XXIX
LA MORT DU NAVIRE
J'ai devant moi la côte d'Afrique, la pointe de Rakmat, que je compte atteindre vers les quatre heures trente du soir. En consultant la carte, je vois que, sous le vent de ce cap, les fonds sont de sable et corail avec des profondeurs de neuf mètres. J'espère que la mer y sera plus plate et permettra de virer de bord plus aisément. A mesure que nous approchons de la côte, l'eau se trouble et devient jaunâtre. Malgré cela, la sonde ne me donne pas le fond. D'ailleurs je suis encore à plus de huit milles de terre.
Vers quatre heures, la pointe de Rakmat commence à nous abriter. La mer, toujours trouble, est plus calme, mais, cependant, encore assez houleuse. Le vent mollit : la sonde donne dix mètres. Il est temps de virer. Je laisse mon thé, que le mousse vient d'apporter, et je commande la manœuvre. Mais le vent est mou, le navire manque à virer. Je lui redonne de la vitesse en laissant porter; mais, encore une fois, il manque son évolution. On dirait qu'une main mystérieuse s'acharne à me tenir le cap vers la terre. Mieux vaut alors de virer lof pour lof, car, malgré les indications rassurantes de la carte, où ne figure aucun danger, j'ai quelque malaise à évoluer par neuf mètres de fond dans des eaux troubles...
Quand le navire a terminé son évolution vent arrière, je mets le cap dans le vent pour faire étarquer les écoutes.
Au moment où je laisse un peu porter pour reprendre de l'erre tribord amures, le mousse crie à l'avant :
Zeima Hari! (Le bateau est échoué !)
Personne, cependant, n'a senti le moindre choc; mais ce cri nous galvanise! D'un bond, je suis à l'avant : la sonde donne neuf mètres. Je cours alors à l'arrière... mais, à mi-chemin, j'ai le souffle coupé : j'entends dans la cale le bruit sourd de l'eau battant comme un lugubre ressac les flancs intérieurs du navire. Par le rouf de ma cabine, je vois une langue d'eau noire poindre à tribord et, d'un seul coup, recouvrir tout le plancher.
Je comprends que tout est perdu : nous coulons avec une rapidité foudroyante! L'eau est déjà au ras des dalots et les passagers arabes clament : « Ya Allah ! Ya Allah ! » comme un cri de mort, en levant les mains au ciel. J'essaie de jeter le chargement de pont au-dessus bord, mais l'eau inonde en quelques secondes, et les vagues emportent tout.
Cependant, le bateau n'enfonce plus. Il s'est assis sur une roche qui a pénétré comme un gigantesque coin. Seule la dunette et une partie du gaillard d'avant émergent.
Un éclat de rire nerveux me secoue devant cette désolation : c'est le combattant vaincu, réduit à l'impuissance, mais qui ne veut pas se rendre. Il rit à la face de l'adversaire en mépris du coup de grâce qu'il va recevoir... J'ai le sentiment que, pour moi, tout vient de finir, que je dois disparaître avec mon navire. Cela me paraît naturel et me donne une parfaite sérénité dans le désespoir, comme une anesthésie morale.
Je rabroue brutalement mon pauvre Abdi qui s'acharne à plonger dans le désarroi de la cabine pour sauver quelques-uns de mes objets personnels, pour lui sacrés! A quoi bon, je suis détaché de tout. Je veux même que tout s'engloutisse pour effacer à jamais la réalité de ce cauchemar!
Trois minutes ont suffi pour anéantir une année de labeur, d'âpre lutte et de sacrifices. Chaque pièce de bois, qui maintenant se brise et se tord, est née à sa forme sous mes yeux : il me semble que je l'ai créée en façonnant le tronc d'arbre apporté de la montagne.
Les grands clous de fer forgé et toutes les ferrures ont jeté devant moi leurs étincelles sur l'enclume sonore.
Je revois, sur la plage d'Obock, le grand vaisseau de bois neuf, dressé sur ses épontilles, comme un insecte qui attend ses ailes.
Je revois le chantier qui s'éveille dans le matin clair, tout doré du soleil qui monte de la mer. Les charpentiers font retentir le bois sous leurs marteaux. L'enclume jette ses notes claires dans le chant des coolies stridents...
La coque blonde semble naître de cette activité joyeuse : elle précise chaque jour ces lignes harmonieuses et fuyantes que des millénaires d'efforts d'adaptation ont fixé comme des formes animales. Ces courbes gracieuses évoquent la lutte future avec la mer et les envolées légères sur les lames qui passeront sans frapper sous le fuseau des œuvres vives...
A ce grand corps immobile, j'ai donné la vie avec ces ailes de toile blanche qui prendront au vent la force et le mouvement. Docile, le navire m'a obéi quand je tenais sa barre comme la main d'un ami qui dompte pour moi ces deux forces alliées : le vent et la mer...
Maintenant tout est anéanti : il reste ce spectre de détresse et de mort : l'épave 1
C'est le colosse vaincu par surprise. La mer s'acharne à le détruire, et une longue plainte d'agonie, modulée au mouvement de la houle, monte de tout ce grand corps qui meurt.
Après quelques secondes de cet état quasi hypnotique, je reprends le sens des réalités. Je songe aux miens qui m'attendent, à tous ceux qui sont là...
Je dois vivre.
Alors la poignante douleur d'un affreux déchirement me saisit aux entrailles : je vais abandonner mon navire...
***
Malgré tout, il faut agir puisque j'ai résolu de lutter. D'abord, sauver ces malheureux Arabes, maintenant résignés à leur sort, car, d'un instant à l'autre, l'épave peut se disloquer et s'engloutir avec tous ceux qu'elle porte.
