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L'EUNUQUE
« Peu de jours après mon arrivée, à l'heure où tous les hommes étaient partis travailler dans la plaine, on m'amena avec le petit Youssouf (c'était le nom du gamin que nous avions pris une nuit au village arroussi) dans une maison isolée, au milieu d'un quartier en ruine.
« Dans une pièce très sombre, sans fenêtres, un vieil homme était assis devant un monceau de feuilles de kat qu'il pilait dans un mortier de bois, parce qu'il n'avait plus de dents.
« D'autres hommes étaient assis tout au fond de l'espèce d'alcôve où se tenait le vieux; mais on les voyait à peine à cause du peu de jour que laissait passer la porte basse.
« On nous mit tout nus, Youssouf et moi, et on nous fit approcher du vieux qui nous examina tout en égrenant son chapelet. Il parla en langue argobba avec cheik Omar, puis, s'adressant à moi dans la langue de mon pays, il me demanda si j'avais connu les femmes. J'avais à ce moment douze ou treize ans et j'étais loin d'être pubère, mais, en dormant au milieu des esclaves chez mon premier maître abyssin, les femmes chancallas m'avaient appris les jeux qui se font la nuit. Alors, pour me vanter, je répondis : « Oui» d'un air assuré.
« Le vieux sorcier, car c'en était un, me palpa où il fallait, comme pour voir si je ne disais pas un mensonge. Puis il dit quelques mots, toujours en argobba, d'un air mécontent, et aussitôt on me renvoya à la maison.
« Je rentrai seul et un peu troublé de cet interrogatoire dont je ne comprenais pas le but.
« Le lendemain, je ne vis pas le petit Youssouf, et, quand je demandais aux femmes ce qu'il était devenu, elles me répondaient qu'il était malade.
« A partir de cette soirée, je fus traité plus durement et on m'envoya faire le pénible travail des corvées de bois avec d'autres esclaves de toutes les races. Il y en avait quinze ou vingt que je ne connaissais pas, et toujours des hommes armés nous suivaient quand nous allions hors du village.
« de compris alors que l'histoire du fusil et des cent tallers n'avait été qu'une ruse pour m'amener au loin. Et je me répétais la phrase ambiguë du vieil Abyssin : « Tu reviendras quand il te donnera cent tallers. »
« Hélas! j'étais bien certain maintenant qu'il ne me les donnerait jamais, et ma situation m'apparut bien triste, car j'étais devenu un esclave comme tous ces Chancallas à face de brutes!...
« Mes compagnons m'apprirent que nous partirions bientôt dans un autre pays, très loin, de l'autre côté d'un grand fleuve d'eau salée si large que les oiseaux d'un bord ne peuvent aller nicher sur l'autre.
« Je commençais à ne plus penser à mon petit camarade Youssouf, car plusieurs lunes avaient passé sans que j'entendisse parler de lui, et personne ne pouvait répondre à mes questions.
« Un jour, en rentrant de travailler dans les jardins de café du maître, j'eus la surprise de voir Youssouf assis sur une peau de bœuf à la place d'honneur de notre maison. J'eus une grande joie et je fus surpris de voir combien il avait engraissé et combien son teint s'était éclairci. Je lui demandai ce qu'il était devenu pendant ces trois mois. Il me répondit qu'il avait été malade, mais son air était si gêné que je compris qu'il me cachait quelque chose. A force de le presser de questions, il fondit en larmes et m'avoua qu'on l'avait châtré le lendemain du jour où je l'avais laissé chez le vieux sorcier.
« Il me montra ce qu'on avait fait de lui : plus rien. Il était devenu comme une femme. A peine voyait-on une cicatrice rose en forme de demi-lune...
« Je restais pétrifié et je sentis un frisson en pensant que si j'avais avoué que j'étais puceau peut-être serais-je comme lui à cette heure :
« – Tu as eu mal? lui demandai-je.
« – Non, car je ne savais pas ce qu'on m'avait fait. On m'avait d'abord soûlé avec un breuvage amer et la fumée d'une herbe.
« Quand je me suis éveillé, j'avais mal dans le bas du ventre et aux cuisses comme si l'on m'avait battu. Mais j'avais les mains et les pieds attachés, et une femme qui se tenait auprès de moi m'empêcha de lever la tête pour voir l'endroit qui me faisait souffrir.
« Le vieux arriva et me mit des herbes pilées où j'avais mal.
« J'avais soif, je criais pour avoir à boire, mais on ne me donnait rien. Quand j'ai voulu uriner, je ne le pouvais pas, et cependant j'endurais un martyre comme si mon ventre allait éclater. Alors, à force de supplier, la femme qui restait toujours à côté de moi alla chercher le sorcier. C'est à ce moment que j'ai compris ce qu'on m'avait fait. Il a retiré une cheville de bois et j'ai pu aussitôt me soulager.
« A partir de ce moment, on m'a nourri de miel et de viande crue qu'on me faisait avaler de force quand je n'en prenais pas assez.
« Pendant un mois, je suis resté les genoux attachés pour m'empêcher d'écarter les jambes. Je ne pouvais uriner qu'une fois par jour à cause de cette cheville de bois enduite de beurre qu'on laissait toujours en place jusqu'au moment où l'on me détachait les jambes pour changer les herbes de l'emplâtre. On me remettait chaque fois cette terrible cheville de bois après l'avoir plongée dans le beurre brûlant. C'est cela qui m'a fait le plus souffrir avec la soif terrible des premiers jours.
« Maintenant je suis guéri et je ne pense plus à rien. Seulement j'ai toujours envie de rester couché et de dormir. »
« Je demeurai muet de stupeur devant cette révélation. Plus tard, j'ai su, hélas! que ces choses se font couramment, mais l'opération elle-même est un secret jalousement gardé. Personne n'y assiste, pas même le patient, puisqu'on le tient endormi deux jours avec des plantes stupéfiantes parmi lesquelles il y a le etzafaris (datura stramonium). Il faut aussi que le sujet soit impubère et qu'il n'ait jamais excité ses sens par aucun attouchement : autrement il mourrait dans les trois jours.
« Le père de Youssouf avait vendu son fils en sachant très bien ce qu'on devait en faire; c'est pour cela qu'il avait touché une grosse somme d'argent.

« Nous partîmes peu après avec une caravane menée par des danakils qui nous conduisirent à travers les plaines herbeuses de l'Aouacha, les marais de l'Aoussa, puis dans les montagnes escarpées des Mabla et enfin nous arrivâmes, exténués de fatigue, à un village en bordure de la mer que je voyais pour la première fois. C'était Tadjoura.
« Nous restâmes plusieurs semaines campés dans une oasis de dattiers sous une chaleur torride, mais on nous prodiguait le lait, la viande et le beurre pour nous faire reprendre des forces.
« Enfin, une nuit, on nous mena à une petite plage isolée entre deux falaises, où deux petits bateaux, montés par des Arabes au teint clair, nous attendaient
« Après deux jours de traversée, nous débarquâmes sur la terre arabe qui allait être pour toujours notre nouvelle patrie, et là chacun suivit sa destinée avec son nouveau maître.
« Moi, je fus pris par le nacouda arabe d'un grand sambouc venu de Makalla. Il y avait cinquante hommes d'équipage, tous esclaves soudanais, et j'appris avec eux le métier de plongeur et de marin.