XXXV
UN BIEN BON JEUNE HOMME
Personne à Berberah ne sait le français, et, bien
entendu, je refuse de discuter en arabe. Alors on attend un
interprète, paraît-il, pour commencer les débats de cette
ténébreuse affaire.
Les jours sont mortellement longs.
Enfin, un matin, arrive un grand jeune homme, de
kaki vêtu. Il a une bonne figure de jeune chien avec les lunettes
en or à verres très épais de myope qui lui font des yeux
minuscules.
Un duvet blond, que le rasoir n'a jamais touché,
veloute son menton et ses joues.
C'est le bon jeune homme, le bon élève. Français
impeccable, accent anglais léger, légèrement bègue, peut-être par
genre, pour se donner le temps de réfléchir.
– Excusez-moi de vous déranger, je suis arrivé
cette nuit d'Aden pour vous servir d'interprète et j'ai voulu faire
tout de suite connaissance.
Il se nomme, mais j'ai oublié son nom qui figurait
dans mes notes volées.
Je le prie de s'asseoir sur ma seconde chaise;
alors le boy salue et lui adresse la parole en somali. Mon
interprète répond dans la même langue très naturellement, avec une
surprenante aisance. La langue somalie est extrêmement difficile.
Je n'avais rencontré jusqu'ici qu'Heidin la parlant bien, mais il
n'y avait rien de surprenent, puisqu'il a été élevé parmi
eux.
– Où donc avez-vous appris cette langue? lui
demandé-je étonné.
– Mais à Londres. C'est exigé aux examens des
carrières coloniales. On doit se spécialiser dans les langues de la
colonie qu'on a choisie. Bien entendu, j'ai fini de me
perfectionner ici.
Diable, voilà qui n'est plus du « bon jeune homme
». Sous ses apparences gauches, avec sa myopie, son air timide, ce
jeune administrateur est un homme de haute valeur. Il écrit les
langues arabe et abyssine, les parle couramment aussi bien que le
somali et les dialectes des tribus de l'Est africain. Je pense à
nos pauvres fonctionnaires coloniaux qui, après dix ans de séjour à
Djibouti, ne savent dire que yaouled1 et
fissa2 !..,
– J'ai vu, à Aden, ajouta-t-il, M. Besse et Heidin
qui m'ont parlé de vous. Figurez-vous qu'on avait raconté qu'on
vous avait fusillé. M. Besse l'avait cru et semblait sous le coup
d'une vive émotion. Il ne savait comment annoncer une aussi
terrible nouvelle à votre femme, qu'il semble avoir en haute
estime.
– Ah! dis-je, je suis heureux de l'apprendre...
C'est un homme surprenant. Mais pourquoi une telle nouvelle
s'est-elle répandue?
– Oh! des racontars d'indigènes mal interprétés et
le besoin qu'ont les oisifs en arrivant au cercle d'épater par une
nouvelle à sensation.
Je reste rêveur. Je crois plutôt qu'on a vendu la
peau de l'ours avant de l'avoir tué. Sans la fermeté de Grawford,
qu'on n'avait pas prévue, la nouvelle, peut-être, eût été
exacte...
– Enfin, savez-vous ce qu'on me veut?
– Non, M. Grebs ne m'en a pas parlé encore. Comme
je vous ai dit, je l'ai vu avant de quitter Aden. Heidin, c'est un
brave homme, je l'aime beaucoup. Il m'a raconté votre histoire avec
Abdi, et je viens d'apprendre que Adji Nur est ici avec un autre de
son espèce...
« A mon avis, dans cette affaire, ils ont eu un
rôle, et celui que vous devinez. Pouvez-vous me donner quelques
détails »
Je lui raconte alors tout au long les incidents de
mon voyage sans omettre la découverte des caisses vides à Maït et
la rencontre du boutre à ras Kansir.
– Vous me permettez de faire état de ce que vous
venez de me dire?
– Mais je vous le raconte précisément pour cela,
dis-je.
Le lendemain, je ne vois pas mon jeune polyglotte.
Je ne sais que penser. Le soir venu, je suis incapable de dormir.
Je passe tour à tour du pessimisme à l'optimisme avec des arguments
également valables.
La matinée, qui pour moi commence à cinq heures du
matin, se traîne interminable jusqu'à neuf heures, où la vie
administrative anglaise débute.
Enfin, voilà mon jeune homme, rose, frais, l'air
heureux derrière ses lunettes.
Il a vu M. Gebs, puis il a fait une petite enquête
personnelle fructueuse. Enfin voilà le résultat :
M. Gebs lui a dit que deux indigènes, Adji Nur et
Ali Isman (dont Heidin lui avait parlé), étaient venus l'informer
qu'un boutre à trois voiles3 avait
débarqué des mitrailleuses et des munitions pour le malmullah à Maït.
Echange de radios. Deux navires Minto et Juno, en
croisière du côté de Mascarte, reçoivent l'ordre de rallier le
golfe d'Aden pour me rechercher et me capturer coûte que coûte.
– Votre déclaration spontanée au commandant
Grawford au sujet des caisses de cartouches a éliminé ce qui aurait
été une charge terrible contre vous. Enfin, et voici ce qui retarde
l'affaire, c'est que les deux témoins ont disparu...
– Depuis, sans doute, qu'ils me savent vivant?
ajouté-je. Probablement ces braves gens espéraient quelque mort
subite...
Le jeune homme sourit, un peu gêné, et reprend,
pensif :
– Au fond, c'est possible, le faux témoin perd
contenance quand on le confronte... Ils ont préféré ne pas tenter
l'épreuve.
– Qui « ils »? demandai-je.
– Mais les deux Somalis...