La terre me semble distante de trois ou quatre milles. Un baril d'eau de cinquante litres et quelques menus objets de première nécessité sont embarqués en hâte dans le youyou avec six passagers. Chargés à couler, ils partent vers la terre, disparaissant par instants au creux des vagues.
Maintenant, la nuit tombe sur nous, sinistre et hallucinante. Le fantôme du vieux capitaine que j'ai chassé de son épave flotte sur toutes les choses imprécises qui se dressent dans l'ombre, sortant comme des membres brisés de la nappe mouvante de l'écume, ce linceul blanc qui couvre le naufrage.
Le navire, de plus en plus, grince de toutes parts. Les mâts ne sont plus dans l'axe, témoignant que la quille, cette échine robuste, vient de se rompre; je vois leur silhouette noire agiter sur le ciel les agrès rompus.
Où sont les belles voiles blanches, gonflées dans le soleil? Par instants, je crois rêver un atroce cauchemar, je vais peut-être m'éveiller au bruit de l'étrave taillant gaiement la mer bleue... Mais non, la réalité est bien là, brutale, et la main de fer du désespoir me prend au cœur et le broie.
L'embarcation revient; elle repart avec un autre chargement de passagers.
Le vent s'est calmé, mais le ciel se couvre : la nuit devient très noire; je crains que la barque ne puisse plus nous retrouver. J'espère cependant que les mâts seront assez visibles.
Tout à coup, Abdi se glisse contre moi : il me prend par le bras et, silencieux, d'un geste presque furtif, me montre la mer. Je regarde, l'eau est maintenant phosphorescente, et je vois des traînées lumineuses se tordre et se déployer : les requins 1
Le jus infect de ces peaux de bœuf les a attirés. Il y en a des centaines, de toutes les tailles. Mis en appétit par l'odeur de cet appât inaccessible, qu'ils sentent à travers les parois disjointes du navire, ils tournent autour de nous, se poursuivent et se dévorent entre eux. La moindre chose qui maintenant tombera à la mer sera leur proie immédiate.
Il ne faut plus songer à se sauver à la nage si l'épave achève de se briser. Je fais alors rassembler tous les espars, toutes les pièces de bois que je puis libérer et j'amarre le tout ensemble sur le pont. Ce radeau improvisé pourra devenir notre ultime salut contre la horde affamée qui nous guette. D'ailleurs, ce nouveau danger ne nous apporte aucune frayeur. Au point où nous en sommes, rien ne peut plus nous émouvoir : nous restons indifférents...
Cependant, la mer baisse. Je crains de plus en plus que la coque, moins soutenue par l'eau, ne se brise entièrement et que tout ne soit emporté par la mer.
L'embarcation revient pour la troisième fois : on change de rameurs. Abdi part avec Djober et les derniers passagers.
Je reste seul avec quatre hommes sur la dunette. Malgré la nuit très noire, l'embarcation pourra retrouver l'épave à cause des mâts encore debout. Personne ne parle. Notre petit groupe, comme des fantômes, semble faire partie de l'épave.
Toujours la plainte du navire monte dans la nuit, rythmée au balancement de la houle. Des grincements aigus, comme des cris, semblent répondre à des gémissements étouffés aux profondeurs de l'eau.
Un long craquement, d'abord sourd, part du fond du navire. La dunette où nous nous tenons serrés a un soubresaut, et, dans un fracas de planches brisées, de poutres éclatées, la mâture s'abat : le mât de misaine d'abord, le grand mât à sa suite... Le navire achève de mourir...
Les grincements se sont tus, et les requins font des remous en plongeant d'un puissant coup de queue dans la coque entrouverte. Notre radeau est pris sous les câbles d'acier des haubans; il ne faut plus espérer le dégager maintenant. La marée remonte peu à peu : les lames balaient ce qui reste du pont effondré. L'étrave a disparu, et ces affreux grincements reprennent, plus assourdis, leurs lamentations sinistres.
Les heures passent... La barque ne revient pas. Il doit être deux heures après minuit. Je pense que nous ne devons plus être visibles dans la nuit, maintenant que les mâts se sont abattus.
Impossible de faire un signal de feu. Alors, toutes les minutes, tous ensemble, nous poussons un long cri. Mais ce hurlement humain, cet appel désespéré, se perd sans écho dans la solitude et dans le vent...
Pourrons-nous tenir jusqu'au jour... Entre chaque cri, nous écoutons pour percevoir une réponse. Mais seule la plainte de l'épave se lamente dans la nuit, et la mer remplit l'espace de son bruissement immense.
Enfin, après un temps qui paraît très long dans cette nuit qui ne finit pas, il nous semble entendre des appels; puis les yeux de lynx de Kadigeta distinguent un point noir : c'est la barque! Depuis deux heures, elle erre sur la mer; les deux rameurs voulaient rentrer, croyant l'épave disparue et nous avec, mais Abdi a voulu rester jusqu'au jour, espérant, contre tout espoir, nous retrouver accrochés à des planches.
J'embarque le dernier, j'abandonne l'épave!... Rien ne pourra dire l'angoisse poignante et le déchirement de cet abandon!
La barque s'éloigne : j'entends encore gémir pour la dernière fois mon pauvre navire, et je vois disparaître dans la nuit le profil de sa forme arrière...
......





Ce n'est rien de périr avec son bateau, je le comprends clairement dans cette minute déchirante et je pense au vieux capitaine qui a préféré aller par le fond que de laisser son bateau s'engloutir seul.