XII
LA NOYADE
« Le bateau grandissait à vue d'œil avec un homme en vigie sur le mât. Nous étions aperçus; bientôt on allait nous prendre. Il fallait se résigner à l'inévitable.
« Tout à coup je compris à la couleur de l'eau que le courant, les vagues et le vent nous portaient sur le récif de Sintyan. Peut-être pourrons-nous, grâce à notre faible tirant d'eau, y pénétrer, assez loin, avant d'échouer, pour mettre une distance respectable entre nous et le sambouc, car, lui, ne pourra approcher les eaux de ce récif sans se mettre en perdition.
« Mais, hélas ! une tête de roche, en eau profonde, vint ruiner ce faible espoir. Notre barque heurta et, d'un seul coup, s'ouvrit en deux, restant prise sur le roc.
« En quelques minutes, le sambouc était sur nous à trois encablures. Il mit en panne, et deux pirogues arrivèrent pour nous recueillir.
« Un seul des Gallas manquait : il s'était noyé. Les deux matelots dankalis racontèrent ce qui s'était passé et quel avait été mon rôle.
« On nous lia les mains derrière le dos et on nous entassa pêle-mêle au fond du sambouc.
« J'étais sans volonté et incapable de penser, comme si j'avais épuisé toute mon énergie dans cette folle entreprise que j'allais payer bientôt d'un cruel châtiment.
« Comme le bateau penchait sous la force du vent, je pouvais voir par moment au-desus du plat-bord la mer et l'horizon et je me cramponnais à l'espoir insensé de l'arrivée d'un garde-côte.
« Tout le jour le navire tira des bordées pour regagner dans le vent ce que lui avait fait perdre notre poursuite. La nuit vint, je calculai que le jour suivant nous arriverions à Doubab, et je pensais aux atroces supplices qu'on inflige aux esclaves pour les fautes graves, et la mienne était un crime sans précédent!
« L'idée me vint de me jeter à la mer à la faveur de la nuit; avec des bras attachés, je serais vite noyé! Tandis que je m'efforçais de m'habituer à cette idée pour avoir le courage d'en finir, je vis deux feux blancs apparaître au large : un vapeur venait sur nous.
« Il n'y avait à cela rien d'étonnant dans le milieu de la mer Rouge, où les cargos se succèdent sans interruption. Cependant nous étions bien près de la côte d'Arabie pour être encore sur la route des vapeurs...
« Brusquement une lueur vive m'aveugla, et notre voile, éclairée en plein, sembla lumineuse. Puis nous retombâmes dans l'ombre abandonnés par ce bras de feu balayant le ciel et la mer. C'était un patrouilleur italien de la base d'Assab. Nous n'avions pas été vus, puisque le projecteur ne s'était pas arrêté sur nous; mais le navire approchait rapidement et, si nous tombions encore une fois sous sa lumière, il pourrait nous apercevoir.
Le nacouda et l'équipage semblèrent affolés. Vite la voile fut amenée pour nous rendre moins visibles. Je pensai, à part moi, que notre coque peinte en blanc était encore bien suffisante pour refléter l'éclat du projecteur et il me vint un espoir de salut.
« Une seconde fois, le projecteur lança ses rayons qui tombèrent sur nous et s'y attardèrent quelques secondes. Tout l'équipage s'aplatit sur le pont, mais le pinceau lumineux nous abandonna encore, fouilla la mer dans d'autres directions, puis revint sur nous et, cette fois, y demeura fixé, nous enveloppant de sa manière blanche. On nous avait vus.
« Alors, fébrilement, on étendit sur nos têtes une toile à voile très lourde et épaisse comme du cuir. On la fixa tout autour sur le vaigrage avec de solides garcettes.
« Je frémis, car je venais de comprendre ce qui allait se passer. Nous allions couler bas avec le navire pour faire disparaître le corps du délit que constituait notre présence; il aurait entraîné une condamnation aux galères pour le nacouda et tout l'équipage. On nous sacrifiait avec le bateau pour échapper aux sévérités de la loi.
« Mes compagnons, eux, ne pouvaient pas comprendre. Je dis à celui qui était auprès de moi de ronger avec ses dents la corde qui me liait les mains. Aurait-il le temps?...
« J'entendis jeter les pirogues à la mer, puis de grands coups sourds ébranlèrent la coque. Aussitôt l'eau envahit nos jambes, battant d'un sinistre ressac le fond de cette cale obscure.
« Nous ne pouvions pas nous tenir droit à cause de la toile étendue sur nos têtes. L'eau montait toujours. Les hommes hurlaient, se bousculaient et déjà se noyaient les uns les autres. Celui qui avait commencé à ronger mes liens, bien entendu, ne pensait plus maintenant qu'à lui.
« Tout à coup, je sentis basculer le navire. J'emplis d'air ma poitrine par une habitude de plongeur, et tout de suite l'eau noire coupa net la clameur d'agonie de tous ces malheureux...
« Sous l'effort désespéré de ma lutte contre l'asphyxie, mes liens, sans doute endommagés par les dents de mon camarade et mouillés, se rompirent. Ma tête vint buter contre la coque renversée, et je me trouvai emprisonné dans une poche d'air.
« Autour de moi, les agonisants se cramponnaient à mon corps et mordaient comme des bêtes enragées. Je dus en étrangler un qui me gênait avec sa tête pour profiter seul de la poche d'air à laquelle je devais quelques minutes de vie. Je ne pouvais songer à chercher une issue à cause de tous ces corps convulsés qui ne voulaient pas mourir et qui s'agrippaient à moi, car beaucoup s'étaient libérés de leurs liens que l'eau avait rendus glissants.
« Enfin la mort peu à peu fit le calme; alors, entre ces corps maintenant inertes, flasques et flottant entre deux eaux, je cherchai, mais en vain, une issue hors de la voile.
« Deux fois, je faillis ne plus retrouver la poche d'air, car elle diminuait rapidement.
« Je n'osais plus bouger, de peur de perdre cette bulle d'air où étaient concentrés les derniers instants de ma vie.
« Ma tête touchait le bois, l'eau me venait au menton.

« Soudain je sentis les cadavres qui se pressaient contre moi s'écarter et, à coups de pied, je pus les chasser vers le fond : notre prison venait de s'ouvrir. Le mât, arraché de son emplanture, avait déchiré la toile dans son mouvement pour remonter à la surface.
« Aussitôt je plongeai et je reparus à l'air libre, le long de la coque du sambouc chaviré, dont la quille seule émergeait.
« J'aperçus au loin les feux du garde-côte qui avait dû poursuivre et arraisonner les pirogues. Il ne s'était pas inquiété du navire, le croyant coulé. L'espoir me vint cependant quand je vis les rayons du projecteur fouiller encore une fois la nuit. Par deux fois, la lumière aveuglante passa sur moi, mais mon corps noir était, à cette distance, une si petite chose qu'on ne me vit pas.
« Le vapeur reprit sa route, et bientôt ses lumières disparurent dans la nuit.
« Deux jours sont passés et j'allais me laisser mourir quand Dieu a voulu que je sois sur ta route.. »