Je le regarde bien en face à travers ses verres
concaves avec un sourire dans le genre de celui des augures.
Il finit par un sourire à son tour, de plus en
plus gêné.
– Enfin... toutes les suppositions sont permises,
quoique je ne comprenne pas bien ce qui...
– Ça n'a pas d'importance, ne cherchez pas. Mais
que dit M. Gebs de cette disparition?
– Il est très contrarié et fait activement
rechercher ces deux hommes. Il tient absolument à les retrouver
pour éclaircir cette affaire...
– Ça apprendra à M. Gebs ou aux « autres» à payer
les figurants d'avance.
– Oh! vous supposez...
– Certes non, je ne suppose pas! Mais encore ceci est sans importance,
ce qui importe, c'est de savoir quand la comédie finira.
A partir de cette conversation, je ne revis plus
ce jeune administrateur.
Le Minto revint.
J'y retrouve avec joie mes amis et j'obtiens de
revenir à bord en attendant la fin de cette interminable
affaire.
Sur l'intervention du commandant, mes hommes sont
relâchés durant la journée pour s'occuper de mon boutre fort
endommagé.
Je puis les voir et j'apprends qu'aucun d'eux n'a
été interrogé. Bien étrange quand on instruit une affaire de
négliger l'interrogatoire de dix complices ou témoins...
Enfin, après vingt-huit jours, l'ordre arrive de
me mettre en liberté.
Avant son départ, le commandant Grawford invite
les autorités civiles à dîner à bord du Minto. N'ayant pas de smoking, je veux me dérober à
cette corvée, mais Vincent insiste et me persuade qu'il est
impossible que je ne vienne point.
Je serai, j'en suis sûr, absolument ridicule, seul
dans mon costume kaki assez râpé. Mais je me résigne; après tout,
que m'importent les opinions... Et surtout celles de M. Gebs!
Le grand salon d'honneur du Minto est décoré comme pour une fête, les autorités
civiles arrivent dans d'impeccables tenues de soirée... mais
tous les officiers du bord sont habillés de
kaki... comme moi.
Le Minto me prend en
remorque jusqu'à Djibouti, car j'ai renoncé à mon voyage à Makalla.
J'entre au port pavillon flottant à la remorque de ce croiseur
anglais.
Le commandant Grawford et Vincent, en grande
tenue, vont rendre visite au gouverneur et présenter des excuses de
l'amiral.
***
Pendant mon absence, presque aussitôt après mon
départ, le bruit avait couru à Aden de mon exécution sommaire à
Berberah.
Aussitôt que mon projet de voyage fut connu ainsi
que l'itinéraire que j'allais adopter, l'Intelligence Service en
profita pour faire faire une livraison d'armes au malmullah à Maït,
et ses agents indigènes me dénoncèrent au gouverneur de Berberah
comme en étant l'auteur. Celui-ci rendit compte de ces
informations, et des ordres rigoureux lui furent donnés pour sévir
énergiquement sur l'heure, aussitôt que je lui
serais amené.
Le jeune homme polyglotte était porteur de la
copie de la dépêche de von Holz et devait la remettre au moment
opportun pour m'envoyer plus sûrement devant le peloton. Ce bien
bon jeune homme était le lieutenant du major Lawrence, sans doute
son élève. On aurait ensuite reconnu l'erreur, j'aurais été un
martyr du devoir, et ma veuve aurait été indemnisée décemment, car
dans ces circonstances le gouvernement anglais est
irréprochable!
Mais je n'aurais plus été là. C'était le
principal. Le dernier mot serait resté à John Bull.
Le refus de me livrer, le jour de mon arrivée à
Berberah, embrouilla toute l'affaire et la compromit
irrémédiablement en donnant le temps au gouverneur de Djibouti de
me réclamer (il attendit quatre jours... à cause d'une fête).
Après ce coup manqué, on escamota les témoins. Il
ne restait plus que leurs déclarations mensongères, cause de tout
le mal. Le bon jeune homme fut alors chargé d'arranger les choses
en venant sous ma tente me faire prendre des vessies pour des
lanternes. Quant à Gebs, je crois qu'il ne comprit jamais le rôle
qu'on lui faisait jouer. Il était à n'en pas douter de très bonne
foi.
Je n'ai connu ces détails que plus tard, et
l'existence de la dépêche me fut révélée seulement en 1927, au
sujet d'une autre affaire où ce document faillit m'être plus
funeste encore.
***
Un an après les événements que je viens de conter,
je recevais du fond du golfe Persique une lettre que je conserve
comme un précieux souvenir. Elle était de Vincent sur le papier à
lettre du Minto.
En terminant, il disait :
... Nous expions nos
péchés dans le coin le plus chaud et le plus exécrable du
monde, mais le commandant et moi ne regrettons rien, car il nous
eût été trop douloureux de terminer où l'honneur prime tout, en
laissant accomplir une chose injuste... peut-être une
infamie.
Je ne sais pas où sont actuellement ces deux
hommes de cœur, mais s'ils lisent un jour mon livre qu'il leur
porte l'hommage de mon amitié fidèle et de toute ma
reconnaissance.
Je leur dois la vie, et mes enfants, eux aussi,
garderont ces deux noms dans leur cœur.
1 Yaouled: mot incorrect par
lequel les Européens désignent un jeune indigène: un c Yaouled et
qui vient de Ya Ouled (dis donc, enfant!) par quoi on
interpelle.
2 Fissa : vite.
3 Le Fat el-Rahman, en plus de sa grande voile et de son
artimon, avait un foc, ce qui n'existe sur aucun boutre de la
région, ce qui est par conséquent un signalement très net.