X
L'EUNUQUE
« Peu de jours après mon arrivée, à l'heure où
tous les hommes étaient partis travailler dans la plaine, on
m'amena avec le petit Youssouf (c'était le nom du gamin que nous
avions pris une nuit au village arroussi) dans une maison isolée,
au milieu d'un quartier en ruine.
« Dans une pièce très sombre, sans fenêtres, un
vieil homme était assis devant un monceau de feuilles de kat qu'il
pilait dans un mortier de bois, parce qu'il n'avait plus de
dents.
« D'autres hommes étaient assis tout au fond de
l'espèce d'alcôve où se tenait le vieux; mais on les voyait à peine
à cause du peu de jour que laissait passer la porte basse.
« On nous mit tout nus, Youssouf et moi, et on
nous fit approcher du vieux qui nous examina tout en égrenant son
chapelet. Il parla en langue argobba avec cheik Omar, puis,
s'adressant à moi dans la langue de mon pays, il me demanda si
j'avais connu les femmes. J'avais à ce moment douze ou treize ans
et j'étais loin d'être pubère, mais, en dormant au milieu des
esclaves chez mon premier maître abyssin, les femmes chancallas
m'avaient appris les jeux qui se font la nuit. Alors, pour me
vanter, je répondis : « Oui» d'un air assuré.
« Le vieux sorcier, car c'en était un, me palpa où
il fallait, comme pour voir si je ne disais pas un mensonge. Puis
il dit quelques mots, toujours en argobba, d'un air mécontent, et
aussitôt on me renvoya à la maison.
« Je rentrai seul et un peu troublé de cet
interrogatoire dont je ne comprenais pas le but.
« Le lendemain, je ne vis pas le petit Youssouf,
et, quand je demandais aux femmes ce qu'il était devenu, elles me
répondaient qu'il était malade.
« A partir de cette soirée, je fus traité plus
durement et on m'envoya faire le pénible travail des corvées de
bois avec d'autres esclaves de toutes les races. Il y en avait
quinze ou vingt que je ne connaissais pas, et toujours des hommes
armés nous suivaient quand nous allions hors du village.
« de compris alors que l'histoire du fusil et des
cent tallers n'avait été qu'une ruse pour m'amener au loin. Et je
me répétais la phrase ambiguë du vieil Abyssin : « Tu
reviendras quand il te donnera cent tallers. »
« Hélas! j'étais bien certain maintenant qu'il ne
me les donnerait jamais, et ma situation m'apparut bien triste, car
j'étais devenu un esclave comme tous ces Chancallas à face de
brutes!...
« Mes compagnons m'apprirent que nous partirions
bientôt dans un autre pays, très loin, de l'autre côté d'un grand
fleuve d'eau salée si large que les oiseaux d'un bord ne peuvent
aller nicher sur l'autre.
« Je commençais à ne plus penser à mon petit
camarade Youssouf, car plusieurs lunes avaient passé sans que
j'entendisse parler de lui, et personne ne pouvait répondre à mes
questions.
« Un jour, en rentrant de travailler dans les
jardins de café du maître, j'eus la surprise de voir Youssouf assis
sur une peau de bœuf à la place d'honneur de notre maison. J'eus
une grande joie et je fus surpris de voir combien il avait
engraissé et combien son teint s'était éclairci. Je lui demandai ce
qu'il était devenu pendant ces trois mois. Il me répondit qu'il
avait été malade, mais son air était si gêné que je compris qu'il
me cachait quelque chose. A force de le presser de questions, il
fondit en larmes et m'avoua qu'on l'avait châtré le lendemain du
jour où je l'avais laissé chez le vieux sorcier.
« Il me montra ce qu'on avait fait de lui :
plus rien. Il était devenu comme une femme. A peine voyait-on une
cicatrice rose en forme de demi-lune...
« Je restais pétrifié et je sentis un frisson en
pensant que si j'avais avoué que j'étais puceau peut-être serais-je
comme lui à cette heure :
« – Tu as eu mal? lui demandai-je.
« – Non, car je ne savais pas ce qu'on m'avait
fait. On m'avait d'abord soûlé avec un breuvage amer et la fumée
d'une herbe.
« Quand je me suis éveillé, j'avais mal dans le
bas du ventre et aux cuisses comme si l'on m'avait battu. Mais
j'avais les mains et les pieds attachés, et une femme qui se tenait
auprès de moi m'empêcha de lever la tête pour voir l'endroit qui me
faisait souffrir.
« Le vieux arriva et me mit des herbes pilées où
j'avais mal.
« J'avais soif, je criais pour avoir à boire, mais
on ne me donnait rien. Quand j'ai voulu uriner, je ne le pouvais
pas, et cependant j'endurais un martyre comme si mon ventre allait
éclater. Alors, à force de supplier, la femme qui restait toujours
à côté de moi alla chercher le sorcier. C'est à ce moment que j'ai
compris ce qu'on m'avait fait. Il a retiré une cheville de bois et
j'ai pu aussitôt me soulager.
« A partir de ce moment, on m'a nourri de miel et
de viande crue qu'on me faisait avaler de force quand je n'en
prenais pas assez.
« Pendant un mois, je suis resté les genoux
attachés pour m'empêcher d'écarter les jambes. Je ne pouvais uriner
qu'une fois par jour à cause de cette cheville de bois enduite de
beurre qu'on laissait toujours en place jusqu'au moment où l'on me
détachait les jambes pour changer les herbes de l'emplâtre. On me
remettait chaque fois cette terrible cheville de bois après l'avoir
plongée dans le beurre brûlant. C'est cela qui m'a fait le plus
souffrir avec la soif terrible des premiers jours.
« Maintenant je suis guéri et je ne pense plus à
rien. Seulement j'ai toujours envie de rester couché et de dormir.
»
« Je demeurai muet de stupeur devant cette
révélation. Plus tard, j'ai su, hélas! que ces choses se font
couramment, mais l'opération elle-même est un secret jalousement
gardé. Personne n'y assiste, pas même le patient, puisqu'on le
tient endormi deux jours avec des plantes stupéfiantes parmi
lesquelles il y a le etzafaris (datura stramonium). Il faut aussi
que le sujet soit impubère et qu'il n'ait jamais excité ses sens
par aucun attouchement : autrement il mourrait dans les trois
jours.
« Le père de Youssouf avait vendu son fils en
sachant très bien ce qu'on devait en faire; c'est pour cela qu'il
avait touché une grosse somme d'argent.
« Nous partîmes peu après avec une caravane menée
par des danakils qui nous conduisirent à travers les plaines
herbeuses de l'Aouacha, les marais de l'Aoussa, puis dans les
montagnes escarpées des Mabla et enfin nous arrivâmes, exténués de
fatigue, à un village en bordure de la mer que je voyais pour la
première fois. C'était Tadjoura.
« Nous restâmes plusieurs semaines campés dans une
oasis de dattiers sous une chaleur torride, mais on nous prodiguait
le lait, la viande et le beurre pour nous faire reprendre des
forces.
« Enfin, une nuit, on nous mena à une petite plage
isolée entre deux falaises, où deux petits bateaux, montés par des
Arabes au teint clair, nous attendaient
« Après deux jours de traversée, nous débarquâmes
sur la terre arabe qui allait être pour toujours notre nouvelle
patrie, et là chacun suivit sa destinée avec son nouveau
maître.
« Moi, je fus pris par le nacouda arabe d'un grand
sambouc venu de Makalla. Il y avait cinquante hommes d'équipage,
tous esclaves soudanais, et j'appris avec eux le métier de plongeur
et de marin.