II
LE BANC DE FABZAN
Pendant trois jours, nous cherchons notre route
dans le dédale de hauts fonds et de récifs que les eaux calmes de
l'archipel Dahlak recouvrent de leur surface unie, toute brodée de
vert, de violet et de bleu. Puis c'est la mer libre avec la houle
des grands fonds.
Nous croisons des vapeurs, de luxueux paquebots
qui suivent tous la même route, entre Périm et Suez. Ils ignorent
tout de cette mer prestigieuse dont ils voient seulement quelques
phares sur de rares îlots, jalonnant leur route toujours hors de
vue des deux rives.
Le quatrième jour, les premiers récifs annoncent
le banc de Farzan.
Ce sont d'abord des pâtés de roche isolés, taches
jaunes ou violettes sur la mer bleue.
Il faut veiller. Que ferai-je cette nuit dans ces
eaux semées d'écueils, quand ils seront invisibles?
Il faut trouver un mouillage, mais il n'y en a pas
en vue. Mieux vaudrait revenir au large. Mais il y a deux heures
déjà que je suis engagé dans ces eaux malsaines, et le vent
tombe... Je n'en serai jamais sorti avant la nuit! je continue donc
résolument vers l'intérieur du banc, espérant un écueil assez large
pour y jeter l'ancre.
Le soleil va se coucher, et nous sommes depuis
assez longtemps dans une région saine où je ne vois plus apparaître
aucune tache révélant des roches. J'ai fait comme le héron qui
attendait toujours mieux; maintenant, je ne trouve plus rien pour
fixer mon ancre. La nuit arrive. Un homme est dans la mâture, mais
il ne voit rien venir...
Le vent du nord se lève et menace de souffler
grand frais cette nuit. Le navire est à sec de toile, en dérive au
gré des courants. La houle se fait, la nuit est opaque, et je sais
que des écueils sont autour de nous, cachés dans cette eau
sombre!...
Le vent fraîchit. De mauvais nuages avalent les
étoiles, la mer se creuse, car les écueils dont le banc est semé ne
protègent nullement de la houle qui passe dessus sans briser.
Il n'y a qu'à accepter la situation, en se
cramponnant au peu d'espoir qu'elle comporte. J'ai constaté cet
après-midi que la plupart de ces roches sous-marines sont couvertes
d'assez d'eau pour être sans danger. Nous avons des chances de
passer sans le savoir sur une ou plusieurs avant de rencontrer
celle qui nous sera fatale.
Je mouille donc notre ancre avec un maillon de
chaîne – c'est-à-dire seize mètres de longueur – après y avoir fixé
une vergue de rechange et tous les épars disponibles. Cela
constitue ce qu'on appelle une ancre flottante. Elle nous permet de
faire tête à la mer, tout en dérivant plus lentement. J'escompte
qu'avec l'ancre ainsi immergée à douze ou quinze mètres, si nous
passons sur une roche sans échouer, elle s'y fixera et arrêtera
notre marche périlleuse d'aveugle.
Le navire marche maintenant en culant. Nous sommes
tous à l'arrière, penchés sur la mer avec des gaffes prêtes, pour
nous donner l'illusion que nous pourrions faire quelque chose si
une roche surgissait. Cette tension d'esprit est préférable à
l'angoisse passive du condamné qui attend.
J'ai fait dégager sur le pont tout ce qui doit
être sauvé, en cas de malheur, car, s'il vient à toucher, le bateau
coulera en moins de cinq minutes.
Un tonnelet d'eau, des dattes et les armes sont
placés dans le houri (pirogue) ; je n'ai pas d'embarcation de
sauvetage. Un vague radeau improvisé avec tout ce qui peut flotter
aidera à nous porter tous.
Ces dispositions prises, il n'y a qu'à attendre ce
que le sort a décidé qu'il adviendra de nous.
Personne ne parle. Le temps ne chiffre plus. Seule
la préoccupation présente existe.
Tout à coup, un choc brusque ébranle le navire.
L'ancre s'est accrochée. Nous sommes sauvés, mais il me faut un
instant pour reprendre mon haleine après ce choc nerveux.
Il est deux heures du matin. Abdi plonge et
constate que l'ancre est bien prise sur un pâté de madrépore, sous
quatre mètres d'eau. Nous étions passés dessus, dans l'obscurité,
sans rien voir.
Nous appareillons dès le jour, et je vois, à
quelques encablures de notre roche providentielle, un récif presque
à fleur d'eau, où nous aurions trouvé notre fin si la malchance
nous avait mis cinq cents mètres plus au sud.
