sur nous, car il est chabaka (qui porte la malchance). C'est pour cette
raison que Djober pêche en solitaire sur sa pirogue.
Une série de coïncidences malheureuses ont valu à
ce pauvre diable cette réputation qui en fait un paria. Bien
entendu, je n'ajoute aucune importance aux histoires qu'on me
raconte; je rassure mes hommes en leur affirmant que nous romprons
le charme maléfique en allant dire une fatha (prière) propitiatoire sur la tombe du cheik
Omar, au cimetière d'Obock, et en répandant sur le navire le sang
d'un bouc noir dont la chair ensuite sera mangée en un joyeux
festin.
La perspective de cette cérémonie gastronomique et
le respect dû à la puissance du cheik firent tomber les dernières
résistances. Le départ fut fixé au lendemain matin.
Tout l'après-midi, les femmes danakiles, le torse
nu, les seins écrasés sous les courroies de l'outre pleine, font la
navette entre le puits de la palmeraie et la plage, où
l'embarcation du bord remplit ses tonnelets. On les voit aller par
files, courbées sous leur fardeau, comme un convoi de fourmis
noires.
La nuit venue, tout l'équipage se rend au
cimetière musulman où les pierres orientées marquent la place des
morts étendus là sous le sable tiède, la tête tournée vers le
tombeau lointain de leur prophète.
Les hauts mimosas épineux étalent leurs parasols
au-dessus de ces pierres anonymes, et le vent tiède de la brousse
passe sur elles comme une caresse d'apaisement. Il va vers la mer,
tout chargé des senteurs chaudes de la terre, et la grande mousson
du large l'emportera dans sa solitude. La mer scintille entre les
branches basses sous la lueur d'une planète rousse qui monte dans
le ciel. Le bruit strident des grillons invisibles s'exhale de
toute la terre et remplit l'espace d'une immensité sonore.
Le tombeau du cheik est marqué par un chiffon
rouge qui palpite perpétuellement comme une chose vivante. Une
cassolette de terre est posée au centre. Les fidèles y font brûler
en offrande des résines odorantes et des bois précieux. Tandis que
le parfum de l'encens se répand au loin, emporté par la brise, les
matelots scandent au rythme d'un tambourin un chant primitif de
louanges au Prophète et au cheik.
Autour de nous, maintenant, les grillons se sont
tus; il se fait comme un trou de silence dans ce frémissement
sonore qui semble unir les étoiles à la terre.
Lentement, le petit cortège reprend le chemin du
village en file indienne, à travers les buissons, en chantant les
versets du Coran, ponctués de battements de mains.
Le lendemain matin, aussitôt le navire en mer, le
bouc est égorgé et son sang répandu sur l'étrave, les bossoirs et
la mèche de gouvernail. C'est, paraît-il, d'avoir été frustré de
cette cérémonie que le navire a brisé son mât de misaine.
Après quelques heures de vent favorable, il faut
péniblement louvoyer. Pendant deux jours, c'est une lutte acharnée
contre le vent pour gagner à peine quelques milles. Le vent de
nord-ouest qui sort de la mer Rouge souffle avec une grande
violence en cette saison, et il y a peu d'espoir de le voir
mollir.
Exténués de fatigue, nous prenons un mouillage
sous la côte arabe. Toute la nuit, des rafales de vent nous
criblent de sable. Le matin, il faut dérader pour aller nous
réfugier sous l'abri très précaire du ras Syian. J'espère pouvoir
attendre là le courant qui s'établit au coucher de la lune pour
pénétrer dans le détroit de Bab el-Mandeb.
Je passe une nuit affreuse : le navire, pris
par des remous, n'évite plus au vent et présente sa poupe à la
houle. J'ai grand-peine à sauver le gouvernail.
La situation est très critique. Je songe malgré
moi au mauvais sort que Djober porte avec lui! Mon navire me semble
sinistre et comme voué à une fin tragique !
Tout, d'ailleurs, porte à ces sombres
pressentiments : le vent qui siffle dans la mâture et la mer
qui gronde autour de nous en brisant sur le récif tout proche. Des
gerbes d'écume surgissent comme des fantômes désespérés, retombent
et étalent sur l'eau d'étranges monstres blancs. Le cône de basalte
de la montagne de Syian se dresse dans la nuit, impassible, comme
s'il attendait que la pauvre chose fragile que nous sommes vienne
se briser sur les roches cachées sous l'eau noire.
Enfin le courant change un peu avant le lever du
soleil, et le bateau commence à éviter au vent. Je m'empresse de
quitter ce coin infernal auquel tout est préférable. Mais, dehors,
le temps est très gros, et je suis obligé de relâcher à Périm.
J'espère y trouver un vapeur qui me remorquera pour passer le
détroit.
En arrivant au port, j'apprends qu'un remorqueur
va partir au secours d'un paquebot de la British India, échoué la veille sur un îlot de
l'archipel Hanish.
Je réussis à obtenir la remorque jusqu'à ce point
moyennant cinq cents roupies. Je trouve vingt-quatre passagers
arabes qui veulent aller à Massaoua. Ils s'entassent sur le pont
avec leurs bagages, sur les ballots de cuir, et, à huit heures du
soir, nous sortons de l'île derrière le puissant vapeur.
J'ai une profonde satisfaction à remonter ainsi,
malgré lui, ce terrible vent du nord-ouest devenu mon ennemi
personnel. Je file maintenant allégrement huit nœuds dans le
sillage du remorqueur, et la fumée dont il m'enveloppe me semble
agréable tant est grande ma joie de vaincre si aisément cet
obstacle, hier encore insurmontable.
A l'aube, les grands cônes volcaniques des îles
Hanish se profilent dans le ciel rose. Le vent est tombé, la mer
est devenue comme un lac. Nous ne tardons pas à apercevoir le
vapeur échoué sur une roche qui émerge seulement de quelques
centimètres au-dessus de l'eau. Il est arrivé dessus dans la nuit,
à quinze nœuds, et s'y est engagé jusqu'à l'aplomb de la
passerelle. Tout son avant est hors de l'eau. Sans doute, le coup
de vent de ces jours derniers a produit des courants qui l'ont
dépalé de sa route et, dans l'obscurité, il n'a pu voir cette roche
sournoise.
Je lâche la remorque et, profitant de la brise de
mer, je reprends seul ma route au nord-ouest. Mais ce vent
favorable ne dure pas : une barre noirâtre vient de l'horizon
et s'élargit; puis on distingue une frange d'écume; c'est la
mousson qui arrive avec toute sa violence. Elle s'abat sur nous,
et, en quelques minutes, la mer se creuse.
C'est de nouveau le vent debout! Il faut reprendre
les bordées. Je puis tout juste tenir la route ouest pour doubler
au vent la pointe de l'île Hanish. La mer, sans être très grosse,
est particulièrement courte et hachée, ce qui me fait espérer que
le courant est pour nous en ce moment.
1 Il fut immatriculé à Djibouti sous le nom d'Edouard Geffriaud, que je lui donnai pour honorer
la mémoire du gouverneur de ce nom qui fut un homme de bien. Mais
toujours les indigènes le nommèrent Ibn el-Bahar, c'est pourquoi j'emploie seul ce nom sous
lequel en réalité vécut le navire.