XIII
SALIM MONTI
Je compris toute l'importance de cette affaire et
le parti que j'en pouvais tirer si je parvenais à établir que Salim
Monti était propriétaire du boutre qui avait amené par ruse les
infortunés Gallas en Arabie.
– Et maintenant que veux-tu faire? dis-je au
rescapé.
– Il sera fait selon ta volonté, tu m'as sauvé, je
suis ton serviteur.
– Veux-tu retourner dans ton pays?
Il garda le silence un instant comme un homme qui
ne voit pas clair en lui-même parce qu'il a perdu l'habitude de
s'interroger.
– Non, qu'irais-je y faire? J'ai été fou. Ma folie
a causé la mort de ces malheureux. Sans moi, ils auraient vécu
heureux comme des esclaves, car les esclaves sont plus heureux que
les paysans gallas!...
« Depuis vingt ans, où est ma famille? Je n'en ai
plus, je serais un étranger... Si je pouvais, je retournerais chez
mon maître, mais, maintenant, après ce que j'ai fait, je ne puis
plus y revenir.
« Garde-moi avec toi, car Dieu veut que je te
suive.
– Reste donc, tu feras partie de mon
équipage.
Et voilà comment Gabré est entré à mon
service.
Mon premier soin est de retrouver sur le récif de
Sintyan l'épave du boutre de Salim Monti; depuis deux jours il n'y
a pas eu de gros vents, peut-être la trouverons-nous encore.
Mon intention est de rechercher les papiers de
bord que les indigènes conservent dans une boite de fer-blanc
cylindrique pour les préserver de l'eau en cas d'incidents.
Nous approchons du récif par le nord et, grâce à
une petite brise assez favorable, nous en suivons l'accore
suffisamment visible aux heures de basse mer.
Nous comptons un grand nombre de vieilles
carcasses de navire dont les membrures couvertes de coquillages
sortent de l'eau comme les côtes de gigantesques squelettes.
Enfin un tableau arrière se profile et un peu plus
loin une étrave; c'est l'épave que nous cherchons.
Gabré et deux de mes hommes y vont à la nage. Ils
ont pied sur le récif. J'y vais à mon tour avec la pirogue.
Toutes les parties de l'épave qui émergent sont
couvertes de milliers de cafards.
A marée haute, la proue n'est pas immergée, et ce
refuge exigu suffit à toute la colonie de cancrelats qui s'y
entasse en grappe. Quand l'eau baisse, elle se répand sur les
parties découvertes et se nourrit du bois imprégné d'huile de
poisson.
Tandis que j'admire combien ces insectes sont
armés dans la lutte pour la vie, Gabré extrait un coffre engagé
sous le pont arrière.
Le couvercle est aussitôt défoncé, et nous y
trouvons le rouleau de fer-blanc traditionnel au milieu d'un amas
de choses indéfinissables.
J'emporte le tout tel quel à bord et là je procède
à un triage minutieux.
La boîte de fer contient la patente de départ
prise à Djibouti, avec l'énumération des hommes d'équi page et des
passagers qui devaient être vendus comme esclaves. L'eau a pénétré,
mais l'encre tient encore. Bien séché, le document sera
présentable.
Je trouve aussi des papiers dans un sachet de
cuir. Ce sont des lettres en arabe, mais tellement délavées que je
crains n'en pouvoir rien déchiffrer. Cependant, après séchage, des
phrases entières sont lisibles. Je ne suis pas assez familiarisé
avec la cursive abrégée de l'écriture arabe qu'on emploie dans la
correspondance ordinaire pour déchiffrer moi-même.
En arrivant à Djibouti, je vais trouver un jeune
Arabe, Abdou Banabila, employé à la poste, qui parle le français
très correctement, il a même un léger accent catalan qui donne à
son parler un cachet d'authenticité, une sorte de goût du terroir
tout à fait inattendu. Cependant il n'est jamais allé en France,
mais tout le personnel de la poste est originaire des
Pyrénées-Orientales; alors le jeune Abdou, élevé dans cette
ambiance, a pris l'accent, comme le caméléon prend la couleur du
milieu où il vit.
C'est un brave garçon très honnête et très sûr en
qui je puis avoir confiance. Il ne peut traduire que les lambeaux
de phrases respectées par l'eau; c'est un peu incohérent.
Il y a trois lettres :
Une adressée à un nommé Saïd Saleh, à Teis. J'y
relève le mot towachi (eunuque) et les
phrases incohérentes comme : restés à
Bati... impossible décider abane... honnme confiance pour
s'entendre... deux mille tallers...
Dans la seconde lettre, une seule phrase
lisible :
... Les mulets sont très
rares et chers, ceux que tu recevras devront être payés
à...
Tout le reste est illisible.
La troisième est adressée à son frère Saïd
Abdellah Monti.
J'y relève :
Après le salut... cinquante
fardes de dourah... à Aden avant... deux cents cossera dattes du
sambouc « el Bagera »...
Wali donnera permis... Kamaran...
Je conclus que les deux premières ont trait à des
affaires d'esclaves. La seconde me paraît relative au chargement
des dix Gallas embarqués à Djibouti, car le mot « mulet » est
toujours employé pour désigner les esclaves venant d'Afrique.
Quant à la troisième, il semble qu'il s'agisse
d'un chargement de marchandises destiné à la côte arabe pour lequel
le gouverneur d'Aden donnera ou a donné un permis.
Tout cela, en réalité, est bien peu de chose et
n'aurait guère de valeur en justice; mais ces éléments me
permettront de faire croire que je possède les documents intacts.
C'est le principal pour le moment.