Vers huit heures du matin, je distingue une terre
que je crois être la pointe nord de l'île Farzan Kébir, grande île
séparée de sa voisine, Farzan Zékir, par un long détroit que je
voudrais explorer pour atteindre le village de Séguid, situé au sud
de l'île Zékir.
Je fais donc route nord pour doubler la pointe de
l'île Kébir et je débouche dans la grande baie de Ketoub où s'ouvre
le détroit.
Je rencontre là le calme plat, et la passe que je
voudrais explorer s'étend vers le sud comme un grand lac. Pas un
souffle d'air ne pénètre entre ces deux terres basses et, au loin,
dans l'air chaud qui fait vibrer les images, des bosquets de
palmiers semblent flotter dans le ciel.
Je redoute les calmes prolongés entre ces terres
surchauffées, et je me décide à contourner la longue presqu'île de
Farzan Zékir pour atteindre Séguid par l'extérieur.
Là, les fonds sont très faibles, variant entre
trois et cinq mètres. Il faut y naviguer à vue avec un homme en
vigie dans la mâture. L'eau, très transparente, me donne par
moments l'illusion de survoler une forêt fantastique de coraux
multicolores.
C'est grâce aux calmes qui règnent dans l'archipel
de Farzan que les eaux conservent cette belle transparence
indispensable au travail des plongeurs.
Nous apercevons un grand nombre de barques pêchant
la nacre et les huîtres perlières, dites « bilbil », mais elles
s'éloignent à notre approche, faisant force de rames malgré tous
les signes que de loin nous leur faisons pour les rassurer.
Il faut savoir, pour comprendre leur attitude, que
dans ces régions la piraterie et le pillage y sont choses communes.
Ce genre d'industrie est pratiquée surtout par les Arabes de la
côte, entre Moka et Hodeidah, dits Zaranigs, nom sans doute dérivé
de celui des barques qu'ils montent : les zarougs... à moins que ce soit le contraire... Ce
sont de petits voiliers très fins, extrêmement rapides et sans
lest. L'équipage, par une manœuvre spéciale, maintient l'équilibre
du navire en faisant contrepoids à l'effort du vent. Ces navires
légers ne jaugent guère plus de quatre à cinq tonnes et sont montés
généralement par sept ou huit hommes armés de fusils Gras ou de
carabines Mauser à répétition.
Il est rare, cependant, qu'ils fassent usage de
ces armes autrement que pour intimider.
Quand ils surprennent un honnête voilier marchand,
ils se contentent de transborder sa cargaison, mais ils lui
laissent toujours de quoi subsister. Le fatalisme musulman aidant,
les choses se passent sans éclat d'autant plus aisément que le
nacouda 1 et l'équipage
du navire piraté ne sont pas, en
général, propriétaires du chargement et que le fret a été payé
d'avance par le chargeur.
Mais souvent il arrive que ces pirates, entraînés
loin de leurs bases, se trouvent à court d'eau et de provisions.
Ils s'emparent alors de celles du premier navire qui leur tombe
sous la main. En général, les samboucs de plongeurs ont des
réserves pour plusieurs mois, et quand, dans la journée, tout leur
équipage est parti pêcher au loin sur les pirogues, il ne reste à
bord que le vieux séring2 et les mousses, ribambelle de négrillons de cinq
et dix ans, apprentis plongeurs sans aucune valeur militaire.
Ce sont alors, pour les Zaranigs, des proies
faciles.
C'est pourquoi notre navire, très bas sur l'eau et
voilé en coursier, inspire de vives inquiétudes à ces paisibles
pêcheurs.
Nous longeons le chapelet des îlots Akbein, tables
de corail dont quelques-unes ont seulement une encablure de
diamètre. Elles surplombent la mer par une demi-voûte élevée de
trois ou quatre mètres. Cette façon de corniches est entaillée par
places de petites plages de sable blanc plus ou moins longues.
C'est là que le soir les pêcheurs isolés tirent leurs pirogues au
sec, car souvent des barques de pêche, trop petites pour contenir
le nombre de pêcheurs embarqués, en laissent une partie sur des
îles où ils travaillent seuls avec une pirogue. La barque vient de
temps en temps leur porter un peu d'eau et quelques vivres.
Le soir, nous mouillons près de l'entrée de la
baie de Séguid, car la chute rapide du jour ne nous permet pas de
continuer notre navigation entre les récifs.