Muni de ces renseignements, je vais voir Salim
Monti à neuf heures du soir après le Salat el Acha (prière du
soir). En bluffant, je pense en avoir raison sans peine.
Il est étendu sur de beaux tapis, entouré d'autres
Arabes. On mange le kat et on fume le narguilé.
Il m'invite à m'asseoir; on me fait place, et dans
sa face grasse à la peau huileuse, je vois le reflet d'un sourire
ironique assez dédaigneux.
– J'arrive de Doubab, dis-je, je t'apporte des
nouvelles de ton sambouc Fat
el-Keir.
– Je sais, Dieu est tout-puissant, et nous devons
nous soumettre à ce qui est écrit... On m'a télégraphié d'Assab que
l'équipage était sauvé et j'ai envoyé un wakil (fondé de pouvoir)
pour le rapatrier.
– C'est tout ce que tu sais?
– Je t'écoute si tu as d'autres
renseignements?...
– Pas grand-chose de plus, dis-je d'un air qui
signifiait le contraire, mais, puisque tu es si bien renseigné,
peut-être vaut-il mieux attendre que tu reçoives toi-même des
nouvelles plus détaillées?
Les assistants ont compris. Sans ostentation, ils
sortent les uns après les autres.
Je mange un peu de kat, je tire quelques bouffées
du narguilé en parlant du cours du café de Moka et du dourah blanc
du Yémen...
Après un quart d'heure, nous sommes seuls. Salim
Monti semble ne plus sourire. Il attend que je parle.
– O Salim, tu es mon ami comme je suis le tien, tu
as compris que, si je suis venu te voir, c'est que j'ai des choses
graves à t'apprendre.
Il reste impassible, fait ronronner sa pipe à eau
et me regarde comme un adversaire dont il attend l'attaque.
– Sommes-nous seuls? dis-je après un
silence.
Il fait « oui » d'un mouvement de paupières.
– Eh bien! si ton bateau a sombré, les esclaves
qui étaient dedans ne sont pas tous morts.
Il hausse les épaules et laisse tomber sur moi un
sourire écrasant de mépris en disant :
– Quelle est cette sotte histoire, on t'a raconté
une légende.
– On ne m'a pas raconté, j'ai recueilli en mer les hommes qu'on
avait attachés sous une toile pour les noyer.
La face de l'Arabe devient hideuse, décomposée par
la peur. Il parvient à ébaucher encore un sourire pénible à
voir.
– Si ton conte est vrai, il n'y a rien de commun
avec le naufrage de mon boutre. Il y en a tant qui portent des
esclaves !...
– Oui, mais voilà : ta patente et les trois
lettres que tu as envoyées sont entre leurs mains. Ne cherche pas à
nier l'évidence. Ces hommes seront demain matin chez le gouverneur,
et tu t'expliqueras avec la justice.
Salim est atterré, il me regarde avec des yeux de
batracien, fixes et sans expression.
– Mais si je veux, ajoutai-je après un temps, ils
ne parleront pas...
– Alors dis-moi ce que tu exiges, tu sais que je
ne suis pas riche...
– Assez! Il ne s'agit pas d'effacer le crime avec
de l'argent.
« Tu es payé par les Anglais pour m'espionner,
j'en ai les preuves écrites. Ne dis pas non, c'est perdre du
temps.
« Voici mes conditions :
« Si jamais les Anglais m'arrêtent en mer ou si
j'ai le moindre ennui sur la côte arabe entre Doubab et Kauka, ton
pays, je te dénonce et je donne toute ta correspondance adressée à
Saïd Saleh de Teis... et aux autres. Toutes ces lettres sont en
lieu sûr, car si je viens à mourir – on ne sait jamais..., n'est-ce
pas? – le testament qu'on ouvrira contient tous les renseignements
nécessaires pour qu'on les trouve.
« A toi de veiller!
– Mais, malheureux ! s'écria-t-il, comment
veux-tu que je puisse empêcher les Anglais de t'attraper un jour?
C'est une chose qui peut arriver sans que j'y sois pour rien... Si
encore je savais où tu vas... peut-être...
– Justement tu sauras, et tu donneras des
informations en conséquence. Ton sort est entre tes mains.
– Mais les lettres, tu peux me les rendre, elles
sont inutiles, puisque tu as les témoins.
– Je te les rendrai peut-être un jour..., pas
maintenant.
– J'ai confiance en toi, et tu peux te fier à moi,
car tu es un diable plus fort que le diable, et je serai ton
ami.
Il me prend la main et veut me la baiser en signe
de soumission. Je la retire d'un geste brusque.
Très sincèrement, cet homme m'admire parce qu'il
croit que je le tiens en mon pouvoir. J'ai été, croit-il, plus fort
que lui, alors il me respecte.
Quand on a roulé un Arabe ou qu'on s'est
cruellement vengé, il n'en garde pas rancune, au contraire. Il
admire parce qu'il craint et devient un serviteur dévoué tant qu'il
se sent dominé.
La bonté, la générosité ne sont pour lui que
faiblesses, et si, par bonne foi, on est victime de leur astuce, on
a droit qu'à leur mépris.
– Mais où sont les esclaves que tu as
sauvés?
– En lieu sûr, sois tranquille, et je puis
t'assurer que si tu tiens parole, ils ne viendront jamais à
Djibouti...
Je laisse Salim ruminer son kat sur ses tapis de
Perse en compagnie de son narguilé incrusté d'argent qui vient de
s'éteindre devant l'émotion de son maître.
Je suis assuré maintenant d'avoir non seulement
paralysé un ennemi redoutable, mais encore de m'en être fait un
auxiliaire occulte des plus précieux.